Accueil > International > Affaires étrangères > Le socialisme et le problème des frontières
Le socialisme et le problème des frontières
Un article du blog de Copeau
mercredi 9 février 2005
1. Étendue dans l’espace de la communauté socialiste
La caractéristique de l’ancien socialisme est de prôner le retour à la production très simple d’autrefois. Son idéal est le village autarcique, ou tout au plus le district autarcique : une ville avec quelques villages groupés autour d’elle. Pour les champions de ce socialisme ancien, commerce et relations commerciales sont plutôt antipathiques ; à plus forte raison le commerce extérieur leur apparaît-il comme quelques chose de nuisible et qu’il faut supprimer. Le commerce extérieur, disent-ils, apporte dans le pays des marchandises inutiles, dont on pouvait se passer autrefois. Il est donc prouvé qu’on n’en a pas besoin ; c’est seulement la facilité qu’on eut de se les procurer qui provoqua cette dépense inutile. Ce commerce extérieur pervertit les moeurs et traîne avec lui des usages et des conceptions étrangers. Le cynique et stoïque principe vital de l’autarcie est interprété de bonne heure par les utopistes comme signifiant : se suffire à soi-même économiquement. Plutarque vante la Sparte de Lycurgue, idéalisée de manière romanesque, quand il écrit qu’aucun vaisseau chargé de biens marchands n’entrait dans ses ports [1].
Attachés à cet idéal de l’autarcie économique et méconnaissant le caractère du commerce et des relations commerciales, les utopistes perdent de vue le problème de l’étendue de leur État idéal. Que les frontières de leur pays fabuleux soient vastes ou restreintes ne joue aucun rôle dans leurs raisonnements. Le plus petit village offre assez de place pour la réalisation de leurs plans. C’est ainsi que l’idée se fait jouir de réaliser à titre d’essai l’utopie sur une petite échelle. Owens fonde New-Harmony à Indiana, Cabet au Texas une petite Icarie, Considérant également au Texas un phalanstère modèle, "réduction lilliputienne de la nouvelle Jérusalem", comme il est dit avec mépris dans le Manifeste Communiste.
Peu à peu les socialistes s’aperçurent que l’on ne pouvait prendre comme principe du socialisme l’autarcie d’un espace restreint. Thompson, un élève Owens, fait remarquer que l’égalité entre membres d’une commune ne prouve pas que l’on pourrait mener à bien l’égalité entre membres de différentes communes. Aussi, suite logique de cette observation, son idéal revêt la forme d’un socialisme centralisateur. Saint-Simon et son école étaient nettement centralistes [2]. Pecqueur disait de ses plans de réformes qu’ils étaient nationaux et universels [3].
Ainsi se pose au socialisme un problème particulier. Peut-il y avoir sur cette terre un socialisme limité dans l’espace, ou bien toute la terre habitée doit-elle former une communauté socialiste homogène ?
2. Le problème des frontières physiques de la communauté socialiste et le marxisme
Pour le marxisme il ne peut y avoir qu’une solution de ce problème : la solution oecuménique.
Le marxisme part de ce principe que déjà le capitalisme, par une nécessité interne, a imposé sa marque au monde entier. Le capitalisme n’est pas limité à un peuple ou à quelques peuples. Il est au-dessus des nations, il est cosmopolite. "A la place de l’ancienne simplicité de besoins, à la place de l’isolement local et national, des relations commerciales se sont établies de toute part, rendant toutes les nations dépendantes les unes des autres." Avec les bas prix de ses marchandises — son arme la plus puissante — la bourgeoisie contraint toutes les nations à adopter la manière de produire de la bourgeoisie, si elles ne veulent pas courir à leur ruine. "La bourgeoisie force les nations à introduire chez elles la soi-disant civilisation, c’est-à-dire à s’embourgeoiser. En un mot elle se crée un monde à son image." Et cela est valable non seulement pour la production matérielle, mais aussi pour la production intellectuelle. "Les produits intellectuels des diverses nations deviennent un bien commun à toutes. La partialité et la mesquinerie nationales deviennent de jour en jour plus impossibles, et les nombreuses littératures locales et nationales finissent par former une littérature mondiale" [4].
