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A propos de l’affaire Papon
La justice n’est pas la vengeance
mardi 26 octobre 1999
Pourquoi ? Parce que ces inventeurs de la justice moderne sont aussi des sages. Beaucoup ont connu l’Ancien Régime et ses abus, la Révolution et sa terreur, le Directoire et sa corruption. Ils savent ce qu’il en coûte pour la paix civile de confondre justice et vengeance. A fortiori, l’expérience leur a enseigné que techniquement il est impossible de juger au-delà d’un certain délai. Les témoins sont morts, les preuves ont disparu ou se sont altérées, que reste-t-il de la mémoire des survivants ? Quant à organiser le jugement d’un vieillard par des hommes nés, pour la plupart, après les faits qu’on lui reproche, et à partir de qualifications pénales inexistantes à l’époque de ces mêmes faits, le ridicule le dispute à l’absurde. [...]
Je ne suis pas là pour dire que Maurice Papon est innocent : je dis que les faits dont il s’est éventuellement rendu coupable auraient dû être jugés dans les années qui ont suivi la guerre. Vous me rétorquez qu’on les a connus bien après ? Eh bien, qu’on lui fiche la paix ! La justice, je le répète, est d’une essence supérieure à la vengeance. L’action doit pouvoir s’éteindre pour que s’éteignent les haines. Sinon, nous créons un état de guerre civile permanente !
La notion de crime contre l’humanité doit tout aux circonstances. N’ayons pas peur des mots : je tiens, moi, pour une forme d’arbitraire les termes de l’arrêt de la chambre d’accusation de la Cour de cassation renvoyant Papon devant la cour d’assises de Bordeaux : "L’accusé ne pouvait ignorer..," Les juges ne se fondent pas sur des faits : ils affirment. Avec ces cinq mots, la boucle est bouclée : les juges font de l’histoire, ils ne font plus du droit ; et tout devient possible !
DIDIER GALLOT
Extrait d’un débat publié dans Valeurs Actuelles du 27 septembre 1997.
Didier Gallot est juge d’instruction.
Il est l’auteur de plusieurs essais publiés chez Albin Michel, notamment Les Fossoyeurs de la justice (1992).
Passion justicière, haine du droit
Le droit doit être désormais au service exclusif de la douleur. S’il s’encombre de procédures et de précautions, s’il met l’émotion à distance, s’il s’obstine à maintenir la distinction entre accusé et condamné, alors le droit comparaît devant le tribunal de l’opinion et ses juges en colère.
Le dernier épisode de l’affaire Papon offre un exemple flagrant de cette nouvelle situation. Cet homme jouissait jusqu’au 20 octobre de toutes les prérogatives de la liberté, parce qu’il a comparu libre à la cour d’assises de Bordeaux et il a comparu libre parce qu’il avait quatre-vingt-sept ans. L’imprescriptibilité n’arrête pas le temps : les magistrats sont restés sourds aux pressions qui leur intimaient d’oublier cette donnée fondamentale. En tenant compte de l’âge de Maurice Papon et de son état de santé, ils ont voulu tout mettre en oeuvre pour que les audiences aillent jusqu’à leur terme. Nulle indulgence dans cette décision mais, comme l’a courageusement martelé Robert Badinter, le souci de léguer un procès irréprochable aux générations à venir.
Or, pendant les deux jours qu’a duré la cavale de Maurice Papon, on a assisté à un véritable déchaînement. Quelques parties civiles et nombre de journalistes ont demandé des comptes. Ils ont dit qu’il aurait fallu placer Papon sous contrôle judiciaire, alors même qu’aucune coercition ne pouvait être légalement exercée à son encontre jusqu’à l’examen de son pourvoi en cassation. Sommé il y a peu encore de ne pas infléchir le cours de la justice, le gouvernement était maintenant accusé de n’être pas intervenu.
Serge et Arno Klarsfeld sont allés plus loin. Ils ont fait grief aux magistrats de Bordeaux d’avoir organisé l’impunité du criminel, rien de moins ; ils ont traîné dans la boue le président Castagnède pour avoir acquitté Papon en le faisant comparaître libre (ce qui est absurde puisque la cour l’a condamné en temps voulu) et ils ont fait crédit au « peuple français » de l’avoir jugé coupable avant même la première audience (mais pourquoi alors voulaient-ils un procès ?). De l’Occupation à nos jours, l’Histoire vue par les Klarsfeld se ramène au contraste édifiant entre l’indéfectible générosité populaire et l’infatigable ignominie des fonctionnaires. Vive le peuple ! Mort aux institutions ! Tel est leur credo, telle est la leçon insensée qu’ils tirent du XXe siècle.
L’institution judiciaire, cependant, a infligé à Papon dix ans de réclusion pour complicité de crimes contre l’humanité. Il a pu mettre à profit les avantages que lui octroyait la loi pour fuir, sans vergogne, la France. Mais ce qu’il ne pouvait pas fuir, c’était l’échéance ultime et c’était son indignité. Celle-ci est acquise pour toujours. Et si, à force de détours ou de recours, l’ancien secrétaire général de la préfecture de Gironde avait réussi à ne pas aller en prison, ce n’était pas lui, nous le savons tous, qui aurait gagné : c’est la mort.
On peut se réjouir aujourd’hui d’avoir battu sur le fil la mort de Maurice Papon : chacun ses priorités. Mais ceux qui s’indignent depuis le premier jour des scrupules ou des largesses de l’Etat de droit ont un comportement détestable. Je suis fils et petit-fils de déporté. Je leur dénie donc solennellement le droit d’annexer toutes les victimes à leur combat. Je ne suis pas, il est vrai, une association. Mais, si l’on me dit que je ne représente que moi-même, alors les autres « fils et filles » ne sont pas logés à meilleure enseigne : ils ne peuvent parler qu’en leur nom. Et je n’ai pas besoin de mandat pour refuser d’admettre que la mémoire du plus grand crime ait pour mission ou pour résultat de creuser encore un peu plus le fossé déjà si profond entre la passion justicière et le respect du droit.
Alain Finkielkraut
Le Monde daté du mardi 26 octobre 1999