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Libéralisme économique et absolutisme au XVIIIe siècle : l’exemple de Pierre de Boisguilbert
mercredi 27 mai 2009
Ses œuvres sont à présent bien connues, à commencer par le Détail de la France (1695 [2]), ouvrage dans lequel il décrit à la fois la ruine générale de la France, due aux guerres dilapidaires du Roi-Soleil, et le mauvais système économique, tourné vers les oisifs plutôt que vers les producteurs de richesse. Boisguilbert expliqua le premier le circuit monétaire dans l’économie, et inspira fortement à ce titre Cantillon. Il clama – se séparant sur ce point de ses maîtres jansénistes – que le commerce, plutôt qu’un Léviathan éclairé, permet de pacifier la société et de favoriser l’émergence du lien social nécessaire à l’harmonie des rapports humains. On reconnaît ici des thèses chères à Bernard Mandeville, à Adam Smith, à Montesquieu. Plus encore, on croirait entendre Turgot lorsque Boisguilbert s’exclame :
« Il n’est pas question d’agir, il est nécessaire seulement de cesser d’agir avec une très grande violence que l’on fait à la nature, qui tend toujours à la liberté et à la perfection ».
Bien avant Friedrich Hayek, Boisguilbert avait compris que la liberté était le meilleur vecteur de communication entre producteurs et acheteurs. En informant chacun de la rareté ou de l’abondance des biens, elle évite ainsi les perturbations et cycles résultant d’une manipulation gouvernementale des prix et de la production.
Véritable activiste, Boisguilbert était un bretteur redouté, qui n’hésitait pas à soutenir ses thèses haut et fort, sans craindre ni les représailles, ni le rabâchage outrancier [3].
Félix Cadet et Gilbert Faccarello, en particulier, ont permis aux lecteurs modernes de découvrir, et de réévaluer, la valeur des écrits et des arguments professés par Boisguilbert [4]. Jacques de Saint-Victor mentionne également cet auteur comme l’un des meilleurs opposants à l’absolutisme royal. Il est donc intéressant de se pencher plus avant sur la pensée de Boisguilbert, et aussi sur le contexte économique et politique de son époque.
La France de cette fin de XVIIe siècle vivait dans un état de misère permanente. La politique économique menée par Louis XIV et ses ministres en était responsable. Voici ce qu’écrit Alain Frerejean à ce propos [5], c’est édifiant :
« L’ouvrier agricole habite généralement une maison d’une seule pièce, parfois partagée avec une autre famille. A l’intérieur, des paillasses sur le sol en terre battue, une cheminée où pend la crémaillère, une armoire où il range sa vaisselle en terre cuite, ses chemises de chanvre, quelques draps et des couvertures de laine. Dehors, un cabanon avec quatre ou cinq poules, deux ou trois brebis que les enfants mènent paître sur les terrains communaux ; elles sont élevées pour la laine et la reproduction, pas question de les abattre pour la viande. Attenant à la maison, un potager, où l’on cultive quelques légumes (choux, fèves ou bettes, lentilles, pois ou navets).
Ces manouvriers, comme on les appelle alors, ne possèdent que de rares outils à main, une bêche et une faux, voire simplement une fourche de bois et une faucille. (…)
Ces années-là, lorsque l’humidité empêche les grains de mûrir et que la moisson se révèle mauvaise, les laboureurs préfèrent moissonner uniquement avec l’aide de la main-d’œuvre familiale. Le chômage s’ajoute alors à l’envolée des prix des céréales, et le manouvrier en est réduit à envoyer d’abord ses enfants mendier aux portes des couvents et des villes, puis, la misère s’accentuant, les parents prennent eux-mêmes la route et finissent par constituer de petites troupes de chapardeurs, voire de vrais brigands, ou, pour les hommes, par se faire enrôler comme soldats du roi.
Si les paysans les plus aisés, les laboureurs, semblent manquer de charité chrétienne, c’est que, depuis les guerres de Richelieu, ils sont écrasés d’impôts, devenus la principale cause de misère. Le clergé, la noblesse, les titulaires des offices en sont exempts ; les impôts retombent entièrement sur le peuple, surtout celui des campagnes. La taille absorbe en moyenne 20 % du revenu des paysans. En y ajoutant la gabelle, les aides, la dîme due au clergé (qui varie de 3 % à 12 %), les droits seigneuriaux, etc., la moitié environ du revenu paysan est ponctionnée par l’impôt. De quoi décourager les plus entreprenants : à quoi bon, en effet, travailler davantage, pour engraisser les agents du fisc ?