Il s’ensuit, d’après la conception matérialiste de l’histoire, que le socialisme lui aussi n’est pas un phénomène national, mais international. Il représente une phrase historique de toute l’humanité et non pas d’un seul peuple. La question de savoir si telle ou telle nation est déjà "mûre" pour le socialisme n’a même pas besoin, d’après le marxisme, d’être posée. Le capitalisme rend le monde entier mûr pour le socialisme et non pas seulement un pays isolé, ou même une industrie isolée. Les expropriateurs, dont l’expropriation marquera un jour le dernier pas vers la réalisation du socialisme, l’on ne peut se les représenter autrement que comme de grands capitalistes, dont les capitaux sont placés dans le monde entier. Pour le marxiste les expériences socialistes des utopistes sont aussi stupides que la proposition, évidemment ironique, qu’avait faite Bismarck d’introduire à titre d’essai le socialisme dans un des districts polonais de la Prusse [5]. Le socialisme est une époque historique que l’on ne peut fabriquer artificiellement, à titre d’essai réduit, dans une cornue. Pour le marxisme le problème de l’autarcie d’une communauté socialiste ne peut même pas se poser. La seule communauté socialiste qu’il puisse envisager embrasse toute l’humanité et tout l’univers. La direction économique est unique pour le monde entier.
Les marxistes d’une époque plus récente ont reconnu, il est vrai, que tout au moins pour un temps il fallait envisager l’existence juxtaposée de plusieurs communautés socialistes indépendantes [6]. Si l’on accorde cela, il faut aller jusqu’au bout et considérer le cas où une ou plusieurs communautés socialistes existeraient au milieu d’un monde reposant à peu près partout sur une base capitaliste.
3. Le libéralisme et le problème des frontières
Lorsque Marx et à sa suite la plupart des écrivains socialistes modernes, se représentent la réalisation du socialisme exclusivement sous la forme d’un État socialiste mondial et homogène, ils oublient que de puissantes forces s’opposent à cette génération oecuménique.
D’où provient cette légèreté qui escamote simplement ces problèmes ? Nous ne croyons pas nous tromper en disant qu’elle est la conséquence d’opinions régnant à l’époque de la formation du marxisme sur la contexture politique future du monde, opinions dont rien ne justifiait l’emprunt, ainsi que nous le montrerons plus tard. A cette époque la doctrine libérale se croyait fondée à considérer tous les particularismes régionaux ou étatiques comme la survivance d’un atavisme politique. Le libéralisme avait exposé, d’une manière irréfutable pour tous les temps, sa doctrine sur les effets du protectionnisme et du libre-échange. Il avait montré que tout ce qui entrave les échanges commerciaux tourne au détriment de tous ceux qui y sont intéressés. Il s’était employé avec succès à réduire les fonctions de l’État ne se pose pas. Pour lui l’État n’a d’autre mission que de protéger la vie et la propriété des citoyens contre les assassins et les voleurs. Il est donc de peu d’importance pour le libéralisme que tel ou tel pays fasse ou non partie de "chez nous". Que l’État s’étende plus ou moins dans l’espace semble indifférent à une époque qui abolit les barrières douanières et qui cherche à uniformiser les systèmes juridiques et administratifs des différents États. Vers le milieu du XIXe siècle pour les libéraux les plus optimistes l’idée d’une société des nations, d’un véritable État mondial pouvait sembler réalisable dans un avenir assez proche.
En ce temps-là les libéraux n’avaient pas assez prêté attention au plus grand obstacle qui s’opposait au développement du libre-échange mondial : le problème national. Les socialistes, eux, ne s’aperçoivent pas du tout que pour la société socialiste cet obstacle est encore bien plus important. L’incapacité qui empêche les marxistes d’aller plus loin que Ricardo en matière d’économie politique et leur inintelligence de toutes les questions de politique nationale leur interdit d’entrevoir seulement les problèmes qu’elles soulèvent.
Article paru initialement sur le blog de Copeau
Ludwig von Mises, Socialism sur Librairal
Illustration sous licence Creative Commons : Human Action
[1] Cf. Poehlmann, t. I, pp. 110..., pp. 123...
[2] Cf. Tugan-Baranowsky, Der moderne Sozialismus in seiner geschichtlichen Entwiclung, Dresde, 1908, p. 136.
[3] Cf. Pecqueur, p. 699.
[4] Cf. Marx-Engels, Das kommunistische Manifest, p. 23.
[5] Cf. Bismarck, Discours prononcé à la séance du Reichstag, le 19 février 1878. Fürst Bismarcks Reden, édit. v. Stein, t. VII, p. 34.
[6] Cf. Bauer, Die Nationalitätenfrage und die Sozialdemokratie, Vienne, 1907, p. 519.