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Roots
Un article du blog de Copeau
jeudi 2 mars 2006
J’ai déjà écrit à plusieurs reprises que j’étais issu d’un milieu modeste. Non pour m’en vanter, comme une lecture un peu superficielle pourrait le suggérer, mais pour établir un fait objectif, qui, d’une certaine manière, m’éloigne un peu des désormais célèbres pulls bleu-marine noué autour du cou et des mocassins à glands. C’est déjà ça de pris.
Sans vouloir faire pleurer dans les chaumières, j’ai toujours vécu en HLM, et mes parents, aujourd’hui encore, ne gagnent rien de plus rien de moins que le RMI. Ceux qui me connaissent un peu dans la vraie vie pourraient sans difficulté aucune l’attester. Là n’est pas la question.
Il s’agit juste de ne pas me prendre pour un énarque comme les autres. Si tant est qu’il existe un énarque moyen, ce qui du reste est beaucoup plus discutable que l’image d’Epinal semble le suggérer. Un énarque pas comme les autres, disais-je, pas seulement pour ses thèses anarcho-individualistes, mâtinées de relents libertariens, dressés sous les jupes peu ragoûtantes de l’austro-libéralisme. Un énarque pas comme les autres, aussi et surtout, de par son origine, qui dénotait déjà énormément, il est vrai, du temps de Sciences pipo, et plus encore à l’ENA. Une origine qui, à présent, fait figure d’obscénité dans le monde feutré – celui des rideaux rouges épais, des ors et des statues républicaines - de la ministérialité.
Une origine que pourtant j’assume, nonobstant les difficultés que cela me posent, quasi au quotidien, tant mon environnement social m’a éloigné de ce que mes origines étaient. Je ne peux m’empêcher de penser, sinon de lire et de relire encore, la Place d’Annie Ernaux, car j’aurais aimé avoir son talent pour parler de mon père, un homme qui sait à peine lire et pas écrire, devenu ouvrier avant de s’élever au rang de commerçant, et comme elle j’aurais aimé relater aussi toute la fierté des gens de peu, avec leur mode de vie et leurs expressions de tous les jours. Mais cela, je ne sais pas le faire.
Plusieurs passages m’ont particulièrement marqué, celui-ci notamment (p. 61) :
Obsession : « Qu’est-ce qu’on va penser de nous ? » (les voisins, les clients, tout le monde).
Règle : déjouer constamment le regard critique des autres, par la politesse, l’absence d’opinion, une attention minutieuse aux humeurs qui risquent de vous atteindre. Il (son père) ne regardait pas les légumes d’un jardin que le propriétaire était en train de bécher, à moins d’y être convié par un signe, sourire ou petit mot. Jamais de visite, même à un malade en clinique, sans être invité. Aucune question où se dévoileraient une curiosité, une envie qui donnent barre à l’interlocuteur sur nous. Phrase interdite : « Combien vous avez payé ça ? ».
Je dis souvent « nous » maintenant, parce que j’ai longtemps pensé de cette façon et je ne sais pas quand j’ai cessé de le faire.
Je ne voudrais pas non plus sombrer dans la honte un peu fugace qui a été la sienne, elle, la fille de marchand de journaux normand, devenue une « intellectuelle », sans que son père comprenne, à aucun moment, ce que ce mot pouvait bien signifier. Pas plus qu’il ne comprenait ses études, ses « lettres modernes ». La fille devenue bourgeoise, bourgeoise intellectuelle qui plus est, et qui s’est tant éloignée de son milieu d’origine que ses parents sont devenus, à ses yeux, des inconnus, aussi différents que le pékin moyen du coin de la rue. Mais des parents qu’elle continue à aimer malgré tout, comme on aime un animal de compagnie, mélange de tendresse et de condescendance.
Je ne veux pas sombrer dans cette posture-là.
C’est pourquoi oui, à tout prendre, je préfère encore être fier de mes origines plutôt que honteux. Et je ne puis nier qu’elles aient été – et qu’elles soient – sans influence sur mes opinions sinon mes combats. Quelqu’un qui n’a appris, en toutes circonstances et surtout les plus difficiles, à ne compter que sur lui-même, ne peut qu’être sensible au discours du Chacun pour soi. Etre individualiste, c’est une remise en question de tous les instants, une lutte qu’on mène sans cesse, contre soi-même, contre ses penchants et la facilité d’un mol oreiller du conformisme socialisant. Quand on part de rien (et qu’on arrive presque nulle part), on voit les choses autrement. Et on a le bonheur de se dire qu’on ne le doit à personne d’autre qu’à soi. Que voulez-vous ? on a les plaisirs qu’on peut.