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Ascension et chute de la vague conservatrice américaine

lundi 13 avril 2009

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Historien et journaliste britannique, Godfrey Hodgson a vécu au total une quinzaine d’années outre-atlantique, joui du "privilège de détenir une carte de presse de la Maison-Blanche", enseigné à Berkeley et à Harvard, et publié plusieurs ouvrages sur les Etats-Unis, en particulier More Equal than Others, America From Nixon to the New Century. L’édition originale parut en février 2004, à l’époque où John Kerry et John Edwards se disputaient l’investiture démocrate. Traduit en français à l’occasion de la dernière campagne, ce texte n’a nécessité que des adaptations mineures, tant l’auteur a pris ses distances avec l’actualité événementielle, pour "tenter de comprendre ce qui s’est passé aux Etats-Unis durant un quart de siècle". Quelle a été la genèse de la vague conservatrice ? Peut-on la réduire, comme le titre choisi le suggère, à un accroissement délibéré de l’inégalité ? Comment s’explique sa longévité ? Touche-t-elle vraiment à sa fin ? Voilà les principales interrogations soulevées par un ouvrage bien documenté et argumenté, pêchant certes par esprit partisan, témoignant avant tout du pesant désarroi dans lequel avait sombré le camp démocrate.

La suprématie conservatrice

Le traumatisme de la Grande Dépression et le précaire succès du New Deal avaient esquissé un "consensus libéral" (dans l’acception américaine du terme), consensus largement renforcé par la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide. Or, de l’aveu même de l’auteur, ce consensus fut bouleversé par les "événements tumultueux des années 1960" : dissolution des moeurs, accroissement de la délinquance, émergence de la "contre-culture", de l’anticonsumerism et d’un pacifisme naïf... L’Amérique profonde commença à s’indigner de la complaisance des politiciens démocrates face aux désordres de toutes natures et aux effets pervers de l’affirmative action. Le Voting Right Act initié par Lyndon Johnson en faveur des Noirs offrit aux Républicains les suffrages des Blancs du Sud, basculement inconcevable quelques années plus tôt. Norman Podhoretz et d’autres intellectuels de premier plan rompirent avec le "pourrissement des idées progressistes", pour conceptualiser un corpus doctrinaire néo-conservateur. La relative stagflation de la décennie 1970 accrédita la primauté du supply side et le monétarisme prônés par Milton Friedman. L’élection de Ronald Reagan résulta autant d’un climat porteur que des carences de l’Etat keynésien. Préalablement comparable des deux côtés du Pond, la croissance économique allait s’avérer presque continuellement supérieure aux Etats-Unis à partir de 1983, et grandement contribuer à réduire le chômage à un niveau continuellement inférieur à celui sévissant en Europe. A cet égard, "l’extrême lenteur" évoquée par Godfrey Hodgson contredit la réalité des chiffres. Universel nouveau paradigme à l’issue de la guerre froide, les Reaganomics entraînèrent par ailleurs une vague d’expansion planétaire sans inflation ni précédent historique. Le libéral Bill Clinton administra avec une louable perspicacité l’héritage reaganien. "A la fin des années 1990, reconnaît l’auteur, la majorité des Américains estimaient avoir réussi". Restauration, pour le meilleur et pour le pire, d’un certain "ordre moral", la révolution reaganienne contribua à exacerber la cultural war qui faillit, par exemple, déboucher sur un Monicagate, et qui devait ouvrir à George W. Bush les portes de la Maison-Blanche ; du moins aboutit-elle à un étroit consensus sur le pilotage de l’économie.

Résurgence du Gilded Age

L’auteur consacre un dixième de la pagination aux nouvelles technologies afin de minimiser le rôle moteur de l’entrepreneur et du marché en matière d’innovation, en particulier s’agissant du développement de la cybernétique et de la vulgarisation du personal computer et de l’internet. Aurait-il omis de lire Schumpeter ? La suprématie technologique de l’Amérique résulte certes d’une fructueuse collaboration entre l’Etat, l’Université et le secteur privé, mais quelle serait l’utilité sociale d’une invention non commercialisable ou non commercialisée ? Dans la mesure où l’Etat vise à optimiser la mixtion progrès économique et progrès social, l’intérêt général bénéficie largement de la course au profit maximum, et même de la sophistication de l’ingénierie financière : au sens étymologique du terme, spéculer signifie observer au loin. N’en déplaise à Godfrey Hodgson, si elles permirent l’essor d’une "économie-casino", la formation de la "bulle internet" et la banqueroute frauduleuse d’Enron, l’administration de Ronald Reagan et celles de ses successeurs immédiats usèrent en général avec pragmatisme de la boîte à outils "ultra-libérale". Telle est d’ailleurs l’opinion de Jacques Mistral, ancien conseiller économique de Michel Rocard, et auteur du récent ouvrage intitulé La Troisième révolution américaine. Hélas, avant même l’éviction du secrétaire d’Etat au Trésor Paul O’Neill, personnalité unanimement estimée, y compris dans le tiers-monde, l’administration de George W. Bush sombra dans un dogmatisme excessif. La déconstruction du big government et la déréglementation constituaient désormais les ultimes finalités de la démocratie américaine. Ainsi purent essaimer une spéculation aventureuse et une distribution de subprimes mortgages irresponsables. Le containment de l’endettement de l’Etat, l’entretien des équipements collectifs, la qualité de l’enseignement public, déjà compromise, Godfrey Hodgson ne manque pas de le souligner, en raison de la prolifération ségrégative des suburbs et de la préoccupante indigence des plus plébéiens d’entre eux, tout cela fut sacrifié sur l’autel de tax cuts ayant surtout avantagé les 5% les plus riches. Peu importait sans doute que la progression de l’inégalité des conditions réduisît à néant la perspective de l’égalité des chances. Quant à la généralisation de l’assurance maladie, vil programme leftist, il n’en fut jamais question. Au bout du compte, durant l’administration de George W. Bush, les Etats-Unis ont dévissé de la sixième place à la douzième place au palmarès mondial du "développement humain". Appréhendée dans sa globalité, et par rapport à l’ère précédente, la vague conservatrice américaine n’est pas sans évoquer le guilded age issu de la Guerre de Sécession, période de vigoureuse croissance démographique et économique entrecoupée de crises violentes, période prolifique d’innovations, mais aussi de fraudes en tous genres et de faillites retentissantes, période qui permit l’édification de fortunes colossales, tandis que se multipliaient les taudis miséreux. Cette période propulsa un pays encore relativement sous-industrialisé et partiellement ravagé par les cambats au rang de première puissance mondiale...

