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Quatrième mythe : « 1793 » aurait été dreyfusard
mercredi 1er juillet 2009
Dreyfusards et antidreyfusards dans la phase judiciaire de l’affaire
Dans ses Souvenirs sur l’Affaire, Léon Blum témoigne que les premiers dreyfusards ont appartenu essentiellement aux milieux libéraux : « c’est dans ce milieu composite que les dreyfusards trouvèrent d’emblée le plus de partisans ouverts, et surtout le plus d’alliés secrets ou discrets » [1]. Blum cite ainsi Jean Casimir-Périer [2], Waldeck-Rousseau [3], Adrien Hébrard [4], Ludovic Trarieux [5], et même ses principaux adversaires politiques de droite des années 1920-1930, Raymond Poincaré [6], Louis Barthou [7], Charles Jonnart [8] ou Georges Leygues [9], qui étaient « tous dreyfusards ».
« Les Princes, poursuit Blum, les membres des familles royale et impériale, ne doutaient pas de l’innocence de Dreyfus. L’impératrice Eugénie [10], par exemple, était dreyfusarde convaincue et résolue ». De même que le duc d’Aumale [11], du pape et des plus hauts dignitaires de l’Eglise romaine. Ou encore du vice-président du Sénat Scheurer-Kestner [12], du député Joseph Reinach [13], ou d’Yves Guyot, du commandant Ferdinand Forzinetti [14], du colonel Picquart [15], d’Edgar Demange [16], de Louis Leblois, de Fernand Labori ou de Gabriel Monod [17]. Ils sont dreyfusards car ils sont modérés et instruits, familiers du droit.
Il est vrai que, parmi les premiers dreyfusards, il y a aussi le leader radical Georges Clemenceau, le leader socialiste Jean Jaurès, le militant socialiste Lucien Herr ; mais ils défendent Dreyfus en hommes civilisés, en bourgeois instruits.
A contrario, qui compose le camp des antidreyfusards ? C’est le scandale public délibérément créé par toute une certaine presse qui interdit tout retour en arrière du ministre de la Guerre, Mercier ; c’est cette même presse qui sans cesse soufflera sur le feu ; c’est elle qui parviendra à persuader une partie de l’opinion que toute remise en cause de la culpabilité de Dreyfus serait une nouvelle trahison. Or les journaux en question sont ceux des nationalistes et des antisémites, de l’ancien communard Henri Rochefort [18], d’Edouard Drumont [19], Eugène Guérin [20], Maurice Barrès [21] ; ils incarnent la pointe avancée des républicains radicaux et socialistes du temps. Les premiers antidreyfusards ont donc été les radicaux et les socialistes. Même « les francs-maçons radicaux [22], poursuit Blum, n’osaient pas découvrir leurs amis, ou engager le gouvernement ». Quant à leurs collègues radicaux [23], ils étaient antidreyfusards sans états d’âme. Cavaignac en particulier est un antidreyfusard passionné. Même Jean Jaurès, qui a pourtant joué dans le combat dreyfusard le rôle éminent que l’on sait, s’est converti assez tardivement, et on a de lui, dans la première période, des déclarations antidreyfusardes (et même antisémites) hautes en couleur. Les socialistes, dit Blum, ne voulaient pas avoir « pour alliés d’un moment des adversaires permanents « de classe » qui embarrasseraient l’action future [du socialisme] de liens pesants et d’habitudes dangereuses » [24]. Les radicaux et socialistes considèrent que Dreyfus est, d’une part, un riche bourgeois, d’autre part un quasi-étranger, et que le défendre ne relève pas de leur combat anticapitaliste et jacobin. La revendication des « rouges » est de « réviser » la Constitution, c’est-à-dire d’instaurer une dictature jacobine avec l’aide éventuelle d’un chef charismatique. Par ailleurs, ils condamnent le développement du capitalisme, horrifiés qu’ils sont par le scandale de Panamá [25].
Plus précisément, et en regardant les idées plutôt que les hommes, il y a une nette continuité entre les premiers socialismes et l’antisémitisme du temps de l’Affaire. Ainsi, Fourier et les fouriéristes ont été antisémites [26]. Marx, quant à lui, identifie capitalisme et judaïsme [27]. Proudhon tient des propos d’un antisémitisme échevelé [28]. Blanqui n’est pas en reste [29]. Leurs disciples encore moins [30]. Il faut toutefois préciser que le socialisme n’est antisémite qu’indirectement, du fait qu’il veut recréer une communauté traditionnelle solidaire, un groupe « chaud » qui ne peut se souder qu’en excluant des boucs émissaires. Comme l’écrit Drumont, l’antisémitisme a toujours été une question économique et sociale pour eux, pas une question religieuse.