Dans le Vivarais, le bruit a couru que deux nouveaux impôts allaient être établis, l’un sur les chapeaux, l’autre sur les naissances. Après avoir écrasé la révolte, les mousquetaires pendent quelques centaines de montagnards cévenols et en envoient d’autres aux galères. En Bretagne, la révolte des Bonnets rouges contre le papier timbré est tout aussi aisément réprimée. « Nos pauvres Bas-Bretons, écrit Mme de Sévigné, s’attroupent par les champs et, dès qu’ils voient les soldats, ils se jettent à genoux et disent mea culpa : c’est le seul mot de français qu’ils sachent... On ne laisse pas de les pendre, jusqu’à quatorze au même arbre. Ils demandent à boire et du tabac, et qu’on les dépêche. »
La quasi-totalité des revenus du manouvrier est dépensée pour subvenir aux besoins en nourriture. Il ne reste donc pas grand-chose pour acheter du linge, de l’huile pour s’éclairer, et un morceau de lard pour les jours de fête. Car, dans cette existence désespérément triste, de loin en loin, la fête de village met une note de gaieté. Ce jour-là, on mange des crêpes ou des galettes, avec du lard et des châtaignes. Sur la place de l’église, au milieu des gueux, des colporteurs et des arracheurs de dents, on prend plaisir à regarder un acrobate, à écouter jouer du hautbois, de la flûte ou de la cornemuse. On danse le menuet, le branle ou la courante, tandis qu’un aveugle joue du violon ou chante une complainte. Mais il se trouve toujours quelque capucin ou cordelier pour rappeler la crainte de l’enfer. (…)
A chaque disette, marginaux, infirmes, malades, veuves sans ressources, paysans dépossédés de leur terre affluent vers les villes pour y trouver assistance. Mais, éconduits par les bureaux des pauvres, qui réservent leurs aumônes aux gens du cru, ils sont dûment enregistrés et pourvus d’un signe distinctif ; ils échouent alors dans les faubourgs des villes. Oubliant son devoir de charité, la société prend peur devant ces vagabonds indésirables, oisifs, asociaux, fauteurs de troubles ou porteurs d’épidémies.
Aussi, tant pour assurer le salut des âmes que par mesure de police, Mazarin promulgue, en 1656, un édit de grand renfermement, confirmé par Colbert quelques années plus tard. Tous les démunis de Paris sont, de gré ou de force, internés dans un hôpital général, qui compte bientôt trois établissements, la Salpêtrière, Bicêtre et la Pitié, et plus tard l’hospice des Enfants trouvés. Le régime de Bicêtre, réservé aux hommes, ressemble à celui d’une maison de redressement : les plus violents reçoivent le fouet ou sont mis aux fers. Au moins, chacun y mange à sa faim, un privilège. (…)
Durant l’hiver 1693, l’Hôtel-Dieu de Paris voit chaque jour mourir de faim plusieurs centaines de personnes. D’autres, faute de lit, périssent en pleine rue. La Reynie, lieutenant général de la police, tente de prévenir d’éventuelles émeutes en faisant construire une trentaine de grands fours dans la cour du Louvre pour y cuire chaque jour 100 000 rations de pain vendues deux sous la livre. La vente s’effectue en cinq endroits : le Louvre, la place des Tuileries, la Bastille, le Luxembourg et rue d’Enfer. On se dispute, on se bat, on s’écrase pour acheter ce pain vendu à perte. Une bourgeoise qui, par curiosité, était allée voir la distribution du pain périt étouffée.
Pour la seule année 1694, un million de Français meurent de faim, de froid ou de misère. On ne s’étonnera donc pas que Charles Perrault ait conté en 1697, dans Le Petit Poucet, la triste histoire d’un couple de pauvres bûcherons qui, ne pouvant plus nourrir ses sept enfants, va les perdre dans la forêt. En deux ans (1693 et 1694), le royaume voit son nombre d’habitants diminuer de 1 500 000 personnes, soit 6,8 % de la population. Du jamais vu depuis la peste noire. (…)
Pour cette période 1709-1710, la France dénombre 100 000 morts de froid, 100 000 morts de faim, auxquels s’ajoutent 50 000 morts d’épidémie. Une catastrophe ! « Votre peuple, Sire, que vous devriez aimer comme vos enfants, et qui vous a toujours été si dévoué, est en train de mourir de faim, écrit Fénelon à Louis XIV. Plutôt que de le saigner à blanc, vous feriez mieux de le nourrir et de le chérir ; la France entière n’est plus qu’un grand hôpital désolé et sans provisions. Vos sujets croient que vous n’avez aucune pitié de leurs souffrances, que vous n’avez d’autre souci que le pouvoir et la gloire [6]. »
Le territoire national a coûté cher à construire, la dépense essentielle étant la guerre. Sous Louis XIV, on connaît cinquante-cinq ans de guerre. Celle-ci nécessite le financement d’une armée, qui, de 45 000 hommes sous François Ier, atteint 450 000 hommes sous Louis XIV.
La France, pour faire face à ces dépenses, doit développer son commerce, ce fut déjà la volonté de Sully sous Henri IV, qui mit l’accent sur l’agriculture. Colbert poursuivit cette logique, par le développement du commerce maritime, en attendant le sucre après 1697.
Ce développement du commerce est connu classiquement sous le nom de mercantilisme. Colbert y ajoute la protection et les privilèges ; c’est cela, le colbertisme. Colbert veut accroître les exportations, par la création de deux flottes : une de commerce, qui veut se substituer peu à peu aux marins hollandais, lesquels faisaient l’essentiel du commerce international. Et une flotte de guerre, pour protéger les convois dans le monde. C’est ce triptyque infernal : augmentation acharnée des recettes par l’impôt, développement des exportations sous la protection militaire, qui prend le nom d’absolutisme économique. C’est contre celui-ci que Boisguilbert s’est battu.
Détaillons un peu le système mis en place par Colbert à partir de 1661. Il arrive aux affaires dans un contexte où le surintendant des finances Nicolas Fouquet est en disgrâce. Accusé de prévarication, il aurait construit le château de Vaux-le-vicomte avec les caisses de l’Etat royal. Colbert veut donc être un contre-Fouquet. Il veut une politique de l’ordre. Fouquet aux affaires a multiplié les irrégularités voire les détournements. N’oublions pas, en effet, que sous l’Ancien Régime, il n’y a pas de séparation entre les fonds de l’Etat et les fonds du roi. Le trésor de l’épargne est celui des impôts, celui du roi. Colbert, lui, incarne la modernité des finances. Il fait établir des relevés de compte simples : recettes et dépenses du roi. Grâce à ces deux livres, le roi peut connaître l’état du trésor. Ils sont tous deux visés chaque mois par le roi. A partir de Colbert se dégage la notion de budget.
