Accueil > Philosophie > Philosophie générale > Le Libéralisme américain > Alain Laurent, Le libéralisme américain : chapitre 1 - Angleterre 1880-1930 : (...)
Alain Laurent, Le libéralisme américain : chapitre 1 - Angleterre 1880-1930 : le New liberalism
Un article du blog de Copeau
vendredi 28 juillet 2006
En 1884, Herbert Spencer [1] déplore le changement de signification du terme "libéralisme", jusque là compris au sens classique du terme (libre-propriété, droits individuels, lutte contre la coercition de l’Etat, liberté des contrats, etc), en une sorte de quasi social-démocratie. Il s’indigne d’ailleurs moins du caractère coercitif des mesures prises par les derniers gouvernements de l’époque, que du fait que ce soient des soi-disant libéraux qui les prennent. Comme Spencer l’ajoute :
De même que dans le passé le vrai libéralisme s’opposait à l’extension de l’autorité illimitée de la monarchie, de même le vrai libéralisme actuel doit s’opposer au développement d’une autorité parlementaire illimitée.
Spencer sera d’ailleurs très clairvoyant en affirmant que si les libéraux dévoient le libéralisme, ce seront des conservateurs éclairés, ceux qui défendent l’individualisme contre le socialisme (Thomas MacKay, Auberton Herbert) qui marqueront le renouveau du libéralisme (ce sera le cas en Angleterre avec Maggie, bien évidemment).
Qui sont les auteurs incriminés par Spencer ? quels sont ceux qui confirmeront, dans l’Angleterre Victorienne et après la Première guerre mondiale, ses dires ? Alain Laurent en distingue quatre, Stuart Mill, Green, Hobhouse, Keynes.
Mill et la voix de sa mé-mère
John Stuart Mill est un auteur très particulier, qui a considérablement évolué au cours de sa carrière intellectuelle, sans toujours renier ses écrits d’origine, un peu à la manière d’un Proudhon, par exemple. Partisan du laissez-fairisme, il est à la fois l’une des plus grandes figures du libéralisme moderne (Principles of political economy, 1848), anti-étatiste et partisan du libre-contrat (On Liberty, 1859), et un précurseur d’une sorte de socialisme light, essentiellement sous l’influence de sa femme et de sa fille. La troisième édition de ses Principles, ne datant pourtant que de 1852, constitue déjà une considérable évolution de Mill, bien que On Liberty ne la mentionne pas. Entre-temps, la révolution de 1848 a porté ses fruits, et son « esprit » a atteint l’Angleterre. Son « socialisme tempéré », comme il le nomme lui-même, vise tout particulièrement la notion de propriété, pourtant cardinale pour tous les libéraux. Il considère sur la fin de sa vie que la propriété, et partant l’héritage, doivent être tempérés par l’évolution du progrès social, et que la distribution, que la propriété vient contrecarrer, doit résulter de conditions dépendantes de la volonté humaine (autrement dit, du gouvernement). Mill n’est pas un socialiste pour autant ; dans son dernier essai, On Socialism, paru après sa mort, il est attentif au sort des plus défavorisés, en pleine crise de paupérisme industriel, reprend à son compte certaines thèses socialistes, mais uniquement celles qu’il estime compatibles avec l’idéal de la liberté individuelle, qui ne l’a jamais abandonné. Il écrit :
Les socialistes ont généralement une notion imparfaite et unilatérale de la concurrence (...) L’intérêt personnel sera pour longtemps encore un stimulus plus efficace pour la plus vigoureuse et prudente conduite de l’économie que les motifs moralement les plus élevés.
Il pense donc qu’il faut refonder autrement l’institution de la propriété, qui, sous réserve de compensations adéquates, en abandonnant les formes excessives et non méritées de propriété (l’héritage). Utilitariste, Mill dénie à la fois le droit naturel de la propriété, d’ordre axiomatique, mais plus encore en lui donnant le statut d’un instrument politique comme un autre, il altère la base même de la théorie du libéralisme économique. Il va bien plus loin que les pourtant modérés Constant et Tocqueville (le premier ne croyait pas au droit naturel de la propriété, mais lui conférait tout de même un caractère inviolable une fois acquise ; le second a vigoureusement défendu la propriété, quoi qu’on en dise [2]). Alain Laurent note avec esprit que la conception de l’intervention de l’Etat finalement défendue par Mill va à l’encontre de Mill lui-même, qui s’est plus que tout autre opposé à la tyrannie de la majorité. Or, c’est bien de cela dont il s’agit quand une majorité politique peut décider de ne plus reconnaître le droit de propriété d’une minorité.