Ce même Drumont s’inscrit expressément dans la tradition jacobino-socialiste. Son maître-ouvrage, La France juive, est constitué d’une série de charges furieuses contre le capitalisme national et international, les grandes compagnies, les banques, le crédit, les spéculateurs, au règne desquels il faut mettre un terme par l’étatisation de l’économie.
Les autres doctrinaires de l’antisémitisme appartiennent au même camp radical et socialiste. Le théoricien raciste et organiciste Vacher de Lapouge [31] est un socialiste révolutionnaire, militant guesdiste aux élections de 1889. Il est proche du leader socialiste allemand Ludwig Woltmann, qui entend faire la synthèse du marxisme et du darwinisme. Des organes de presse se créent dans les années 1890-1891 qui associent la propagande socialiste et la propagande antisémite [32].
Ce jacobinisme intransigeant se manifeste aussi via la Ligue des Patriotes de Paul Déroulède. Fondée en 1882, elle vire rapidement à l’antiferrysme au nom de la vraie République jacobine. Déroulède fait fusionner les groupes de la Ligue des Patriotes [33] avec les groupes blanquistes, c’est-à-dire les anciens communards, pour constituer les troupes de choc du boulangisme [34]. Par ailleurs, une « Ligue antisémitique de France », créée par Drumont puis renouvelée par Guérin, voit le jour et se rapproche elle aussi des blanquistes, ce qui est naturel puisque les doctrines sont proches.
Dans la première phase de l’Affaire, quelle position tient l’Armée ? Au début, elle marque un entêtement dans l’erreur du petit groupe d’officiers du service de renseignement dont tout est parti. Mais après ? N’y a-t-il pas quelque chose d’étrange dans le prolongement indéfini de cette attitude de fermeture qui, évidemment, nuit à l’honneur de l’Armée bien plus qu’elle ne le sert ? Jean Doise, dans Un Secret bien gardé, livre une explication convaincante à ce phénomène [35].
Le service de renseignements français aurait voulu intoxiquer les Allemands au sujet d’une arme sophistiquée, un canon léger de 75 mm, et aurait employé dans ce but l’officier français Esterhazy.
Une partie de la famille Dreyfus était restée à Mulhouse ; le capitaine, à l’occasion d’un passage de la frontière, aurait été dénoncé à tort comme suspect. Mais, pour le pas brûler son honorable correspondant de Mulhouse, Sandherr, destinataire du renseignement erroné, aurait imaginé le scénario du bordereau [36], dans lequel il n’est question que d’un canon de 120 mm sans importance.
Le suspect n’avait-il pas trahi le secret important entre tous, celui du 75, ou n’allait-il pas le trahir si l’on n’agissait pas assez vite ? Ceci expliquerait la détermination de l’Armée à mettre très vite Dreyfus au secret.
Le problème était que Dreyfus était innocent, tant du bordereau que des activités suspectes qu’on lui avait prêtées en Alsace. Mais sans doute Sandherr était-il parvenu à convaincre quelques-uns de ses supérieurs de la réalité et de la valeur de la « lettre d’Alsace » qui dénonçait Dreyfus. Après sa mort, son adjoint Henry allait embrouiller encore les choses par des faux de nature à surprendre la bonne foi de ces mêmes grands chefs.
Les chefs successifs de l’Armée se seraient transmis ce secret et auraient espéré, en faisant bloc pour empêcher toute intervention indiscrète de la justice civile, prolonger indéfiniment l’indispensable mystification de l’ennemi.
Outre ces explications historiques, notons aussi que de nombreux militaires étaient, contrairement à l’image d’Epinal, proches du déroudélisme et du boulangisme, et, en ce sens, du radicalisme. Il y a toujours eu une tradition militaire plébéienne [37] ; elle a été interrompue pendant de longs siècles par la féodalité, mais la Révolution et l’Empire l’ont ressuscité.
Qu’en est-il, par ailleurs, du présupposé antisémitisme et antidreyfusisme de l’Eglise ? Malgré le rôle joué dans la campagne antidreyfusarde par le journal des Assomptionnistes, La Croix, il est absolument faux que l’Eglise en tant que telle ait été antidreyfusarde. Il s’agit plutôt d’une abstention générale de celle-ci. Le pape Léon XIII, par exemple, n’a pas caché qu’il ne croyait pas à la culpabilité de Dreyfus.
Quant à La Croix, est-elle représentative de l’opinion catholique ? Elle ne l’est pas, en tout cas, de la hiérarchie. Il est vrai que ce journal a une diffusion considérable, mais il touche surtout le bas clergé. C’est par vindicte sociale que ces prêtres obscurs sont antidreyfusards, plus que pour des motifs religieux.