L’Etat emprunte de l’argent aux Français ; en échange, il doit verser une rente (aujourd’hui un intérêt). Premier tour de passe-passe : Colbert diminue les rentes. Ensuite, Colbert supprime les officiers inutiles rémunérés par le roi. Cela permet à l’Etat de faire une économie de plusieurs millions de livres par an. Troisième mesure : création en 1662-1669 d’une chambre de justice, pour rechercher tous les abus et malversations commises depuis trente ans, et notamment pour rechercher les roturiers enrichis qui ont acheté des terres, pris des particules et qui en s’agrégeant à la noblesse se sont dispensés de payer des impôts. Les nobles doivent prouver qu’ils sont nobles. S’ils ne le peuvent, ils payent une amende de 2 000 livres. Grâce à cette troisième confiscation, Colbert permet la restitution de plus de 100 millions de livres au trésor.
Colbert cherche également à augmenter les recettes. Il élargit l’assiette de l’impôt, qui souffre de deux maux : il est mal réparti en ne pesant que sur le Tiers état. Et surtout, il est mal levé : l’Etat n’est pas encore assez absolu, en un sens, ce sont donc des particuliers qui lèvent l’impôt. Et ces particuliers gardent pour eux un surplus non négligeable. Quatre impôts sont perçus : la taille réelle qui pèse sur les biens, essentiellement la terre, mais clergé et noblesse, principaux propriétaires terriens en sont exemptés ; la taille personnelle, qui pèse sur les personnes, mais uniquement les roturiers (certains officiers en sont exemptés, quelques provinces en sont exemptées, certaines villes aussi : les villes franches) ; la gabelle, impôt sur le sel ; et enfin les aides, impôts sur les boissons, qui comme la gabelle sont indirectes.
De 1661 à 1671, les revenus de l’Etat doublent. Dès 1662, les recettes sont supérieures aux dépenses, ce qui se produira tous les ans sauf en 1668 et à partir de 1672.
La grande œuvre de Colbert, c’est la production manufacturière. Les draps français sont réputés, ceux de Rouen, Roubaix et Tourcoing en particulier. Ils se vendent bien malgré la concurrence des draps anglais. Le chanvre, qui est tissé surtout en Bretagne pour faire les toiles à voile pour les navires, le travail du cuir, du fer, les fonderies de canon, sont des activités florissantes. On assiste aussi au développement du fusil, des poudres, des mèches, des ancres, des arsenaux. Le verre se développe à la Compagnie de Saint-Gobain. Colbert crée deux sortes de manufactures : d’Etat (depuis 1667 : les Gobelins qui font des tapis) d’une part, et royales d’autre part, lesquelles appartiennent à des particuliers qui reçoivent du roi un privilège. En échange, ces ouvriers reçoivent le monopole, des aides financières, des exemptions fiscales. Ces manufactures royales s’engagent à produire une certaine quantité de produit donné. Citons par exemple la bonneterie de Troyes en Champagne, les manufactures de draps en Picardie.
En 1665, Colbert organise un conseil du commerce qui va multiplier les règlements et les édits suivant les différents métiers. Tous les détails techniques sont fixés, et il multiplie les métiers jurés (les futures corporations) avec la création de contrôleurs des manufactures.
A cette politique dirigiste, Colbert ajoute une protection commerciale vis-à-vis de l’étranger. Il impose des tarifs douaniers qui frappent les produits étrangers qui entrent en France.
Toutefois, il manque à cette force le nerf de la guerre. Car la première puissance économique et financière, c’est la petite Hollande qui a su bâtir un immense empire par son commerce. La flotte batave équivaut à toutes les autres flottes européennes réunies. En fait, comme le rappelle Philippe Simonnot [7], l’économie des Provinces-Unies du XVIIe siècle, avant même que n’éclose la Révolution industrielle, a été la première économie moderne avec ses quatre caractéristiques : marchés libres à la fois pour les marchandises et les facteurs de production (terre, travail et capital) ; productivité agricole assez forte pour nourrir une société complexe où peut jouer la division du travail ; un Etat attentif au respect des droits de propriété, et en même temps non indifférent au sort des moins favorisés ; un niveau technologique justifiant les salaires les plus élevés du monde. Entrepôt du monde, centre d’information, cerveau financier, Amsterdam dirige les prix mondiaux durant le « Siècle de Louis XIV ».
L’affrontement franco-hollandais est inévitable. Sur le plan géopolitique : Louis veut agrandir le pré carré français en direction du Rhin. Sur le plan religieux : les Provinces-Unies sont farouchement protestantes et haïssent le « papisme catholique » des Français. Sur le plan économique enfin : Colbert, le grand maître de la politique économique et financière, table sur les subventions et les contrôles de l’Etat pour faire naître des industries, et sur des tarifs douaniers ultra-protectionnistes pour que les produits français échappent à la concurrence étrangère. Ces derniers, relevés par deux fois, en 1664 et 1667, font courir un risque mortel au commerce batave. Mais cela ne suffit pas à Colbert qui soutient ouvertement le parti de la guerre contre la Hollande. L’illustre ministre de Louis XIV, encore aujourd’hui célébré comme un génie par les néo-keynésiens français, incarne au XVIIe siècle l’incompréhension de la nature même de l’économie.
