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Jacques de Saint Victor, les Racines de la liberté : Le débat français oublié, 1689-1789
samedi 24 janvier 2009
Saint-Victor dissipe les caricatures et montre la complexité des lignes politiques de ce siècle des Lumières. Trop souvent on résume le XVIIIe siècle français à une lutte entre deux camps bien délimités. Parfois le principe de ces camps est la classe : nobles contre bourgeois. Parfois le principe est idéologique : les Lumières progressistes contre les obscurantistes. Saint-Victor met en évidence à quel point en réalité le camp des modernes est profondément divisé : les physiocrates ne soutiennent-ils pas le roi ? Les princes n’offrent-ils pas abris et soutien financier aux pamphlétaires anti-absolutistes ?
La liberté gothique, réelle ou fantasmée ?
Le cœur de l’ouvrage de Saint Victor est de nous montrer que déjà au temps de Louis XV la France est secouée par une guerre des mémoires. Puisque le Roi invoque Rome et la tradition pour fonder son pouvoir, tous ceux qui entendent contester l’absolutisme ou accroitre leur pouvoir contre le roi, vont chercher dans les invasions germaniques datant de Clovis et au-delà les racines de la liberté : un état plus ou moins mythique de liberté originelle, oublié de l’histoire officielle. Car au XVIIIe siècle la légitimité du pouvoir semble se justifier par ses sources. Le roi entend promouvoir une interprétation romaniste de l’histoire, qui fait de lui l’héritier des empereurs romains à travers Clovis qui avait reçu le pouvoir de ceux-ci [1]. A l’inverse une autre historiographie part de l’état des conquérants francs dans la gaule romaine, originellement libres voire égaux (pour Mably) pour montrer que le roi a usurpé son pouvoir.
A cet égard, l’histoire du vase de Soissons est éminemment ambiguë. Comme le montre Jacques de Saint Victor, il y a deux temps dans ce récit : dans un premier temps, Clovis réclame un vase magnifique pour le restituer mais un guerrier s’y oppose avec succès, ce qui semble faire du roi un égal parmi ses guerriers. Puis vient le deuxième temps : Clovis reconnaît ce même soldat et lui fracasse le crâne en criant : « Souviens-toi du vase de Soissons », montrant cette fois-ci qu’il est au-dessus de ses guerriers. Au XVIIIe siècle, tout l’absolutisme du roi — à supposer qu’on puisse réellement parler d’absolutisme pour un Louis XV bien moins potent que son arrière-grand-père — semble suspendu à cette question des origines.
Pour autant, l’interprétation germaniste sert des desseins très variés. Pour Boulainvilliers, dont Jacques de Saint Victor offre une réhabilitation vigoureuse et convaincante, les héritiers des assemblées franques sont les pairies. Pour les Parlements [2], il s’agit bien sur d’eux-mêmes. Ces Parlements qui ont précipité la Révolution non pas pour lutter contre l’absolutisme mais pour se l’attribuer seront parmi les première victimes de la Révolution. Pour un courant plus républicain enfin, les héritiers de ces assemblées d’égaux sont la nation elle-même, dont le concept est alors détaché du Roi. La Nation est représentée par les Etats généraux qu’il convient de convoquer pour résoudre ces maux qui accablent la France.
Mais ce que veulent tous ceux qui développent cette théorie germaniste ce n’est pas une révolution mais une restauration de la véritable monarchie mixte ou limitée qu’ils disent oubliée, à l’image de la Glorieuse révolution anglaise, qui s’est inscrit dans l’histoire et la tradition, ce qui explique son succès.
Une critique un peu simpliste des physiocrates
Dans cet enchevêtrement de conflits, la place accordée aux physiocrates n’est pas des plus flatteuses. Si Jacques de Saint Victor offre une place importante à ces précurseurs du libéralisme économique, c’est pour condamner leur dogmatisme et leur maladresse. Peut-être est-il à ce propos regrettable que l’auteur ne fasse pas de distinction entre le despotisme éclairé et le despotisme légal ou encore critique un discours économique un peu caricaturé avec des formules faisant allusion au débat français actuel très hostile au libéralisme économique. Si les physiocrates refusent que le propriétaire soit forcé de vendre son blé pour soi-disant éviter une disette ce n’est pas seulement au nom de principes et théories abstraites, moins encore pour défendre l’intérêt particulier contre l’intérêt général, c’est parce que croire que ces réquisitions servent le bien public est aussi facile que simpliste et faux. Par ailleurs Saint Victor explique que le libéralisme économique a mieux marché en Angleterre parce que les propriétaires détenaient le pouvoir de contrainte et mataient les révoltes, ce qui est peut-être un peu court.
Quand Saint Victor cite Adam Smith : « la famine n’est jamais due à une autre cause qu’à la violence du gouvernement quand il essaie de remédier, par des moyens impropres, aux inconvénients d’une disette", il ne prend pas au premier degré un propos pourtant limpide, il l’interprète comme donnant une justification intellectuelle à ce qu’il perçoit être les seuls intérêts des propriétaires et de l’"économie », sans voir que comme aujourd’hui la libéralisation est supposée servir les intérêts de tous.
Quoi qu’il en soit, de cette critique des physiocrates on se dirige progressivement vers la promotion du républicanisme classique avec des auteurs tels que Mably auquel l’auteur pardonne son utopie de communisme des biens. Saint Victor développe longuement l’apothéose de ce républicanisme classique contre la « civilisation marchande », qui n’est pas sans faire écho aux poncifs français de notre époque.
Si le livre nécessite un peu de connaissance et d’affinités sur l’histoire pré-révolutionnaire, il ravira certainement les passionnés d’idées et d’histoire, en proposant de nouvelles perspectives, en développant le rêve oublié d’une restauration de la liberté originelle des Francs contre l’absolutisme royal et son histoire officielle.
[1] Encore qu’au XIIIe siècle, le roi et ses légistes faisaient interdire l’enseignement du droit romain à Paris et assurait l’indépendance vis-à-vis l’empereur du Saint-Empire.
[2] C’est-à-dire les cours de justice d’Ancien Régime