Le Salut par les juifs (1892) de Léon Bloy [38] illustre le fait que l’antisémitisme théologique ne fait nullement l’unanimité parmi les catholiques. Israël chez les nations d’Anatole Leroy-Beaulieu [39] (1893), a une diffusion comparable à La France juive. Béranger, Buffet, Cassagnac, Cochin, Viollet, La Ligue des Droits de l’homme de Trarieux, incarnent ce catholicisme éclairé. Il y a de nombreux catholiques parmi les antidreyfusistes parce qu’il y a de nombreux antidreyfusistes en France et que la France est catholique. Pour la même raison, il y a de nombreux catholiques parmi les dreyfusards. Le catholicisme comme tel est étranger à la question.
Enfin, quelle position ont adopté les milieux sociaux privilégiés à l’orée de l’Affaire ? Il faut signaler, certes, la mauvaise inspiration d’un prince d’Orléans et des petites têtes sensibles aux modes, qui caressent la perspective pararomantique d’une prise de pouvoir à l’emporte-pièce, d’un putsch, ce qui suppose qu’ils aient des troupes, des prétoriens, ce qui est loin d’être le cas. Ils croient simplement qu’il est du dernier chic que de s’encanailler avec les jacobins de L’Intransigeant.
D’une façon plus générale, si les milieux socialement favorisés ont eu leur part dans la fièvre antidreyfusarde et antisémite des années 1898-1899, elle a été la même, ni plus ni moins, que celle de tous les autres milieux sociaux de l’époque.
Ce que l’on appelle le « moment antisémite » est cette année et demi (1898-1899) qui va de l’acquittement d’Esterhazy, du J’Accuse de Zola et de son procès (janvier-février 1898) au second Conseil de guerre de Rennes (août-septembre 1899). Il y a partout en France des manifestations antidreyfusardes et antisémites auxquelles ne répondent que de rares contre-manifestations dreyfusardes. Ce sont des ouvriers, des artisans, des petits-bourgeois ; des étudiants et des lycéens ; enfin, des « casseurs » descendus de leurs banlieues. L’anticapitalisme, le rejet de l’économie de marché qu’incarne le « Syndicat juif », la haine de la République « panamiste », des « gros » et des « riches », voilà ce qui caractérise ce mouvement spontané. Ils scandent des slogans du type « non au grand commerce, non aux bazars » (ancêtres de nos grandes surfaces), « non à la concurrence, non à la spéculation financière ». Certes, on s’en prend dans ces manifestations particulièrement aux Juifs ; mais on s’en prend à eux en tant que représentants des capitalistes, fourre-tout dans lequel on mêle aussi les protestants, les opportunistes, les affairistes, les panamistes, les « gros » en général, et même un « Italien » (Zola).
Il semble que les manifestations de 1898 n’aient été organisées par personne ; elles ont été un phénomène collectif et quasi anonyme, comme la Grande Peur de 1789. Parfois, toutefois, c’est l’establishment local radical qui souffle sur les braises, comme La Dépêche du Midi à Toulouse. Il entend engranger les profits électoraux de l’antidreyfusisme et de l’antisémitisme à l’occasion des élections législatives de mai 1898. Même Jean Jaurès y signe des éditoriaux [40] passés depuis sous un silence pesant. La Dépêche n’adhérera au camp dreyfusard que tardivement.
Il en est de même des francs-maçons. Le baron le Guay, par exemple, qui avait mis en cause à Angers « une bande de Juifs et de francs-maçons qui cherchent à traîner dans la boue l’armée française », reçoit une lettre de la loge locale qui lui retourne le compliment, accusant les barons d’être nombreux chez les Juifs et très rares chez les francs-maçons.
La phase politique, création d’un mythe
Léon Blum, là encore, précise le cadre chronologique : « L’idée d’ « Affaire Dreyfus » se lie aujourd’hui dans les esprits, par une association naturelle, aux idées « Bloc des gauches » et « Cartel ». (…) Il y a là une erreur d’époque. L’amalgame du dreyfusisme et de ce qu’on peut appeler la contre-offensive démocratique ne commença que beaucoup plus tard, après le suicide du colonel Henry, après l’enquête de la Cour de cassation, après le coup d’Etat manqué de Reuilly [41], après l’avanie d’Auteuil dont le président Loubet fut victime [42]. C’est alors seulement dans l’été 1899 que Waldeck-Rousseau et son ministère de « Défense républicaine » réussirent à demi la fusion, et elle ne s’acheva que trois ans plus tard, sous le ministère de Combes .