L’économie qu’il met en place sous l’autorité de Louis XIV est une économie monarchique au sens plein du terme. D’abord parce que la monarchie est garante de la légitimité de la propriété foncière. L’ancienne justification féodale s’estompe progressivement. Il ne faut pas oublier le caractère profondément violent et usurpatoire de l’origine de la propriété privée foncière en France : les grands seigneurs peuvent être comparés à de grands fauves, souvent incultes, parfois même analphabètes. Domestiques des deux sexes pullulent. Ces grands seigneurs attendent en conséquence beaucoup de la légitimité qu’ils doivent obtenir du système politique. Seul dépositaire de l’intérêt général selon Thomas Hobbes, dont l’œuvre majeure, Le Léviathan, se situe dans la lignée de La République de Bodin, le monarque absolu dispose d’une capacité juridique et politique à proposer des normes et des règlements. Intervention protéiforme qui va de la taxation des salaires par un intendant jusqu’à la fixation du prix des draps par le conseil du Commerce. Quant aux nombreuses subventions de l’Etat, elles pourraient bien se situer dans le « creux » des insuffisances du capital. Ainsi, les grandes dépenses qu’une manufacture engage sont un motif suffisant pour obtenir un privilège royal du fait de l’instabilité des marchés. Liberté, à cette époque, signifie privilège, le droit d’avoir quelque chose que les autres n’ont pas et de leur en interdire l’accès (le privilégié bénéficiant de privatae leges, lois privées).
Par ailleurs, le déclin des villes, commencé au XVIe siècle, s’accentue. La Cour joue le rôle que les villas avaient assuré précédemment. Les villes ne prospèrent que si elles sont résidences royales, ou apprennent à se servir à la Cour ; elles obtiennent ainsi, elles aussi, des sortes de « privilèges ». Les hommes cessent d’être citoyens, au sens propre du terme, pour devenir les serviteurs des princes.
Le système colbertien fonctionne si mal que la dernière décennie du siècle sera marquée en France par une crise de subsistance qui a entraîné la crise démographique la plus grave du XVIIe (perte d’1,6 million d’habitants en 1693-1694). La consommation de sel est au même niveau qu’en 1640 et plus faible qu’en 1610-1630. A Lyon, le nombre des ouvriers en soierie tombe de 12 000 vers 1680 à 3 000 en 1702.
Par ailleurs, les compagnies n’ont jamais marchées. Les actions se vendent mal. En 1674, l’Occidentale est liquidée. Le Nord et le Levant la rejoignent, en 1684 et 1690. Seule celle de l’Orient se maintient. Elle rapporte assez peu à ses actionnaires mais a tout de même permis la création de Pondichéry en 1674. Après 1674, à cause de la guerre, de nombreuses manufactures disparaissent. Seuls les arsenaux se maintiennent avec les forges et les Gobelins.
Face à une telle situation, quelle fut la réponse de Boisguilbert ?
Felix Cadet présente ainsi l’auteur [8].
« Pierre-le-Pesant de Boisguilbert, petit-neveu du grand Corneille, était lieutenant civil et criminel au baillage de Rouen : nous dirions aujourd’hui à peu près président du tribunal civil. Profondément affligé des maux de la France et de l’ineptie des administrateurs auxquels elle était alors la proie, à cette époque que nous appelons trop facilement le grand siècle, il résolut d’aller trouver Pontchartrain, le contrôleur-général des finances, et d’affronter ce rire moqueur qu’on redoutait plus que l’accueil glacial de Colbert : « Il lui demanda, nous raconte Saint-Simon, de l’écouter avec patience, et tout de suite lui dit que d’abord il le prendrait pour un fou ; qu’ensuite, il verrait qu’il mérite attention, et, qu’à la fin, il demeurerait content de son système. Pontchartrain, qui était tout salpêtre, se mit à rire, lui répondit brusquement qu’il s’en tenait au premier, et lui tourna le dos ». Boisguilbert avait trop foi en son œuvre pour se décourager. Les Ministres ne veulent pas l’entendre, il parlera au peuple. Il écrivit le Détail de la France, qui parut pour la première fois en 1695, clandestinement bien entendu, qui, l’année suivante, prit ce titre bien autrement significatif : La France ruinée sous le règne de Louis XIV.
Tout entier à la défense de cette cause, pour laquelle il est seul pour ainsi dire, et dont le triomphe sera si tardif, il refait de nouvelles études et publie, vers 1705, deux mémoires, vénérables documents de la science économique, le Traité des grains, et la Dissertation sur les richesses.
