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Misère du relativisme (première partie)
Un article du blog de Copeau
mardi 2 janvier 2007
Raymond publie Renouveler la démocratie. Éloge du sens commun, chez Odile Jacob. On y trouvera des développements sur la thèse qu’il expose dans la dernière livraison de Commentaire, dans un article intitulé « Misère du relativisme ». En style télégraphique, voici ses principales thèses.
A chaque époque son idéologie favorite : l’historicisme au XIXe, le relativisme aujourd’hui. Tocqueville avait bien compris que, lorsque les opinions de chacun sont jugées également respectables, il n’y a plus aucune assertion qui puisse être tenue pour vraie et pour objectivement valide.
Il pensait donc que, hors du champ des sciences et des techniques, toute théorie n’aurait que le statut d’une opinion.
Cette « dérégulation intellectuelle » était pour Tocqueville vouée à atteindre la sphère du culturel, mais aussi de la vie sociale et politique.
C’est d’autant plus vrai à présent avec la mondialisation : les mouvements migratoires ont permis l’installation d’individus d’origine diverse en Occident, accroissant l’hétérogénéité culturelle.
Le « marché intellectuel » a offert une offre théorique en réponse à une demande de théories légitimant le relativisme. Si les « maîtres du soupçon » (Marx, Nietzsche, Freud) sont apparus au XIXe, c’est dans la seconde moitié du Xxe siècle que leur pensée a donné lieu à d’infinies déclinaisons dans un sens relativiste.
La déconstruction
Évidemment Raymond évoque l’un de ses dadas : le déconstructionnisme de Derrida. Selon ce dernier, toute vérité est vouée à être déconstruite parce qu’apparente et illusoire. Les Mots et les choses de Michel Foucault sont fondés sur l’idée que l’histoire de la pensée peut être découpée en « époques » qui ont eu, chacune, une conception différente de la vérité. Au XVIIe et XVIIIe, on ne jure que par la raison (tout phénomène doit s’expliquer par ses raisons d’être) ; au XIXe, par l’histoire (tout phénomène doit s’expliquer par ceux qui le précèdent). Or, s’il existe plusieurs conceptions de la vérité, c’est qu’aucune ne s’impose.
Huntington ne dit pas autre chose de nos jours, en prétendant que la notion d’universalité serait une singularité de la pensée occidentale, qu’on ne retrouve pas dans les autres traditions de pensée. Alain Touraine, pour prendre un autre exemple, n’a-t-il pas déclaré à la presse ne pas voir les arguments qui permettraient de rejeter la polygamie, sinon qu’elle est contraire aux coutumes en vigueur dans les pays occidentaux ?
« Nouvelles sociologies » et culturalisme
Depuis les seventies, la « nouvelle sociologie des sciences » de Khun et surtout Paul Feyerabend dit que la science propose des visions du réel qui doivent être tenues pour des constructions parmi d’autres possibles.
la « nouvelle sociologie des arts » affirme que la valeur d’une oeuvre d’art vient de celle que lui donne les acteurs de l’art, par d’une quelconque objectivité artistique
la « nouvelle sociologie des normes » de Boltanski tend à voir toute norme avec des lunettes culturalistes : les individus adopteraient telles ou telles normes et valeurs non parce qu’elles seraient fondées dans leur esprit sur des raisons, mais parce qu’elles leur sont inculquées par le milieu.
D’une façon plus générale, on retrouve bien ici le célèbre culturalisme : il y aurait des forces émanant des cultures, qui imposeraient à l’individu ses croyances morales, esthétiques, politiques. Tous les schémas de pensée théorisant l’individu comme point d’application de forces extérieures échappant à son contrôle, font le lit du relativisme. Le sociologue cherchera donc à enregistrer telle pratique ici, telle autre là, sans chercher à lui donner du sens, et sans bien évidemment la juger.
Effets régressifs
A la différence du marxisme, du darwinisme social ou du positivisme, le relativisme est dénué de contenu. Il dit seulement que toute croyance est fragile et que toute interprétation du monde est bonne à être « déconstruite ».
Ce qui a des conséquences sur l’action des hommes politiques : ils n’agiront plus selon un « intérêt général » qui lui-même peut être déconstruit, mais selon les passions et les intérêts des électeurs [1].
Exemples d’influence du relativisme dans le champ du politique :
vote par le parlement d’une série de lois interdisant certaines opinions en matière historique, et en en imposant d’autres (esclavage, colonisation). La question n’est pas de savoir quel jugement porter sur ces sujets, mais de savoir si ce jugement peut légitimement être imposé au public par un vote parlementaire. Considérer que oui, c’est être explicitement imprégné de relativisme [2].
Ces votes s’expliquent par la pression exercée sur les parlementaires. Ils sont contraires à trois principes fondamentaux : 1) la réalité des faits historiques ne peut être établie que par la communauté des historiens, obéissant aux règles générales d’impartialité ; 2) il est choquant qu’on puisse poursuivre pénalement un historien, au motif qu’il a insisté sur l’implication, pourtant indiscutable, des Arabes et des Noirs dans la traite ; 3) le principe de précaution : voter des lois qui ont pour conséquence de confier à la seule sagacité du juge le soin d’écarter des décisions (ou poursuites) pourtant absurdes.
les caricatures danoises de Mahomet : s’il est légitime de faire preuve de retenue à l’égard des croyances, cette attitude ne doit pas être imposée par l’autorité politique, sous peine de vider de contenu le principe de la liberté d’opinion et d’expression. Or, des pressions sont exercées en ce moment pour limiter cette liberté, comme dans l’exemple précédent.
Régression de la connaissance : Durkheim et Weber ont réalisé un progrès immense dans la compréhension de la mentalité des « primitifs ». Ces derniers, en effet, adhèrent selon eux à des explications des phénomènes naturels qui ne doivent rien à la science occidentale, mais ne sont pas dénués de logique ou d’explications. Ceci permettait de bien dissocier la compréhension et l’appréciation. Or, ces progrès paraissent à présent oubliés : il ne s’agit plus de comprendre le passé, mais de le juger. Il ne s’agit plus de comprendre les différences culturelles, mais de seulement les enregistrer. On se contente de mettre les différences de pratiques d’une société à l’autre sur le compte d’une « biodiversité culturelle [3] » (excision, polygamie, etc).
Article paru initialement sur le blog de Copeau
[1] ce qui est du reste l’une des vulgates de base de l’école du Public Choice.
[2] Raymond évoque l’imbécillité de la chambre des représentants de l’Indiana qui, en 1897, a fixé à 3,2 la valeur de pi. Seul un obscur journal local trouva à l’époque un peu étrange un tel vote.
[3] En soi cette expression est curieuse, car elle incite à concevoir la diversité culturelle comme de même nature que la diversité biologique, ce qui implique que la rationalité humaine tienne peu de place dans l’explication des différences culturelles qu’on observe dans le temps et dans l’espace.