Cette chronologie nous apprend que le dreyfusisme de la gauche est le produit d’un événement politique, la création du « Bloc des gauches », et non la manifestation d’une quelconque essence philosophique permanente. Le dreyfusisme « politique » n’a rien à voir avec celui de la « phase humaine et passionnelle ». Anatole Leroy-Beaulieu nous en livre en début d’explication : « L’anticléricalisme (…) a pris prétexte des violences de quelques feuilles soi-disant religieuses et des emportements d’un antisémitisme soi-disant catholique, pour identifier le clergé avec les ignominies de l’antisémitisme et pour exiger, contre les congrégations et contre l’Eglise, des mesures de défense nationale, analogues à celles réclamées, par les antisémites, contre les Juifs et contre la Synagogue » [43].
Les dirigeants de la gauche, sachant maintenant que Dreyfus était innocent, ont eu l’excellente intuition manœuvrière d’attribuer à la droite seule l’antisémitisme qui sévissait. Comme le précise Daniel Halévy, il y a eu autant d’irrationalité dans le passage de la gauche au dreyfusisme qu’il y en avait eu antérieurement dans son adhésion quasi unanime aux campagnes de haine contre Zola et le « Syndicat ». Halévy déplorait depuis longtemps la « folie » des antidreyfusards ; mais quand l’opinion commence à se retourner, à croire en l’innocence de Dreyfus, Halévy constate avec tristesse qu’elle le fait en vertu d’une « folie inverse » [44]. C’est en effet et plus précisément avec le coup de canne donné à Loubet à Auteuil par le baron Christiani (le 4 juin 1899) que tout a basculé [45].
Le peuple, dit Halévy, n’est pas entré dans la cause des dreyfusards, mais à côté. Il a l’impression que ce sont les gens de la « haute » qui dirigent le camp antidreyfusard. Et cela seul le pousse à se désolidariser instinctivement de ce camp ! Ainsi la Chambre, jusque-là antidreyfusarde, sent le vent. Alliés à Waldeck-Rousseau au sein de la « Défense républicaine », les anciens antidreyfusards organisent alors de nouvelles manifestations publiques, pour renforcer la cohésion de leur camp.
Ce qu’il y a d’inouï dans la partie « politique » de l’Affaire, c’est la recomposition des deux camps, « 1789 » et « 1793 ». « 1793 » s’est scindé en deux, extrême gauche et extrême droite. Certains socialistes et radicaux suivent Waldeck-Rousseau et la « Défense républicaine », d’autres se spécialisent dans le nationalisme. Les premiers se trouvent obligés, contre leur gré et leurs instincts, de se rattacher au camp dreyfusard dont l’idéologie de type « 1789 » est bien éloignée de la leur. Ce qui ouvre la porte, pour eux, à la première participation socialiste à un gouvernement, celle d’Alexandre Millerand, puis à la cogestion de la coalition parlementaire du Bloc des gauches par Jaurès. Les socialistes ont ainsi accepté de faire glisser leur vindicte des Juifs vers les cléricaux, c’est-à-dire en changeant de boucs émissaires.
Les autres, les nationalistes, à l’approche du nouveau danger allemand, se sont attachés de façon de plus en plus rigide au militarisme et au revanchisme ; ils vont constituer l’extrême droite. C’est alors que naît cette famille politique. L’extrême droite n’est pas une extrémisation de quelque composante traditionnelle de la droite, christianisme, monarchisme ou libéralisme ; elle n’est autre chose qu’une partie détachée du camp « 1793 » qui a adopté pour tactique l’alliance à droite au nom du nationalisme. Certains hommes de gauche déroulédisites-jacobins ont constaté que certains monarchistes, certains bonapartistes, et aussi certains catholiques hostiles à la politique anticléricale du régime, étaient aussi antilibéraux qu’eux-mêmes, aussi soucieux d’unité nationale, aussi « patriotes » et avides d’en découdre, tant avec l’Allemagne qu’avec la République « panamiste » corrompue. De la valorisation de la Patrie, ils passeront à celle de la Tradition, et de là, pour certains, à celle de la Race. Ils continueront à condamner le capitalisme, mais ils rejetteront désormais avec violence le communisme. Ils prôneront des solutions de type corporatiste et dirigiste, par atavisme antilibéral. Ils resteront des révolutionnaires. Au sein du camp de la droite, ils seront et demeureront des hommes de « 1793 ».
Ainsi, extrême droite et extrême gauche sont deux frères, bientôt ennemis comme seuls des frères savent l’être : ils se ressemblent trop, le même sang coule dans leurs veines. Cela seul explique le grand nombre et le caractère régulier, incessant, de leurs passages d’un camp à l’autre, dans les deux sens, de 1900 à 1950. Mussolini, Henri de Man, Déat, Doriot ne sont que les plus connus des leaders socialistes, communistes ou syndicalistes devenus fascistes ou nazis.