Ces divers écrits le mirent en rapport avec l’illustre Vauban, qui, lui aussi, gémissait des souffrances de la patrie, et dévouait sa vie à les guérir. Tous deux élevèrent énergiquement la voix en 1707, Vauban par le Projet de Dîme royale, Boisguilbert par le Factum de la France, dernier et grand avertissement donné au pouvoir inhabile qui précipitait le royaume à sa ruine. Chamillart qui, suivant la chanson, la seule oraison funèbre prononcée sur sa tombe en 1721, fut un héros au billard, un zéro dans le ministère, ne savait plus où donner de la tête ; il lut le livre, en conçut de l’estime et manda l’auteur. Quelle joie dut ressentir le courageux citoyen de se voir enfin écouté ! Il était pourtant à la veille de sa perte. Chamillart l’approuve, mais enfin demande un délai « pour éteindre le feu qui est au quatre coins du royaume ! » Alors Boisguilbert éclate dans une éloquente sortie : le Supplément au détail de la France. On l’exila en Auvergne, et le Factum de la France fut mis au pilon par un arrêt du Conseil, un mois après la Dîme royale. »
Plus loin, toujours du même Cadet :
« Il n’est pas besoin de prendre une à une les œuvres de Boisguilbert pour les analyser séparément ; son dernier ouvrage, le Factum de la France, les résume toutes ; c’est toujours le même procès qu’il plaide. Il pouvait dire, comme plus tard Voltaire et Turgot : « Il faut bien que je me répète, puisqu’on ne m’a pas entendu ». C’est toujours au nom des mêmes principes qu’il ose élever la voix contre les désordres du pays. (…)
Il suffit donc de lire quelles causes Boisguilbert assignait aux maux vécus par les Français, quelles mesures il proposait avec assurance pour qu’ils recouvrent la prospérité. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, la misère en France était visible par tous. « On ne peut dire, s’écrie avec énergie Boisguilbert, que dans cette espèce de procès criminel, l’accusation n’ait pas satisfait à son obligation première, qui est de prouver, par la représentation du corps du délit, que le crime est constant. Les terres en friches ou mal cultivées, exposées à la vue de tout le monde, voilà le cadavre de la France ». Nulle exagération dans de tels propos, Voltaire ne disait-il pas, en parlant des tristes lauriers de la guerre contre la ligue d’Augsbourg [9], « on périssait de misère au bruit des Te Deum » ? »
Quelle est la cause de ce mal ? Question complexe, difficile, à laquelle personne, au XVIIe siècle, ne sut faire une réponse, personne sauf Boisguilbert, qui a résolu la difficulté en véritable économiste.
Boisguilbert rejette tout d’abord les mauvaises raisons. La France, sous Louis XIV, a perdu la moitié de sa richesse. Est-ce parce qu’on est en guerre ? Non, répond Boisguilbert, pas plus que des impôts excessifs. Il soutient même qu’on pourrait les augmenter encore, si on n’empêchait pas les gens de travailler et de s’enrichir.
La cause du mal, selon Boisguilbert, c’est la ruine de la consommation. « La consommation a cessé, dit-il, parce qu’elle est devenue absolument défendue et absolument impossible. Elle est défendue par l’incertitude de la taille, entièrement arbitraire (…) Elle est devenue impossible par les aides et les douanes ». Boisguilbert ne défend rien qui s’apparenterait au keynésianisme, il ne faut pas faire d’anachronisme le concernant. Il préfigure plutôt les physiocrates, en accusant tout particulièrement Colbert d’avoir ruiné l’agriculture. En effet, malgré la mauvaise administration des finances et la lourdeur des impôts sous le ministère de Richelieu et de Mazarin, l’agriculture était florissante jusqu’en 1660, grâce à la liberté du commerce. Mais les récoltes ayant été mauvaises en 1661, le Parlement rendit le 21 août un arrêt qui, sous prétexte de prévenir la famine pendant l’année 1662, détruisit par la base ce commerce essentiel.
Par ailleurs, 1661 marque aussi une autre date funeste. Celle de l’anéantissement de la liberté politique. Colbert a abrogé le droit de remontrance des Parlements [10], il a ainsi, comme l’écrit Daguessau, « étouffé le dernier cri de la liberté mourante ».
Enfin, les édits fiscaux de Colbert tombèrent sur la France comme une grêle terrible. C’est ici que Boisguilbert dresse ses trois actes d’accusation les plus implacables, contre la taille, les aides et enfin les douanes.
Voyons d’abord la taille. C’est un impôt roturier, pesant exclusivement sur le peuple, une charge et une honte à la fois. Boisguilbert souligne l’incertitude qui pèse sur cet impôt. Ce mal était si inhérent à la taille que Rousseau, en 1732, l’évoqua avec indignation dans un récit de ses Confessions [11]. La crainte de paraître riche et de se voir surchargé à la taille empêchait de multiplier les bestiaux ; de là pas d’engrais, c’est-à-dire la ruine progressive de l’agriculture et du labourage. La crainte de paraître riche a même amené les habitants des campagnes à vendre leurs biens aux seigneurs de paroisses ; comme l’écrit Cadet, voici une bien « cruelle révolution qui fit passer la terre des mains des travailleurs aux mains improductives, et retomber plus lourdement le fardeau de la taille sur ceux qui ne s’en exemptaient pas en se dépouillant ainsi. C’était la ruine, de quelque côté qu’on se tournât ». L’incertitude de la taille était une aubaine pour les fermiers généraux, d’où ils tiraient des frais d’huissiers, des présents, et surtout une importante remise [12].
Ensuite, Boisguilbert souligne l’injustice de cet impôt. La liste est longue des apparatchiks qui bénéficiaient des largesses des fermiers, les parents, les amis, les dévots, les proches des seigneurs.
Les désordres portaient aussi sur l’assiette de la taille. Boisguilbert montre « les collecteurs de l’année précédente marchant, ou plutôt saccageant de leur côté, et avec les mille percepteurs chargés des mille taxes inventées par le génie destructeur du fisc, formant une espèce d’armée qui perd son temps à battre le pavé, sans presque rien recevoir que mille injures et mille imprécations. Lors de l’assiette de la taille, il fallait cacher la moindre aisance par une cessation entière de commerce et de consommation ; lors de la collecte, il ne fallait payer que sou à sou, après mille contraintes et mille exécutions. Payer à jour nommé, c’était en réalité demander une augmentation pour l’année suivante » [13].