Nouveau siècle et "nouveau monde"

En affichant une implacable quoique courtoise fermeté face à l’URSS, en imposant un embargo sur certaines fournitures industrielles, en orchestrant un contrechoc pétrolier, en lançant l’Initiative de défense stratégique, Ronald Reagan précipita la chute d’un régime putrescent, donc d’autant plus dangereux qu’il pouvait succomber à la tentation d’une suicidaire fuite en avant. Décontenancés, les contempteurs de l’Amérique se résignèrent un moment à l’évidence : tout au long de la guerre froide, la paix mondiale avait reposé non sur l’"équilibre de la terreur", mais sur la suprématie militaire de l’Amérique, suprématie désormais totale, scientifique, technologique, économique, intellectuelle, culturelle, voire morale, suprématie aujourd’hui matérialisée par le développement tentaculaire du World Wide Web, du Global Positionning System (GPS) et... de l’économie financière sur les cinq continents. D’où la problématique ainsi formulée par l’auteur : "Etant donné que les Etats-Unis exercent sur le monde une influence presque illimitée, que comptent-ils faire ? [...] Vont-ils obliger le reste du monde à adopter une idéologie néo-libérale et un capitalisme de marché sur le modèle américain, pour servir les seuls intérêts de l’Amérique ?" En fait, on imagine mal les Etats-Unis contraindre la Suède à abandonner son "modèle" social ! On imagine mal comment les capitalismes coréen, indien, chinois, brésilien pourraient "servir les seuls intérêts de l’Amérique". On imagine certes la confusion susceptible de s’établir dans l’esprit des adversaires du capitalisme entre l’éventualité d’un monde à venir totalement - c’est-à-dire entièrement - régi par le principe de la démocratie libérale (la fin de l’histoire) et l’avènement d’un monde totalitaire. L’intention de l’auteur n’était pas de cautionner une telle confusion, mais d’exprimer ses réserves face à "l’administration la plus arrogante et la plus incompétente qui ait dirigé le pays" (du moins depuis le New Deal !), administration méritant néanmoins le bénéfice des circonstances atténuantes. Malgré son aversion pour le conservatisme, Godfrey Hodgson manifeste une hauteur de vue dont devraient s’inspirer tous ceux qui enragent de faire croire au déclin des Etats-Unis, dérisoire "terrorisme intellectuel" visant à l’éradication symbolique du "grand satan". Le post-american world esquissé par Fareed Zakaria évoque étrangement l’extension planétaire du "nouveau monde" américain.

Vers une nouvelle progressive eara

Modifié durant l’été 2006, donc trois mois avant les midterm elections, l’ultime sous-chapitre du livre s’intitule : "Les Démocrates peuvent-ils gagner ?" Déjà Godfrey Hodgson subodore la montée en puissance de Barack Obama. "La société américaine, affirme-t-il, s’est indéniablement montrée capable, plus qu’aucune autre, de changer et de dépasser ses préjugés et ses limites." Mais, pour n’avoir point reconnu les aspects constructifs de la révolution conservatrice, il n’en anticipe pas vraiment la chute, redoutant par exemple, que le premier Président américain noir soit un Républicain. "Au cours des quarante années passées, poursuit-il, la société américaine n’a pas ralenti son allure sur la voie du changement, elle a simplement changé de direction [...] pour revenir en toute connaissance de cause à une conception plus traditionnaliste". Encore convient-il de distinguer le conservatisme sociétal, bien vivace, d’un conservatisme politique aujourd’hui nécrosé. Durant plus d’un quart de siècle, les Démocrates n’ont su se prononcer que par réaction à l’idéologie dominante. Aujourd’hui, et tel était l’enjeu profond de la rivalité entre Hilary Clinton et Barack Obama, le rapport de force intellectuel s’est inversé. Les circonstances et les capacités respectives des candidats ont imposé ce que nombre d’observateurs, dont Jacques Mistral, appellent un "réalignement critique". Wall Street a très clairement voté Obama. L’élection de Barack Obama confirme la capacité de l’Amérique à évoluer et rebondir, marque le début d’une nouvelle ère progressiste, qui ne devrait pas retomber de sitôt dans les errements des années 1960, et pourrait enterrer la hache de la cultural war, cela sans évoquer ses multiples implications planétaires. "Nous entendions changer l’Amérique, et, en fait, nous avons changé le monde", concluait Ronald Reagan lors de son farewell adress du 11 janvier 1989. Ce message que le destin n’autorisa pas Franklin Roosevelt à prononcer, Barack Obama pourrait bien un jour le reprendre à son compte...

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