L’autre camp, celui de « 1789 », a connu lui aussi une scission. Le parti ex-opportuniste, appelé « progressiste » depuis quelques années, se divise en effet en deux formations. L’une, qui va prendre le nom d’Alliance démocratique, accepte la concentration républicaine de Waldeck-Rousseau [46]. L’autre fraction prend le nom de « Fédération républicaine » [47] et se range dans l’opposition, a côté des catholiques ralliés à la République. Elle est inquiète des progrès de l’anarchisme et du socialisme, et entend résister à l’agression anticléricale contre les libertés publiques essentielles. Le malheur est qu’elle voisine par là même, dans l’opposition, avec les nationalistes venus de « 1793 ».
Cette scission des hommes de « 1789 » a rendu impossible en France ce qu’on appelait à l’époque la « conjonction des Centres », c’est-à-dire la cristallisation de l’idéal type « 1789 » en une doxa politique stable et consensuelle [48].
L’Anti-bloc regroupe quant à lui quatre composantes : la Fédération républicaine ; les catholiques ralliés à la République, membres d’un parti alors appelé Action libérale populaire [49] ; les monarchistes traditionnels ; les nationalistes. Ainsi cohabitent au sein de la droite parlementaire, à partir de cette époque, des gens qui ne sont décidément pas faits pour s’entendre et qui ne s’entendront jamais. Maurras séduira certes quelques salons, mais il n’empêchera jamais la masse de la bourgeoisie et des classes moyennes de voter pour les partis républicains modérés, la Fédération ou L’Action.
L’Anti-bloc a cependant quelques convictions communes, liées à l’identité française, à l’appui à l’armée. Et si les électeurs de l’Anti-bloc sont clairement antisocialistes, ils sont aussi anti-anticléricaux, même quand ils ne sont pas personnellement catholiques. Tous ceux qui se sentaient agressés par la politique de gauche, par l’entreprise hystérique de déchristianisation qu’elle menait, avaient tendance à resserrer les rangs, à instaurer une « union sacrée » pour défendre une certaine idée traditionnelle de la France, à dénigrer tout ce qui venait de la gauche – même le dreyfusisme.
L’antidreyfusisme passe donc à droite, le dreyfusisme à gauche. Et c’est ce résultat de la crise que le mythe voudra faire passer pour sa cause, provoquant dans les esprits une confusion qui dure encore aujourd’hui.
De l’autre côté, la « concentration républicaine » du Bloc des gauches rassemble des composantes tout aussi disparates que celles de l’Anti-bloc. Il n’y a aucune cohérence idéologique entre les options philosophiques et les systèmes de pensée profonds de ces familles dont les unes viennent de « 1789 », les autres de « 1793 ». En témoignent une série de questions absolument jamais élucidées par les historiens :
Comment peut-on être à la fois individualiste et holiste ?
Comment peut-on être favorable au droit et aux méthodes violentes de la Révolution ?
Comment peut-on être à la fois partisan de la démocratie formelle, et porter aux nues les Jacobins ?
Comment peut-on se déclarer partisan d’une démocratie pacifiée et prôner les méthodes violentes des syndicats ?
Comment peut-on défendre, d’un côté, l’esprit critique, la science, et approuver par ailleurs l’unanimisme de masse et une idéologie fanatique comme le marxisme ?
La « concentration républicaine » est un mensonge, c’est le Mensonge par excellence : celui qui consiste à cacher « 1793 » sous « 1789 », à dissimuler frauduleusement la barbarie du premier idéal type en la couvrant du manteau de civilisation du second.
Après la Seconde Guerre Mondiale, sera consolidée l’idéologie politique selon laquelle la gauche incarne seule la Vérité, le Droit et la Justice ; que c’est pour cela qu’elle a été dès le début et ne pouvait être que dreyfusarde. Jean-Pierre Rioux, Vincent Duclert, Michel Winock – parmi tant d’autres – se fendent d’ouvrages entiers qui défendent ce qui pour eux relève d’une évidence. La Justice et la Vérité seraient nées avec le ministère Waldeck-Rousseau et le Bloc des gauches ; elles ne s’étaient jamais rencontrées auparavant dans l’histoire de France, sauf lors de la prise de la Bastille, ajoute Winock.
Or il y a au moins trois objections qui réfutent cette consolidation savante a posteriori du mythe.
Les idées nationalistes de Barrès et de Maurras ne sauraient être celles de la droite à l’époque de l’Affaire Dreyfus, pour la bonne raison qu’elles ont été élaborées après l’Affaire.