Deuxième acte d’accusation, les aides. C’est-à-dire l’impôt sur les boissons. En 1360, on avait demandé au pays une aide pour payer la rançon du roi Jean, prisonnier des Anglais [14]. C’était alors un secours provisoire, mais il existe encore : on l’appelait droits réunis sous l’Empire, puis contributions indirectes, puis… licence IV. Boisguilbert relève l’odieux manège des commis, à la fois juges et parties, qui ont ainsi entre leurs mains les biens de tous les hôteliers. De plus, comme ils sont eux-mêmes marchands, ils ne se gênent pas pour réprimer la concurrence. Suivons – là encore – Cadet lorsqu’il expose ceci, s’adressant à l’auditoire de ses conférences :
« Si vous voulez vous rendre compte de l’intelligence économique des hommes d’Etat contemporains de Boisguilbert, un échantillon suffira. Le conseiller d’Etat Phélipeaux, dans son Mémoire sur la généralité de Paris, composé pour l’instruction du duc de Bourgogne, en 1698, propose, comme « le véritable remède, de charger la bière de quelques grands droits, afin de décourager les brasseurs et dégoûter le peuple, qui cherche le bon marché ». Cité par Boulainvilliers, Etat de la France ».
Enfin, dernier acte d’accusation, les douanes. Situation abracadabrantesque. La moitié du royaume était séparée de l’autre par une ligne de douanes intérieures, et des provinces françaises étaient appelées étrangères ! Voltaire s’est révolté contre cette absurdité. Mais personne d’autre que Boisguilbert n’a su trouver des mots aussi durs pour dénoncer ce délire kafkaïen : « les commis et les traitants, dit-il, (sont) six fois plus formidables, plus destructeurs du commerce que les pirates, les tempêtes et 3 à 4 000 lieues de route, puisque les vins de l’Anjou coûtent 24 fois plus cher à Rouen, et que les produits de la Chine et du Japon ont seulement quadruplé de valeur ». Au surplus, les amendes et confiscations pleuvent à la moindre irrégularité dans la déclaration ; ce qui n’empêche pas, bien sûr, sinon favorise, les arrangements à l’amiable avec ceux qui veulent frauder les fermiers des douanes. Comme Boursault l’a mis en scène [15], ce qui représentait le comble du mal, c’est qu’il n’y avait aucun moyen d’obtenir justice. Les officiers des finances et les fermiers des impôts avaient une juridiction exceptionnelle : ils étaient juges de leur propre cause.
Avant tout autre, Boisguilbert a saisi le rôle économique de l’impôt. Il établit que l’impôt ne devait pas être prélevé sur la subsistance du peuple, faute de quoi, à l’image du maître de cheval de voiture, l’objet même de la richesse de l’Etat disparaitra. Du reste, Boisguilbert combattit fermement l’idée absurde, apparue vers 1693, consistant à faire du roi le seul et l’unique propriétaire de tous les biens du royaume. Fort heureusement, le voyageur Bernier, ami de Molière, lui répondit qu’il avait vu étrangler plusieurs empereurs pour cela ; il dissuada le roi.
Surtout, Boisguilbert le premier a entrevu la possibilité, la justice et l’utilité d’un impôt direct, personnel, unique, à la place des impôts indirects, multiples, établis sur la consommation. Citons le grand Bastiat, qui a explicité cette position ultérieurement :
« Voici ce que disent les partisans de la taxe unique. De quelque manière qu’on s’y prenne, l’impôt retombe toujours, à la longue, sur le consommateur. Il est donc indifférent pour lui, quant à la quotité, que la taxe soit saisie par le fisc au moment de la production ou au moment de la consommation. Mais le premier système a l’avantage d’exiger moins de frais de perception, et de débarrasser le contribuable d’une foule de vexations qui gênent le mouvement du travail, la circulation des produits et l’activité des transactions. Il faudrait donc faire le recensement de tous les capitaux, terres, usines, chemins de fer, fonds publics, navires, maisons, machines, etc., etc., et prélever une taxe proportionnelle. Comme rien ne peut se faire sans l’intervention du capital, et que le capitaliste fera entrer la taxe dans son prix de revient, il se trouverait en définitive que l’impôt serait disséminé dans la masse ; et toutes les transactions subséquentes intérieures ou extérieures, à la seule condition d’être honnêtes, jouiraient de la plus entière liberté. (…)
Après tout, si jamais l’impôt unique se réalise, ce ne sera qu’à la suite d’une discussion prolongée, ou d’une grande diffusion des connaissances économiques ; car il est subordonné au triomphe d’autres réformes, plus éloignées encore d’obtenir l’assentiment du public.
Nous le croyons, par exemple, incompatible avec une administration dispendieuse, et qui, par conséquent, se mêle de beaucoup de choses. (…)
En effet l’Etat, ne l’oublions jamais, n’a pas de ressources qui lui soient propres. Il n’a rien, il ne possède rien qu’il ne prenne aux travailleurs. Lors donc qu’il s’ingère de tout, il substitue la triste et coûteuse activité de ses agents à l’activité privée. Si, comme aux Etats-Unis, on en venait à reconnaître que la mission de l’Etat est de procurer à tous une complète sécurité, cette mission, il pourrait la remplir avec quelques centaines de millions. Grâce à cette économie, combinée avec la prospérité matérielle, il serait enfin possible d’établir l’impôt direct unique, frappant exclusivement la propriété réalisée de toute nature.
