Accueil > Histoire > Histoire générale > Goulag, une histoire
Bonnes feuilles
Goulag, une histoire
vendredi 3 octobre 2008
Et le destin rendit tout le monde égal
Hors des limites de la loi
Fils de koulak ou chef rouge
File de pope ou commissaire !
Ici, toutes les classes étaient égales
Tous les hommes étaient frères, tous codétenus,
Tous flétris comme traîtres !
Alexandre Tvardovski, Par droit de mémoire [1]
Voici une histoire du Goulag : l’histoire de l’immense réseau de camps de travail jadis épars à travers toute l’Union soviétique, des îles de la mer Blanche aux côtes de la mer Noire, du cercle arctique aux plaines d’Asie centrale, de Mourmansk à Vorkouta et au Kazakhstan, du centre de Moscou aux faubourgs de Leningrad. Littéralement, le mot GOULAG est un acronyme, qui signifie Glavnoe Oupravlenie Laguereï, soit Direction générale des camps. Avec le temps, il en est venu à désigner non seulement l’administration des camps, mais aussi le système soviétique de travail forcé dans toute la diversité de ses formes : camps de travail, camps de châtiment, camps criminels et politiques, camps pour enfants, camps de transit. Et même, plus largement, « Goulag » a fini par désigner le système répressif soviétique lui-même, l’ensemble des procédures que les détenus appelaient le « hachoir à viande » : les arrestations, les interrogatoires, le transport dans des fourgons à bestiaux non chauffés, le travail forcé, la destruction des familles, les années d’exil, les morts prématurées et inutiles.
Le Goulag a eu des précédents dans la Russie tsariste, dans les brigades de travail forcé qui s’activèrent en Sibérie du XVIIe au début du XXe siècle. C’est immédiatement après la Révolution russe ou presque qu’il a pris sa forme moderne et plus familière pour devenir partie intégrante du système soviétique. La terreur massive contre des adversaires réels ou prétendus, a été dès le début un aspect de la Révolution. Dès l’été de 1918, Lénine, le chef de la Révolution, avait déjà exigé que tous les « éléments peu sûrs » fussent enfermés dans des camps de concentration à l’extérieur des grandes villes [2]. Tout un chapelet d’aristocrates, de marchands et autres « ennemis » en puissance furent dûment emprisonnés. En 1921, on dénombrait déjà quatre-vingt-quatre camps dans quarante-trois provinces, le plus souvent destinés à « réhabiliter » ces premiers ennemis du peuple.
A compter de 1929, les camps prirent un autre sens. Cette année-là, Staline décida de recourir au travail forcé afin d’accélérer l’industrialisation de l’Union soviétique et d’extraire les ressources naturelles du Grand Nord, à peine habitable. Cette même année, la police secrète commença aussi à prendre le contrôle du système pénal soviétique, pour enlever peu à peu à l’appareil judiciaire les camps et les prisons du pays. Grâce aux arrestations massives des années 1937 et 1938, les camps entrèrent dans une période d’expansion rapide. A la fin des années 1930, on en trouvait dans les douze fuseaux horaires du pays.
Contrairement à une idée répandue, le Goulag n’a pas cessé de croître dans les années 1930. Bien au contraire, il a continué de se développer tout au long de la Seconde Guerre mondiale et dans les années 1940, pour atteindre son apogée au début des années 1950. A cette époque, les camps avaient fini par jouer un rôle central dans l’économie soviétique. Ils produisaient un tiers de l’or du pays, une bonne partie de son charbon et de son bois d’œuvre, et une grosse quantité de tout le reste ou presque. Au cours de l’existence de l’Union soviétique, au moins 476 complexes virent le jour, consistant en plusieurs milliers de camps, qui contenaient chacun de quelques centaines à plusieurs milliers de détenus [3]. Travaillant dans presque tous les secteurs possibles et imaginables – exploitation du bois, mines, construction, industrie, fermes, aéronautique et artillerie – les détenus vivaient en fait dans un pays à l’intérieur du pays, presque une civilisation séparée. Le Goulag avait ses lois, ses coutumes, sa morale et même son argot. Il engendra sa littérature, ses vilains et ses héros, et imprima sa marque à tous ceux qui y sont passés, détenus ou gardes. Des années après leur libération, les habitants du Goulag étaient souvent capables de reconnaître « à leur regard » les anciens internés qu’ils croisaient dans la rue.