Le cynisme, le machiavélisme, le culte de la force pure, le mépris du droit sont des idées qui seront bel et bien défendues par l’extrême droite dans les premières décennies du XXe siècle. Mais elles viennent de l’extrême gauche ! Georges Sorel [50] en particulier, assure la transition entre Blanqui et Mussolini. Il faut beaucoup d’imagination pour voir dans le christianisme rien qui soit hostile par principe à la Vérité, au Droit et à la Justice. Il en faut encore plus pour y voir quelque holisme philosophique. Les antidreyfusards catholiques ne le sont pas pour d’obscures motifs, mais parce qu’ils croient tout simplement qu’Alfred Dreyfus est coupable. Les antidreyfusards de 1899 ne sont pas holistes ni cyniques, ni préfascistes, ils ne sont pas d’extrême-droite. Maurras, bien loin de refléter l’opinion dominante de la droite d’alors, l’a profondément choquée.
Il est vrai qu’à mesure qu’on avance dans les deux premières décennies du XXe siècle, Maurras saura s’attirer des sympathies à droite. Sa doctrine, athée, aura pris la décision tactique de défendre l’Eglise, dans laquelle il voit un principe d’ordre et de « classicisme ». Cela n’empêche pas nos universitaires de faire comme si les spéculations hasardeuses et marginales des intellectuels holistes à la mode sorélienne et maurrassienne avaient été dès 1894, voire depuis toujours, l’idéologie implicite de la moitié de la France.
Les partis qui ont traditionnellement composé la gauche après l’Affaire Dreyfus n’ont jamais mis spécialement en avant des valeurs personnalistes et humanistes. Ils prônaient au contraire des théories sociales où le rôle des individus et le bien-fondé du droit sont systématiquement minorés, décriés.
L’idée qu’on doit défendre un individu lynché par une foule a une origine culturelle bien précise et repérable : la Bible. L’idée que la procédure de droit doit prévaloir sur la force a une origine bien précise et repérable, le civisme grec et le droit romain. Ces différentes origines ont été synthétisées et confirmées par l’humanisme, la Réforme et la Contre-Réforme. Même les arguments et plaidoyers des dreyfusards de gauche (Zola, Jaurès, Clemenceau), viennent d’une tradition de l’Etat de droit qui remonte au droit romain, au droit canonique, au vieux droit français et au Code civil. Comme l’écrit Philippe Nemo en conclusion,
« Je pense avec tristesse à ces étudiants d’aujourd’hui à qui l’on ne fait rien étudier et qui, ajoutant foi à ce que disent ces mauvais guides, commettent l’erreur étrange d’attribuer à la gauche marxisante ce qui vient d’Accurse, Bartole, Balde, Huguccio, Hostiensis, saint Thomas, Cujas, Vittoria, Suarez, Grotius, Domat, Pufendorf, Locke, Beccaria, Hamilton, le Chief Justice Marshall, Portalis, Bigot de Préameneu, Benjamin Constant – et à la « République » ce qui vient de l’Evangile. »
Philippe Nemo, Les Deux R
[1] Léon Blum, Souvenirs sur l’Affaire, 1935, Gallimard, coll. « Folio-Histoire », 1993, p. 103. Par « milieu composite », Blum fait référence aux différentes familles libérales de l’époque, républicains modérés, ex-opportunistes, droite ex-orléaniste.
[2] Jean Casimir-Perier, né le 8 novembre 1847 à Paris et mort le 11 mars 1907 dans la même ville, est un homme d’État français. Il est président de la République française du 27 juin 1894 au 16 janvier 1895, date de sa démission.
[3] Pierre Marie René Ernest Waldeck-Rousseau, né à Nantes (Loire-Atlantique) le 2 décembre 1846 et mort à Corbeil-Essonnes le 10 août 1904, est un homme politique français. Il est célèbre pour avoir participé à la légalisation des syndicats par la loi du 21 mars 1884 dite Loi Waldeck-Rousseau ainsi que la loi relative au contrat d’association de 1901. Il a également dirigé le gouvernement le plus long de la IIIe République.
[4] Adrien Hébrard est un journaliste, directeur de journaux et homme politique français né à Grisolles (Tarn-et-Garonne) en 1833 et mort à Saint-Germain-en-Laye (Yvelines) en juillet 1914. Pendant l’affaire Dreyfus, il garda dans Le Temps une neutralité bienveillante qui fut très utile à la cause de Dreyfus.