Mais, pour cela, il faut attendre que des expériences, peut-être cruelles, aient diminué quelque peu notre foi dans l’Etat et augmenté notre foi dans l’humanité [16] ».
Boisguilbert a, le premier, réfuté avec vigueur le système mercantiliste. Il a montré que la richesse par excellence ce n’étaient pas l’or et l’argent, mais les denrées qui servent aux besoins de la vie [17], l’importance capitale de la terre, il a bien saisi le rôle de la consommation, de l’échange, dont il a entrevu la nature (produits contre produits, comme le dira Say [18]).
En résumé, que voulait Boisguilbert ? Tout d’abord, qu’on rende la taille générale et proportionnelle, parce que tous les sujets sont égaux devant l’impôt ; Turgot le fera en 1776. Ensuite, qu’on fasse disparaître la collecte qui, tous les quatre ans, ruinait les contribuables ; l’institution des percepteurs a résolu cette difficulté. D’autre part, qu’on abolisse la solidarité inique qui contraignait à payer l’impôt du voisin insolvable ; là encore, Turgot réalisa cette réforme. Par ailleurs, qu’on supprime les aides – sur ce point, Boisguilbert ne sera pas exaucé. Qu’on supprime les douanes intérieures ; Turgot lancera la démarche, l’Assemblée constituante l’entérinera. Avant-dernier point, qu’on accorde pleine liberté au commerce (des grains en particulier) ; la France attendra jusqu’en mai 1861 pour que ce vœux se réalise. Enfin, qu’on renonce au triste expédient des affaires extraordinaires (c’est-à-dire spécialement aux créations d’offices) ; il ne sera pas suivi non plus sur ce point, qui avait pourtant comme conséquence inéluctable de reporter le poids des charges publiques sur les plus pauvres.
Boisguilbert a beau réclamer à corps et à cris ces réformes, nous faisons nôtre la conclusion de Cadet : « Rien, par exemple, n’est plus simple et plus naturel que de reconnaître la liberté individuelle ; mais si la société repose en quelque sorte tout entière sur l’esclavage, comme dans l’Antiquité, c’est un problème compliqué, devant lequel recule plus d’un homme d’Etat, et dont le temps seul a la solution. De même, rien n’est plus simple et plus naturel que de répartir sur tous les charges publiques, ou de faire rentrer, le plus directement possible, les impôts dans le Trésor. Mais si la société est fondée sur l’arbitraire et sur le privilège, s’il y a « un si grand abus, qu’on regarde comme une infamie de payer cette juste proportion ; » si elle est en proie aux traitants, parce qu’elle ignore les sources de la richesse, ni les Colbert, ni les Turgot même ne suffisent à la tâche : il ne faut rien moins que le vaste et profond ébranlement d’une révolution ».
Quelle interprétation donne Jacques de Saint-Victor de l’épisode incarné par Boisguilbert ? Après avoir reconnu en lui l’un des précurseurs de l’ordre naturel spontané, idée puisée de la Pluralité des mondes de Fontenelle (1686), il accuse celui-là de combiner ce plaidoyer pour le libéralisme économique naissant, avec un respect pointilleux de l’absolutisme politique de Louis XIV. Vauban ne trouve pas meilleur sort aux yeux de l’auteur. Saint-Victor expose que les financiers défendent la politique guerrière et interventionniste du Grand Roi car elle contribue à les enrichir, que la bourgeoisie de négoce dénonce les privilèges des grandes dynasties manufacturières, laquelle dénonce à son tour les financiers, et ainsi de suite. Ce faisant, notre auteur défend que ce système complexe explique l’absence d’opposition spécifiquement bourgeoise à la politique de Louis XIV [19]. Tout à sa thèse, il prétend donc que c’est au plus haut niveau de l’Etat, dans les antichambres de la Cour, que se situe la véritable opposition à l’absolutisme monarchique.
Toutefois, peut-on véritablement considérer que tenir les propos très durs que Boisguilbert tient à l’encontre du roi, en payant de sa personne, sans craindre l’emprisonnement, marque un « respect pointilleux » de l’absolutisme ? Que ses ouvrages anonymes, dans lesquels il s’oppose ouvertement à Colbert, à la politique des douanes internes, est une marque de respect de l’absolutisme ? Il est à tout le moins permis d’en douter.
Par ailleurs, il nous semble que Jacques de Saint-Victor exagère et caricature l’action et la pensée de Boisguilbert, ainsi que le rôle d’une bourgeoisie mal définie, non pas en affirmant que les négociants se satisfaisaient bien de l’absolutisme, ce qui est incontestablement vrai au XVIIe siècle comme cela reste de mise de nos jours, mais en niant le courage des opposants tels que Boisguilbert ou Vauban. S’il est vrai qu’il a d’abord contacté les ministres, ce qui n’est pas une mince affaire pour un obscur petit fonctionnaire de province, Boisguilbert ne s’en est pas moins remis ensuite au peuple, et c’est un acte subversif majeur. Il fallait avoir une confiance indéfectible en ses positions, la certitude d’avoir raison et pour tout dire être un peu fou pour oser prendre l’Etat personnifié à partie devant le peuple à cette époque. Faire de tous les sujets du roi des citoyens égaux devant l’impôt est un acte de contestation politique majeure, dont Saint-Victor sous-estime largement la portée selon nous, et qui vaut la symbolique des remontrances d’un Fénelon [20].
