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Réflexions sur le nationalisme
Un article du blog de Copeau
mardi 19 octobre 2004
Avant ma (longue) absence, et pour ne pas rester inactif malgré tout, je me permets de reposter ici un texte que j’ai rédigé il y a quelques années pour Catallaxia, consacré au nationalisme. Ou plutôt aux nationalismes, tant leur réalité est polymorphe . Jusqu’à en être insaisissable.
Le communisme s’est effondré en Europe, et le retour des nationalités nous est présenté comme une revanche du concret sur l’abstrait (ce qui serait plutôt positif), et même comme une revanche du vide sur le plein. Les nationalités sont en effet concrètes et vides, mais leur concret est peut-être plus menaçant encore que leur vide. Mais encore faut-il s’entendre sur ces termes, nationalisme, nationalités, et même nation.
La nation a-t-elle toujours existé ? Le dire serait un peu vite oublier que, jusqu’au XIIIe siècle, seules deux entités abstraites marquaient l’horizon de l’homme moyen-âgeux : la patria propria, le "pays" vu du clocher, et la patria communa, la catholicité, la réference à l’universel. Entre les deux il n’y avait rien. Il n’y avait par conséquent aucun sentiment d’identité entre le très proche et l’universel. Il n’y avait pas de nation entendue comme construction politique. La nation ne prend son sens moderne que par une double expérience, à la fois, et c’est fondamental, politique et économique : d’une part, la nation se découvre dans la lutte contre l’absolutisme, et d’autre part, ce sont les économistes, et singulièrement les physiocrates, qui découvrent un "marché national" : ainsi La Chalotais écrit en 1763 un Essai d’économie nationale. Le duc de Bourgogne, ou Boisguilbert par exemple, répondent à la même vision du monde.
Ce n’est que plus tard, au moment de la Révolution française, que les nouveaux hommes forts du régime éprouveront le besoin de qualifier la totalité sociale nouvelle qu’ils appelaient de leurs voeux : la nation devient le système de la souveraineté, son nouveau titulaire. Encore que cette vision ne dure qu’un temps, car dès la défaite de 1870, la France mais surtout le modèle français sortent battus : l’idée de nation est ramenée à son principe peut être le plus combatif : le rapport à autrui. Ce n’est pas un hasard si la problématique des nationalités commence à apparaître à cette époque. Deux conceptions s’affrontent alors, non, comme beaucoup l’imaginent, la nation individualiste et politique d’une part, et la nation holiste de l’autre : cette summa divisio, fondée sur l’histoire des grammaires, n’explique rien et n’est pas vraiment fondée.
S’affrontent en réalité d’un côté la nation en tant que vecteur de l’universel restreint, et de l’autre la nation-universel singulier. La première fait une expérience restreinte dans son champ mais pleine dans ses modalités de l’universalité. La seconde fait une expérience du monde dans l’approfondissement de la particularité (citons Goethe, Novalis, Levinas aussi pour l’expérience du judaïsme). Si la France semble avoir été la première nation à faire l’expérience de l’universel restreint, c’est par la conjonction de deux spécificités qui renvoient à l’histoire française. En premier lieu, en France, et en France seulement, et comme le dit très bien Marc Bloch, l’Etat a précédé la nation. Ce faisant, la politique rayonnante d’un roi-soleil a permis à la nation française, une fois constituée, de s’ériger en détentrice de l’universel. En second lieu, un siècle plus tard, la Révolution a été contrainte de marquer un moment tout spécial de l’abstraction : comme le dit Rabeau Saint-Etienne, la Révolution ne peut pas se définir par rapport à quelque chose qui est passé, car ce serait réincorporer une part de la substance royale.
Voici pourquoi la nation à la française n’a pas réellement pu s’exporter. Toutefois, l’opposition classique entre la définition française et la définition allemande de la nation mérite quelques eclaircissements : il y aurait donc, d’un côté, l’universalisme français fondé sur l’idée de civilisation, et de l’autre le particularisme allemand, fondé sur l’idée de Kultur et de Volk. Cette opposition a un sens, mais à condition de reconnaître que la nation de Rousseau, romantique, n’est pas si éloignée que cela de la nation de Herder, encore marquée par l’Aufklärung. Par ailleurs, dans le cadre de la reconquête de l’Alsace-Moselle, la France avait tout intérêt à faire de la surenchère française et à mettre en avant la volonté politique, le droit à disposer de soi-même. Alors que pour justifier leur prise, les Allemands avaient intérêt à faire de la surenchère allemande, à s’appuyer sur la langue et les coutumes germaniques de l’Alsace.