[5] Ludovic Trarieux né à Aubeterre-sur-Dronne le 30 novembre 1840, décédé à Paris le 13 mars 1904, homme politique français, a été le fondateur et premier président de la Ligue française des Droits de l’Homme de 1898 à 1903. C’est un républicain très libéral, hostile notamment à la création des écoles publiques et très critique contre la loi Waldeck-Rousseau de 1884 sur les syndicats. Il est rapporteur devant le Sénat des « lois scélérates » de 1894, limitant la liberté de la presse. Il devient Garde des Sceaux dans le cabinet d’Alexandre Ribot durant la majeure partie de l’année 1895, s’opposant notamment à Jean Jaurès pendant la grève des verriers de Carmaux. C’est donc un homme de droite qui fonde la LDH, celle-ci se préoccupant exclusivement alors au droit de la personne, dans la ligne de la bourgeoisie libérale de l’époque qui était hostile aux abus de droits sociaux. Ludovic Trarieux doute dès 1895 de la culpabilité de Dreyfus. Il doute notamment de la régularité du procès au Conseil de guerre, qui s’est déroulé en décembre 1894. Ses doutes sont réalimentés par Scheurer-Kestner ; le 7 décembre 1897, il est le seul à le soutenir quand il interpelle Jules Méline. Les 9 et 10 février 1898, il dépose longuement et fermement en faveur d’Émile Zola, poursuivi en diffamation, à la suite de la publication de « J’accuse » le 13 janvier de la même année. Créée la même année, la LDH dont il devient le premier président regroupe des hommes politiques et de nombreux intellectuels républicains, parmi lesquels Victor Basch ou Lucien Herr, tous favorables à la révision du procès du capitaine Alfred Dreyfus.
[6] Durant l’affaire Dreyfus, il adopte une attitude prudente. Il fait d’abord partie de ceux qui souhaitent étouffer un scandale qu’ils jugent contraire à la raison d’État. Il se rallie finalement au camp dreyfusard, plus par légalisme que par conviction. Cela ne le rapproche pour autant pas de la gauche, avec laquelle il garde ses distances.
[7] Jean Louis Barthou, né le 25 août 1862 à Oloron-Sainte-Marie et tué le 9 octobre 1934 à Marseille, est un avocat et homme politique français.
[8] Charles Célestin Auguste Jonnart (27 décembre 1857 à Fléchin - 30 septembre 1927) est un homme politique français.
[9] Georges Leygues est un homme politique français né à Villeneuve-sur-Lot (Lot-et-Garonne) le 26 octobre 1857 et mort le 2 septembre 1933 à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine).
[10] Épouse de Napoléon III, empereur des Français, et donc impératrice de 1853 à 1870.
[11] Henri Eugène Philippe Louis d’Orléans, prince du sang, prince d’Orléans, duc d’Aumale, est un militaire et un homme politique français né à Paris le 16 janvier 1822 et mort au domaine du Zucco à Giardinello (Sicile) le 7 mai 1897.
[12] Auguste Scheurer-Kestner, né à Mulhouse (Haut-Rhin) le 13 février 1833 et mort à Bagnères-de-Luchon (Haute-Garonne) le 19 septembre 1899, est un chimiste, un industriel, un protestant et un homme politique alsacien. Il était l’oncle par alliance de l’épouse de Jules Ferry1. Républicain, opposant à l’Empire de Napoléon III, il fut élu député du Haut-Rhin le 2 juillet 1871 et devint sénateur inamovible de la Seine le 15 septembre 1875. Vingt ans après, il était le dernier représentant de l’Alsace française au Parlement. Ami très proche de Gambetta, il lui fournit une partie des fonds nécessaires à la publication de La République française, journal qu’il dirigea de 1879 à 1884. En 1894, Auguste Scheurer-Kestner, premier vice-président du Sénat, était considéré comme une autorité morale en politique.
Le 13 juillet 1897, Louis Leblois, l’avocat du lieutenant-colonel Picquart, l’informe en détail de l’affaire Dreyfus. Au départ, il ne douta pas de la culpabilité de Dreyfus, mais, écrivit-il dans son journal, le procès « avait laissé dans [son] esprit quelque chose de vague et de douloureux ». Après l’intervention de Bernard Lazare, qui tenta de vaincre ses hésitations en 1897, cet homme « passionnément épris de justice » (Mathieu Dreyfus) et qui se considérait comme le protecteur de tous les Alsaciens de France, multiplia les entretiens pour tenter de se faire une opinion sûre. Auguste Scheurer-Kestner va désormais défendre l’innocence du capitaine, auprès du ministre de la guerre, Billot ou auprès du président de la République, Félix Faure.
