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Un cri dans la nuit
Un article du blog de Copeau
vendredi 2 janvier 2009
On dit parfois de moi que je suis un égoïste. Non, en fait, on ne le dit jamais vraiment comme ça, on ajoute plutôt un épithète charmant du genre « sale » égoïste, « salaud » d’égoïste ou encore égoïste « forcené ». Du reste, on parle du sale égoïste comme on parlait jadis du sale Juif, comme on parle parfois de nos jours du sale Arabe. Pas très original donc, mais sacrément efficace. Pleine de charme et de distinction, à défaut de variété et d’originalité, la novlangue de l’amour fraternel fait ce qu’elle peut lorsqu’il s’agit de stigmatiser la lie de la société. Ce dont elle ne se prive pas, car enfin, chaque pédagogue sait bien que de la répétition, voire du rabâchage, jaillit la source du mouvement spontané des masses bien pensantes. Et cette source a un petit nom : on l’appelle la luttecontrlégoisme, oui, vous savez bien, celle qui milite pour l’amour solidaire et pour plus de justice sociale bien sûr. Permettez-moi toutefois de nommer cette logorrhée, pour la suite de cet exposé, du surnom affectueux que je lui ai donné : la solidaraine, oui vous voyez bien, comme il existe la migraine, quoi.
La solidaraine, c’est un réflexe pavlovien des foules en délire. La solidaraine, c’est l’amour de son prochain, mais c’est aussi ignorer son voisin. La solidaraine aime bien pratiquer le jet d’opprobre comme d’autres lancent des pièces dans la fontaine de Trevi ; ici comme là-bas, on gagne à tous les coups. Nulle critique ne résiste face à la solidaraine ; on sait bien qu’elle est trop noble, trop belle, trop exemplaire pour qu’on puisse ne serait-ce qu’oser la critiquer. Au nom de quoi d’ailleurs ? N’est-elle pas bonté, joie, harmonie, bonheur et justice ? Ah la justice, parlons-en justement, la justice sociale bien sûr, celle qui lutte contre les exclusions, les intrusions, les exactions et contre l’égoïsme sans doute un peu petit bourgeois des heu…, des disons, oui, des sales… égoïstes (je l’ai dit, la novlangue ne connaît que la répétition, pas le synonyme) que nous sommes.
Pourtant, je croyais faire preuve parfois d’un accès de solidaraine, par exemple lorsque je versais volontairement de l’argent à une association caritative ; il me semblait être profondément solidarainé (je n’ai pas écrit seriné, hein) par l’amour que je porte généralement à mon prochain, non-violent que je suis. Bel imbécile que je suis, car il n’en est rien : quoi que je fasse, quoi que je dise, je resterai donc toujours un sale égoïste. J’en verserais presque une larme, et pas whisky, ni même de crocodile. Non, une vraie larme, comme celle de nos chers élus des quartiers difficiles de la République, lorsque passe fort à propos la fée caméra. Réflexe pavlovien là encore, j’imagine.
Las si tous ces laudateurs ont tort ; nul ne leur en tiendra rigueur. Pourtant, la lecture un peu attentive de Stirner, de Nietzsche, d’Alain aussi, m’avaient convaincu de ce que le wiki tente d’expliquer du mieux qu’il peut : l’égoïsme n’a rien à voir avec l’individualisme. Le premier est le repli frileux sur soi, le second est l’ouverture confiante vers les autres. Le premier est faible, vil, fourbe, vicieux, fornique avec la jalousie, tandis que le second est généreux, croit en l’Homme, cultive ce qu’il reste de l’Aufklärung, a confiance en la raison et sait que demain sera mieux qu’hier, car, même si l’homme n’est pas ontologiquement bon, il n’est pas non plus mauvais, et n’a pas besoin d’être tenu en curatelle, depuis sa naissance en maternité publique et jusqu’à sa mort et son repos au cimetière communal. L’individualiste croit aux autres, parce qu’il croit en lui-même. Il aime son prochain, car il sait que celui-ci l’aimera aussi longtemps qu’il sera traité comme il le mérite, c’est-à-dire comme un adulte responsable et libre. L’individualiste croit en l’individu, car il sait tout le mal que les groupes ont fait, au fil de l’histoire, au genre humain. Son bréviaire ne connaît pas de tabous. Souvent il se les remémore : il sait que ce ne sont pas les individualistes qui déclenchent les guerres, ce sont les groupes qu’on appelle nations ou tribus. Ce ne sont pas les individualistes qui entassaient de pauvres gens dans des trains pour Dachau. Ce ne sont pas les individualistes qui tuèrent tant d’Algériens innocents en octobre 1961. Ce ne sont pas les individualistes qui décidèrent de faire de la pourtant géniale fission atomique une arme de destruction totalitaire. Ce ne sont pas les individualistes qui ré-éduquèrent les camarades déviants de la Loubianka. Ce ne sont pas les individualistes qui brûlèrent des croix de feu dans le deep south. Ce ne sont pas les individualistes qui déchiquetèrent tant d’innocents à Java. Ce ne sont pas les individualistes qui brûlèrent les sorcières. Ce ne sont pas les individualistes qui pillèrent, tuèrent, violèrent, au nom d’une foi. Précisément parce qu’ils ne connaissent d’autre foi que la conscience en leur individualité, qui est singularité mais aussi altérité car l’individualité des autres vaut bien la leur. Il sait donc que les individualistes ont ceci de particulier et de si rare qu’ils ne traitent pas les autres comme un moyen, mais comme une fin. Chaque individualiste sait, lorsqu’il s’adresse à un autre individu, qu’il n’a pas en face de lui un soldat, un Juif, un Noir, une femme, un catholique, un Mexicain, mais un individu, un simple et pourtant si complexe individu. Et que rien ne saurait réduire, de quelque manière que ce soit, sa qualité première d’individu.
Alors peut-être dira-t-on que l’individualiste est un utopiste, que le monde est composé de nations, pratiquant le plébiscite de tous les jours de Renan, que la religion, le lieu de naissance ou encore la couleur de peau manifestent la seule véritable appartenance humaine. Mais l’individualiste pense au contraire que les nations, et tous les autres avatars de la condition grégaire, proviennent de la concentration toujours plus grande du pouvoir en quelques mains, celles des « dirigeants » qui, bien évidemment, avaient et ont toujours pour intérêt de donner chaque jour plus de victimes à l’appétit irascible du Léviathan. Bertrand de Jouvenel a si bien montré à l’individualiste comment le pouvoir, depuis les temps pas si obscurs du Moyen Age, s’est toujours plus concentré, et a de ce fait toujours accru sa puissance dévastatrice, au détriment de la masse, toujours plus grande, des individus qui le subissaient et en souffraient. Ces individus, ce sont vous et moi, il ne faut pas l’oublier ni l’escamoter. Si le pouvoir broie tout, le pouvoir absolu broie absolument tout. Nul ne peut résister au tsunami de sa voracité. L’individualiste le sait, le dit, mais il sait que peu l’écoutent.
S’il vous plaît, retenez ceci : un individu peut être dangereux, cent individus seront cent fois plus dangereux, nul n’en disconvient ; mais que ces cent individus choisissent de former deux groupes, et vous verrez qu’ils s’entre-tueront. Et pas un n’y réchappera. Or l’individualiste veut être précisément celui-là.
Article paru initialement sur le blog de Copeau