Green et le holisme réactionnaire
Thomas Hill Green est plutôt un défenseur de la liberté qu’un libéral. C’est lui qui a inventé la summa divisio liberté négative (ne pas être entravé dans son action) et liberté positive (pouvoir effectivement réaliser ses projets), que reprendra Isaïah Berlin. Il considère que les libéraux (auxquels il ne s’assimile pas) se sont limités à la seule dimension négative de la liberté, celle du laissez-faire. pour atteindre la liberté positive, l’intervention de l’Etat serait alors nécessaire [3]. La loi et l’Etat doivent selon lui modeler l’activité socio-économique, très inquiétante en son temps. Allant bien plus loin que Mill, Green considère que la loi et l’Etat sont un « tout organique », qui sont non pas en droit mais en devoir de jouer le rôle d’instruments de moralisation des individus, afin de les faire accéder à la « liberté morale ». pour lui, et on est très très loin du libéralisme classique, les droits individuels n’ont de valeur que s’ils s’appliquent à la poursuite des fins morales ancrées dans le bien commun de la société.
La parution quasi simultanée des écrits de Mill et de Green va amener nombre d’intellectuels à réfléchir à ce qu’il faudrait changer dans le libéralisme classique, tout en répondant au défi des revendications croissantes d’égalité sociale proféré par les socialistes fabiens. Hobhouse en sera le principal contributeur.
Hobhouse, inventeur du New Liberalism
Au tournant du Xxe siècle, Leonard Hobhouse est un proche du parti travailliste, à peine naissant. Ce sont dans les années 1908-1911 qu’il écrira sur la nécessaire refondation du libéralisme. Dans Liberalism, paru en 1911, attaque frontalement la conception lockéenne de l’individualisme, ainsi que le libéralisme manchestérien (celui des utilitaristes, Bentham, James Mill, etc). Il considère tout particulièrement que ce libéralisme-là a échoué. La liberté du plus grand nombre est fictive, seule reste l’inégalité et la pauvreté des masses. Il considère lui aussi qu’une société saine est nécessairement organique, au sens de Hegel. Ce qui bien sûr renvoie à une conception holiste du social : l’individu n’est rien en dehors de son étroite intégration à un tout social. La référence biologisante à ce qu’il entend par « tout » n’est bien sûr pas sans rappeler les hérauts de la contre-révolution française, de Maistre en tête. Pour Hobhouse, c’est au nom du bien commun arrimé au « tout organique » de la société, que les individus sont invités à corriger la notion qu’ils ont leurs droits.
L’idéologie de Hobhouse est donc nouvelle. Il la nomme malgré tout « libéralisme », ou plus exactement « New Liberalism », puisque son objet est d’accompagner l’évolution intellectuelle de libéraux sincères qui, selon lui, se sont fourvoyés face au paupérisme et à la misère.
Keynes et le labour-libéralisme
Lloyd George, Premier ministre de 1916 à 1922, s’inspire fortement des thèses de Hobhouse. Ce sera du reste la seule véritable expérimentation pratique des thèses du New Liberalism, puisque dès 1918 le parti travailliste a rompu son alliance parlementaire avec le parti libéral, à son grand avantage puisque dès 1922, il le supplantera – et définitivement jusqu’à nos jours. Le parti libéral ne cessera alors de se gauchir, pour finalement épouser les thèses socialistes, à l’image de Hobson, l’un de ses doctrinaires. Keynes, qui commence à être connu, est alors proche de Hobhouse et de Hobson. Il s’affirme libéral car partisan du libre-échange, mais souscrit complètement à l’inflexion interventionniste imprimée entre 1880 et 1920. Il réfléchit même aux points de jonction entre libéraux et travaillistes, et a fortement inspiré le programme électoral du parti libéral pour les élections de 1929.
Par un étonnant chassé-croisé, les conservateurs des années quatre-vingt ont épousé le libre marché ; les LibsDems (héritiers du parti libéral) sont à présent plus à gauche que le parti travailliste, mais au final, tout le pays épouse à présent les concepts de l’économie libérale. Ce qui est tout de même très enviable pour le Français que je suis.
S’il ne reste quasiment rien du New Liberalism des années vingt, cette séquence anglaise a toutefois servi de terreau à une plante plus persistante, qui, elle, a poussé aux États-Unis peu après.
Article initialement paru sur le blog de Copeau
[1] Herbert Spencer, "The New Torysm", Contemporary Review, février 1884.
[2] Alexis de Tocqueville, Discours contre le « droit au travail », 12 septembre 1848.
[3] On est proche de la distinction marxienne entre liberté formelle et liberté réelle, me semble-t-il.