Mais revenons à la problématique des nationalités. Elle a pour ferment un certain nombre d’évidence. De gré ou de force, l’individu ne se fait pas seul, même pour devenir individu. On est né quelque part et on ne pense pas spontanément que c’est n’importe où. Natio, nationis, se référait, par l’étymologie, à ceux qui sont nés ensemble, mais en référait en même temps à la famille, la cité, le sang, le sol, l’époque, la génération. En tout cas, l’appartenance nationale n’est pas une idéologie : on est pour ou contre une idéologie, on l’approuve ou on la critique ; on est enthousiaste, reservé ou indifférent. L’appartenance nationale, au contraire, nous est imposée. C’est un lien, et même un double lien : c’est le droit d’avoir une identité, d’être protégé, et c’est le devoir de se conformer à des coutumes, voire de mourir pour l’entité qui protège, suprême ambiguïté que seul l’individu accepte ou refuse, pour lui seul, en dernier ressort. Mais qui refuse ?
L’internationaliste veut s’élever au-dessus de l’horizon bouché des nationalismes. C’est le digne descendant de la patria communa. Il trouve en face de lui les nationalistes, qui dénoncent l’emprise internationale voire le complot internationaliste. Tous les deux se parent de la liberté, de l’égalité, de la fraternité.
Mais il y a au moins trois nationalismes : celui qui prône l’appartenance locale entendue comme patria propria, et qui sera un régionalisme non pas fédéraliste mais indépendantiste. Celui qui dénoncent le complot internationaliste au nom de la nation entendue comme le lien ultime de tout individu. Enfin celui qui dénonce le mondialisme au nom d’une certaine conception de la solidarité qui n’est pas réductible à celle des autres conceptions. C’est typiquement le refus de l’internationalisme prononcé au nom de l’Etat-nation, au nom d’une certaine justice sociale que les libéraux estiment indéfinissable.
Plus généralement, toute politique non libérale peut s’emparer du phénomène national à ses propres fins, mais elle risque aussi d’être utilisée par le nationalisme qu’elle croyait utiliser. Ainsi en est-il des Lumières, qui estimaient que les cultures, faites de coutumes et de dogmes, provoquent les conflits et apportent la violence, alors que la nature, à travers la raison universelle et une morale univoque, témoigne de l’unité de l’homme. Mais la réaction romantique s’est chargée de montrer que c’est la nature qui est diversité, chatoiement, vie, tradition, singularité, et que c’est elle qui doit arrêter la nouvelle culture uniformisatrice, abstraite, aliénante et mercantile. Tout était donc inversé, renversé. C’est la même chose depuis deux siècles : à chaque vague de nationalisme, les intellectuels universalistes ont pensé que c’était le dernier âge des nations [1] Et une nouvelle vague déferle presque à chaque génération. Nous pouvons ainsi distinguer au moins cinq vagues différentes de nationalisme [2] :
Au moment des révolutions françaises et américaines, des nationalités émancipaient un peuple. En France, s’émanciper d’un régime absolutiste, et en émanciper aussi les autres peuples, mettait autant l’accent sur ce qui était national que ce qui était révolutionnaire et tendait à les confondre. En Amérique, au Nord puis au Sud, les anciens colonisateurs décidèrent de se gouverner eux-mêmes, de ne plus être assujettis à des Européens lointains et méprisants. Ce fut une première vague républicaine.
En appelant le genre humain à suivre l’universel exemple français, la Révolution exporta trop bien le sentiment national, notamment grâce à l’impérialisme napoléonien, la restauration conservatrice et la colonisation républicaine. Ce fut une vague romantique.
Les plus anciens Etats européens étant devenus des empires coloniaux, les retardataires voulurent imiter les grandes puissances. Des Etats-cités, des principautés, de petits royaumes se ressoudèrent (Allemagne, Italie). Des territoires longtemps dominés cherchèrent l’indépendance (Irlande, Pologne). C’est une vague d’indépendance politique, où la recherche de la puissance côtoie l’impérialisme tandis que la recherche de l’indépendance dans d’autre cas balkanise.
Suit alors une vague de décolonisation. Quand on ne reprend pas de récentes frontières coloniales, c’est que d’anciennes civilisations le permettent (Chine, Inde).
Enfin, dans la vague actuelle, on parle de vide à combler, de concret qui rejaillit, mais on retrouve d’abord des éléments des vagues précédentes : émancipation, décolonisation, imitation, réaction, balkanisation marquent la fin de la guerre froide. Chaque modification de l’équilibre planétaire semble faire le jeu des nations. C’est la politique et elle seule qui paraît ne rien pouvoir créer d’autre que la nation.