Ces rencontres étaient fréquentes, tant le renouvellement de la population était important. Si les arrestations étaient incessantes, il y avait aussi des libérations. Des prisonniers étaient libérés parce qu’ils avaient purgé leur peine, parce qu’ils étaient autorisés à s’enrôler dans l’armée rouge, parce qu’ils étaient invalides, à moins que ce ne fussent des femmes avec des enfants en bas âge ou des captifs promus gardes. De ce fait, l’effectif total des prisonniers tourna généralement autour de deux millions, mais le nombre total de citoyens soviétiques qui firent l’expérience des camps, en tant que prisonniers politiques ou droit commun, est bien plus élevé. De 1929, année où le Goulag amorça sa grande expansion, à 1953, date de la mort de Staline, dix-huit millions de personnes, suivant les meilleures estimations, étaient passées par ce système de grande ampleur. Six autres millions environ avaient été exilées, déportées dans les déserts kazakhs ou les forêts sibériennes. Tenus par la loi de rester dans leur village d’exil, ces déportés étaient eux aussi astreints au travail forcé quand bien même ils ne vivaient pas derrière des barbelés.
En tant que système de travail forcé de masse impliquant des millions de gens, les camps ont disparu avec la mort de Staline. Alors que ce dernier avait cru toute sa vie que le Goulag était déterminant pour la croissance de l’économie soviétique, ses héritiers politiques savaient bien que les camps étaient en réalité une source d’arriération et d’investissement dénaturé. Quelques jours seulement après sa mort, les successeurs de Staline entreprirent de les démanteler. Trois grandes rébellions, ainsi qu’une foule d’incidents plus modestes mais non moins dangereux, contribuèrent à accélérer le processus.
Pour autant, les camps ne devaient pas disparaître totalement. Ils allaient plutôt évoluer. Tout au long des années 1970 et au début des années 1980, quelques-uns furent réorganisés et transformés en prisons pour une nouvelle génération de militants de la démocratie, de nationalistes antisoviétiques – et de criminels. Grâce au réseau des dissidents soviétiques et au mouvement international des droits de l’homme, l’Occident eut régulièrement des nouvelles de ces camps post-staliniens. Peu à peu, ils en vinrent à jouer un rôle dans la diplomatie de la guerre froide. Dans les années 1980, le président américain Ronald Reagan et son homologue soviétique Mikhaïl Gorbatchev discutaient encore des camps soviétiques. Ce n’est qu’en 1987 que Gorbatchev, lui-même petit-fils de détenus du Goulag, entreprit de dissoudre entièrement les camps politiques de l’Union soviétique.
Pourtant, alors même qu’ils durèrent aussi longtemps que l’Union soviétique et que des millions de gens y passèrent, la véritable histoire des camps de concentration en URSS était, récemment encore, très mal connue. A certains égards, on continue de l’ignorer. S’ils sont désormais bien connus de la plupart des spécialistes occidentaux de l’histoire soviétique, même les faits élémentaires rappelés plus haut n’ont pas encore trouvé leur place dans la conscience populaire du monde occidental. « Les connaissances acquises par les hommes, écrit Pierre Rigoulot, historien français du communisme, ne s’accumulent pas comme les briques d’un mur qui s’élève régulièrement à mesure du travail d’un maçon. Leur développement, mais aussi leur stagnation ou leur recul dépendent du cadre social, culturel et politique, dans lequel elles sont appelées à se développer [4] ».
On pourrait dire que, jusqu’à maintenant, le cadre social, culturel et politique de la connaissance du Goulag a fait défaut.
Voir en ligne : Lien Amazon
[1] Cité in Stephen Cohen, ed., An End to Silence : Uncensored Opinion in the Soviet Union, New York et Londres, 1982, p. 39
[2] George Legett, The Cheka : Lenin’s Political Police, Oxford, 1981, p. 102-120.
[3] NG Okhotine et AB Roginski, Sistema ispravitelnotroudovykh laguerei v SSR, 1923-1960 : spravotchnik, Moscou, 1998.
[4] Pierre Rigoulot, Les Paupières lourdes, p. 9.