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Les Personnes et les choses - L’Absence de céphale
Un article du blog de Copeau
mardi 26 juillet 2005
Rousseau a fait croire que l’inégalité était une sorte de substitut à l’injustice, et que si l’on parvenait à réduire l’inégalité, on se rapprocherait de la Justice (avec un grand J). C’est comme ça qu’il fait une pirouette en substituant à l’analyse de la justice la notion restrictive de justice sociale. Mais, si on en revient à la commande que lui a faite l’Académie de Dijon [1], peut-on dire que l’inégalité est autorisée par la loi naturelle ? C’est par ce biais que Philippe rouvre le débat sur la propriété. Il le rouvre grâce à la République de Platon, où Socrate converse avec Céphale. Ce dernier a hérité sa fortune de ses aïeux.
Socrate lui demande : « quel est le plus grand avantage que tu crois avoir retiré de la possession d’une grosse fortune ? » En d’autres termes : à quoi cela sert-il d’être propriétaire, non pas du point de vue de la société, mais du point de vue du propriétaire lui-même ? Ceci renvoie à la distinction misésienne entre les biens de jouissance (qui servent à la satisfaction des besoins) et les biens de production (qui ne servent qu’indirectement à la jouissance). Mises ajoute que la propriété naturelle des biens de production est partagée entre le producteur et ceux aux besoins desquels est destinée sa production. Ce qui veut dire que personne n’a la propriété exclusive des moyens de production, aussi bien des moyens matériels, que des moyens humains (le travail). Pourquoi ? Parce que je n’ai pas besoin, pour boire du café, de posséder une plantation au Brésil, une vapeur et une brûlerie, encore que tous ces moyens de production soient indispensables pour qu’une tasse de café arrive sur ma table. Il suffit que d’autres possèdent ces moyens de production et les emploient à mon intention.
Revenons-en à Céphale : pour lui, il faut, pour être propriétaire, une certaine capacité intellectuelle. Pour fonctionner, la société n’a besoin que de la règle du suum cuique (à chacun le sien), notion que l’on retrouve du reste chez Kant, comme l’un des trois devoirs du droit [2]. Ce suum cuique implique en quelque sorte une présomption de propriété. En effet, si je dois rendre à quelqu’un ce que j’ai reçu de lui, c’est que je présume qu’il est l’authentique propriétaire de cet objet. Cela semble évident. Mais cette même présomption prend une forme plus compliquée lorsqu’elle est étendue aux objets qui, bien qu’ils m’appartiennent, ne sont plus sous mon contrôle. Et c’est bien le cas dans le dialogue avec Socrate. Or l’enjeu est fondamental : il consiste à savoir si l’on peut fonder la justice uniquement sur le droit de propriété.
Droit parfait et imparfait, morale du devoir et d’aspiration
Grotius apporte un élément de réponse.
Ici, Philippe procède à des développements extrêmement complexes, pour au final n’exposer qu’une idée somme toute très classique : la distinction fondamentale, aristotélicienne, entre justice distributive et justice commutative. Se basant sur Grotius et sur Mendelssohn, il oppose deux notions différentes ; d’un côté, le « droit parfait », celui de la faculté, du suum, de liberté, c’est la justice commutative, ou encore la justice des contrats ; c’est elle qui mène au pouvoir de l’Etat, mais aussi à la propriété ; de l’autre, le « droit imparfait », celui de l’aptitude, de la dignité, c’est la justice distributive, celle dont l’objet vertueux, est de procurer du bien aux hommes ; c’est elle qui fonde le pouvoir de l’Eglise, ou encore la gnose moderne relative à la dignité de l’humain, aux droits de l’homme, etc. Smith ira du reste encore un peu plus loin, en extrayant de la sphère du droit la justice distributive, la reléguant au rang de la bienfaisance ; tandis que le droit, par conséquent la justice commutative, peut, lui, être exécuté par la force.
Quel rapport avec la propriété ? J’ai l’impression que Philippe se perd dans sa démonstration, autant qu’il me perd moi-même.
C’est grâce à Lon L. Fuller, philosophe américain, que nous retrouvons tous deux notre chemin.
Celui-ci oppose deux notions d’ordre non plus juridique mais moral, ce qui est bien le nœud du problème. D’un côté, la morale du devoir (les besoins les plus évidents de la vie en société) ; et de l’autre, la morale d’aspiration (les exigences moralement supérieures). Fuller s’oppose à la distinction entre l’être et de devoir-être, distinction classique de David Hume, qu’Hans Kelsen a développé dans le cadre du droit. Pour Fuller, cette distinction ne saurait être opérante que dans le cadre de la morale du devoir, dont l’injonction relève de la loi (par exemple : « tu ne tueras point », formule qui ne peut être dérivée d’une simple observation de la nature.
A contrario, la morale d’aspiration relève, elle, de l’esthétique. Socrate, par exemple, n’enseignait pas une morale du devoir, mais bien une morale d’aspiration. Weber distinguait l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction, et ne disait pas autre chose. Très banal, tout ça.
Où Philippe veut-il en venir ?
Il affirme que l’économie relève, elle aussi, de ces deux morales. La morale du devoir, c’est celle de l’échange. En effet, les obligations (morales ou légales) proviennent d’un échange, qui peut être soit l’échange d’une promesse de l’une des parties pour un acte présent de l’autre, soit un échange de promesses des deux côtés [3].
La morale d’aspiration, c’est l’économie de l’utilité marginale. Elle a comme but un bien le plus élevé, tant sur le plan moral que sur le plan économique : l’équilibre, le juste milieu.
Pour que la morale du devoir puisse fonctionner, il faut trois conditions indispensables :
un accord volontaire des parties, qui se créent elles-mêmes des devoirs ;
une certaine égalité entre les résultats obtenus par les parties (aïe, Condillac a montré que cette condition de Fuller peut être dépassée)
une relation réversible.
Or, c’est dans la société des marchands que ces trois conditions sont les mieux réunies. La conclusion, étonnante, la voici : c’est seulement dans le capitalisme que la notion d’obligation morale et légale peut atteindre son plein développement.
Article publi
[1] Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité.
[2] « Entre dans une société avec d’autres en laquelle chacun puisse conserver ce qu’il lui appartient (suum cuique tribue). Si cette dernière formule était traduite : « Donne à chacun le sien », elle serait l’expression d’une absurdité ; c’est qu’on ne peut jamais, en effet, donner à quelqu’un ce qu’il a déjà. Si donc elle doit avoir un sens, elle doit s’énoncer ainsi : « Entre dans un état en lequel chacun quant à ce qui est sien est assuré contre tout autre » (lex justitiae). », Kant.
[3] Même si tout devoir ne provient pas d’une relation de marchandage : la société tient sa cohérence d’un « lien envahissant de réciprocité, qui se répand partout ». (p. 52). Le devoir répond de l’impératif catégorique kantien.