Définir le nationalisme
Le nationalisme sert souvent d’étiquette idéologique. Et ces étiquettes sont élastiques. Nationalisme désigne aussi bien une famille d’idéologies, telle ou telle doctrine, l’attitude d’un individu, d’un peuple, ou un excès, un travers, une démeusure du sentiment national. Mais il y a tout de même quelques traits récurrents propres à la plupart des nationalismes : l’identité, afin d’être soi, même à un prix politique ou économique très élevé. Le sentiment d’infériorité, ou au moins d’une menace externe ou interne. La tradition, c’est-à-dire une histoire, une mémoire et un patrimoine quelconque à préserver ou agrandir. Ou encore une conception de la solidarité que l’on sent menacée ou que l’on considère comme meilleure que les autres. Enfin l’usage de la propagande.
Stein Rokkan [3] remarquait que les clivages rural-urbain (liés au capitalisme marchand du XVIe siècle), Eglise-Etat (lié à la Révolution française), travail-propriété (lié à la révolution industrielle) perdaient de leur vigueur tandis que le clivage ethno-linguistique (renforcé à l’époque de la Réforme) était en plein essor. Mais l’éthno-linguistique n’a pas gagné pour autant. Il n’est pas non plus voué au seul national : il alimente aussi bien des identités locales, régionales, provinciales, immigrées.
A la Renaissance, une zone centrale, véritable colonne vertébrale de l’Europe, s’est fait jour. Elle était constituée de l’Allemagne de la Hanse, des Pays-Bas, de la Flandre, du Rhin, de la Bourgogne, du Rhône, de la Suisse, de l’Italie du Nord, de la Catalogne. Cette zone centrale, la plus européenne de l’Europe, fut un obstacle constant à l’unité étatique. C’était d’ailleurs une forteresse de l’Eglise. La dernière tentative de centralisation est fulgurante et brève : Napoléon unifie un empire éphémère mais exporte durablement l’idée nationale. Cette "Lotharingie" existe encore : aucune fédération européenne ne saurait ne passer de la France ou de l’Allemagne. Le modèle proposé par la Lotharingie n’est pas celui de l’Etat-nation, c’est une évidence. Ce n’est guère plus celui de la nation. C’est le modèle de l’empire, le seul qui permette la conjonction de nationalités non seulement diverses mais contradictoires aussi. La construction européenne doit répondre à ce défi.
Aujourd’hui, le nationalisme ne se porte pas plus mal que l’Etat-nation. Le clivage ethno-linguistique peut affaiblir l’Etat-nation de l’intérieur (régionalisme, cultures immigrées) et de l’extérieur (ethnismes contientaux, à la manière du choc des civilisations anticipé par Samuel Huntington). Mais comment concilier alors ces forces d’affaiblissement, qui nous semblent sympathiques, avec la liberté politique, laquelle se marie mal avec le nationalisme ? C’est par la fédération, déjà avancée par Proudhon, que se concilie le régionalisme et l’européisme avec la liberté. Voilà pourquoi les libéraux ne peuvent être que partisans du principe fédératif, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières.
On a cru que les nationalismes n’étaient que des éruptions passagères, liées soit à la fin de l’Ancien régime, soit à la décolonisation, puis déclinantes. Mais en réalité c’est l’inverse qui prévaut. Le nationalisme est plus tenace que l’Etat-nation. Il est l’exutoire de passions diverses, le refus de l’incertitude et des compétitions jugées trop menaçantes. C’est autant le refuge du conservatisme que du socialisme. De tous ceux pour qui la volonté générale rousseauiste représente l’horizon indépassable de la liberté politique, et qui ne voient pas que la vraie liberté dépend du jeu des checks and balances qu’un régime mixte et fédéral permet. En fait, le nationalisme semblerait presque avoir une neutralité idéologique tant est grande sa capacité à s’arrimer à n’importe quoi. Musil voyait dans le nationalisme la seule transition tolérée, parfois favorisée, d’un moi discipliné par les contraintes sociales vers un nous qui pouvait se permettre les actes vaniteux, immoraux, violents qui étaient d’ordinaire réprimés pour l’individu [4].
Apaisante et tolérante, toujours libérale, la conscience nationale parvient à un équilibre subtil entre la mémoire et l’oubli, la lucidité et l’amnésie, la tradition et l’imagination. Il suffit que ce dosage change et des groupes de toutes sortes, appliquant et dévoyant toutes les doctrines possibles, fabriquent de l’humanité féroce et des individus fanatiques.
Article publi
[1] Isaiah Berlin, A contre-courant, Paris, Albin Michel, 1988.
[2] Gil Delannoi, "Reflexions sur le nationalisme", Esprit, n° 198, janvier 1994.
[3] Shmuel Eiseinstadt et Stein Rokkan, sous la dir. de, Bulding States and Nations, London, Sage, Beverly Hills, 1973, et Centre-Periphery Structures in Europe, Frankfurt, New York, Campus Verlag, 1987. Sur Stein Rokkan : Hans Daalder, "Stein Rokkan, 1921-1979 : a Memoir", European Journal of Political Research, 1979, 7.
[4] Essais, Paris, Seuil, 1984.