Au final, plutôt que chez Saint-Victor, c’est vers le grand Michelet que nous nous tournerons pour appréhender le génie de Boisguilbert : « Boisguilbert parle au peuple, à tous, dit-il, c’est sa première et redoutable originalité. Pour la réforme, il attend peu d’en haut ». Et, en effet, ajoute Cadet, « il n’adresse pas ses réclamations, comme Fénelon, comme Vauban, à l’Etat personnifié dans le monarque, c’est devant la nation elle-même qu’il cause de la France. Il se constitue l’ « avocat des peuples », des laboureurs et des commerçants ; il établit nettement en face les deux camps inégaux de l’ancienne société, les privilégiés et les parias, ceux qui n’ont qu’à payer et ceux qui n’ont qu’à recevoir. »
La lutte des classes, concept inventé par Charles Comte et Charles Dunoyer au XIXe siècle, avant d’être détourné à son profit par le socialisme scientifique, a trouvé là un illustre prédécesseur.
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Texte initialement publ
[1] Pour certains ouvrages parus à la fin du XVIIe siècle, on ne sait pas précisément si Boisguilbert ou Vauban les ont rédigés.
[2] Le détail de la France, la cause de la diminution de ses biens et la facilité du remède en fournissant en un mois tout l’argent dont le Roi a besoin et enrichissant tout le monde, disponible sur le site Gallica.
[3] Qu’on en juge : La France ruinée sous le règne de Louis XIV par qui & comment : avec les moyens de la rétablir en peu de temps, Cologne, Pierre Marteau, 1696 ; Moyens d’augmenter considérablement les revenus de la couronne, par l’établissement d’une dîme royale ; & suppression des impôts, sans appréhension d’aucune révolution dans l’Etat, Cologne (Rouen), Pierre Marteau, 1696-1707 ; Mémoire pour servir au rétablissement général des affaires en France, où, par occasion, on fait voir les causes de la décadence, Villefranche, Pierre & Jean, 1697 ; etc.
[4] Félix Cadet, Pierre de Boisguilbert précurseur des économistes 1646-1714, Paris, Guillaumin, 1871 ; Gilbert Faccarello, Aux origines des l’économie politique libérale : Pierre de Boisguilbert, Paris, Anthropos, 1986.
[5] Alain Frerejean, la France d’en bas est en guenilles, « Louis XIV, une économie en ruine », Recherche de Fénelon.
[6] Voir également Marcel Lachiver, Les Années de misère. La famine au temps du Grand Roi, Fayard, 1991.
[7] Voir Jan de Vries, Ad van der Woude, The First Modern Economy Success, Failure, and Perseverance of the Dutch Economy, 1500-1815, Cambridge University Press, 1997, cité dans Philippe Simonnot, Vingt et un siècles d’économie, Les Belles Lettres, 2002.
[8] Félix Cadet, Histoire De L’Economie Politique, Les Precurseurs : Boisguilbert, Vauban, Quesney, Turgot, Dix conférences faites à la Société industrielle de Reims, pendant l’hiver de 1867-1868.
[9] Aussi nommée Guerre de Neuf ans, cette guerre eut lieu de 1688 à 1697. Elle opposa la France, alliée au Danemark et à l’Empire ottoman, à une grande coalition, d’abord défensive. Celle-ci comptait principalement l’Angleterre sous la monarchie constitutionnelle de Guillaume III d’Angleterre, l’empereur d’Allemagne et plusieurs Électeurs, l’Espagne, les Provinces-Unies, la Savoie et la Suède. Elle se plaçait dans le contexte de l’opposition entre les Bourbon et les Habsbourg, notamment pour le contrôle de l’Espagne.
[10] Par deux ordonnances de 1667 et 1673.
[11] J.-J. Rousseau, les Confessions, Gallimard, Folio, 1995.
[12] Même si Colbert la réduisit, cf. supra.
[13] Félix Cadet, op. cit., p. 39.
[14] Les aides dues au roi ont été créées, à l’initiative des États généraux en 1360 pour payer la rançon du roi Jean le Bon prisonnier des anglais depuis la bataille de Poitiers de 1356. Beaucoup de provinces assujetties s’en sont rachetées à cette occasion.
[15] Edme Boursault, Le Mercure galant, vers 1660.
[16] Frédéric Bastiat, Œuvres Complètes, tome 2, « le libre-échange », Elibron Classics, p. 214-5.
[17] Il a ainsi entrevu la théorie de la valeur-utilité, qui sera formalisée par Carl Menger en 1871. Voir Gilles Campagnolo, Carl Menger, entre Aristote et Hayek, aux sources de l’économie moderne, CNRS éditions, 2008.
[18] Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses, 1803.
[19] Saint-Victor cite à l’appui de sa thèse l’ouvrage de Jean-Marie Goulemot, Le Règne de l’histoire. Discours historiques et révolutions, XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, 1996, p. 241.
[20] Citons ce célèbre passage de sa Lettre à Louis XIV, qui confirme d’une part que Fénelon partageait la vision alarmiste de Boisguilbert sur l’état de la France, et qui d’autre part n’était adressée qu’au roi, à la différence des écrits de notre précurseur : « Vous avez détruit la moitié des forces réelles du dedans de votre Etat pour faire et pour défendre de vaines conquêtes au-dehors. Au lieu de tirer l’argent de ce pauvre peuple, il faudrait lui faire l’aumône et le nourrir. La France entière n’est plus qu’un grand hôpital désolé et sans provision. (...) C’est vous-même, Sire, qui vous êtes attiré tous ces embarras. »