Le 26 novembre 1897, par l’intermédiaire de son avocat Me Jullemier, Madame de Boulancy, cousine et ancienne maîtresse d’Esterházy, qui a décidé de se venger de son amant et débiteur, fait parvenir à Scheurer-Kestner les lettres de l’officier, dont la fameuse « lettre du uhlan ». Scheurer-Kestner montre la lettre au général de Pellieux, commandant militaire de la place de Paris, chargé de l’enquête administrative sur Esterházy. Une perquisition chez Madame de Boulancy a lieu dès le 27, le Figaro publie la lettre le 28, éclairant l’opinion sur les sentiments qu’Esterházy porte à la France et à son armée. Auguste Scheurer-Kestner se persuada de la culpabilité d’Esterházy après les confidences de maître Louis Leblois, ami de Picquart, alsacien lui aussi. Scheurer-Kestner communiqua confidentiellement ses certitudes au président de la République Félix Faure, au président du Conseil puis rendit une visite tout aussi vaine au général Billot, ministre de la Guerre. Prenant en main la cause de la révision, il contacta Joseph Reinach, entraîna Clemenceau, puis, en novembre 1897, publia dans Le Temps une lettre ouverte où il affirmait l’innocence de Dreyfus. En compagnie de maître Leblois, il exposa l’affaire à Émile Zola, qui prit sa défense dans le Figaro quelques jours plus tard. Scheurer-Kestner n’avait en effet reçu aucun appui de ses amis politiques. Le débat ayant été rendu public par Mathieu Dreyfus, il fut violemment attaqué, traité d’« industriel allemand », de « boche », etc. En décembre 1897, il interpella le Sénat sur le refus de révision du procès, déclarant : « la vérité finit toujours par triompher ». Mais Auguste Scheurer-Kestner ne parvint pas à convaincre ses collègues du Sénat de mener avec lui le combat de la réhabilitation du capitaine : le 13 janvier 1898, il n’obtint que 80 voix sur 229 votants lorsqu’il se représenta à la vice-présidence. Auguste Scheurer-Kestner incarna les espoirs dans la légalité et la justice du gouvernement de la République, et recommanda toujours la patience et la prudence, désapprouvant notamment le coup d’éclat de Zola. Rongé par un cancer de la gorge, il suivit la révision du procès de sa chambre de malade. Il mourut le 19 septembre 1899, le jour même de la signature de la grâce de Dreyfus par le Président Loubet.
[13] Joseph Reinach, né à Paris le 30 septembre 1856 et mort à Paris le 18 avril 1921, est un journaliste et homme politique français. Dès 1894, il prend la défense de Dreyfus, sollicitant le président de la République Casimir Périer pour que le jugement ne se déroule pas à huis clos et dénonçant dans le journal Le Siècle les faux ajoutés au dossier par le colonel Henry, ce qui lui vaudra d’être poursuivi pour diffamation par la veuve de ce dernier en 1898. En 1897, il s’associe à Auguste Scheurer-Kestner pour obtenir la révision du procès. Ses prises de positions contribuent au ralliement de personnalités comme Anatole Leroy-Beaulieu et Gabriel Monod. Mais, attaqué par la presse nationaliste, il perd son siège de député en mai 1898. Il participe alors à la création de la Ligue des droits de l’homme et du citoyen dont la première assemblée générale se tient quelques jours plus tard. Il commence aussi à rédiger sa monumentale Histoire de l’affaire Dreyfus, qui paraît en en 1901 et qui comptera sept volumes après la réhabilitation de Dreyfus dix ans plus tard.
[14] Commandant des prisons militaires de Paris.
[15] Marie-Georges Picquart (Strasbourg, 6 septembre 1854 - Amiens, 18 janvier 1914) est un général et homme politique français. Il est le personnage central du dénouement de l’Affaire Dreyfus. En 1895 il est promu chef du Deuxième Bureau (service de renseignement militaire) au grade de colonel. Convaincu de l’innocence du capitaine Alfred Dreyfus, il joue un rôle important dans l’Affaire Dreyfus en relevant des indices accusant le commandant Ferdinand Walsin Esterházy. Il découvre notamment un morceau de papier déchiré, connu sous le nom de « petit bleu », adressé par l’attaché militaire allemand à Esterházy. Lorsqu’il consulte les écrits d’Esterházy, il constate que c’est la même écriture que celle du bordereau, principal élément à charge contre Dreyfus. Il en informe sa hiérarchie, ce qui le conduit à être affecté à un nouveau poste en Tunisie avec consigne de ne pas révéler ses informations. Cependant, la publication du bordereau dans la presse permet à une autre personne de l’entourage d’Esterházy de reconnaître l’écriture de ce dernier. Informé de ces nouvelles révélations, Georges Picquart décide alors de communiquer à l’homme politique Auguste Scheurer-Kestner les preuves dont il dispose. Il est alors chassé de l’armée en 1898 et emprisonné pendant près d’un an. Les dreyfusards en font un héros, à l’instar d’Octave Mirbeau qui écrit dans la préface d’Hommage des artistes à Picquart (février 1899) : « Comme on avait condamné Dreyfus, coupable d’être innocent, il savait qu’on condamnerait Picquart, doublement coupable d’une double innocence : celle de Dreyfus et la sienne. »
[16] Edgar Demange (1841-1925) est un juriste français. Il fut, avec Fernand Labori, l’avocat d’Alfred Dreyfus lors des procès de 1894 et 1899.
[17] Gabriel Monod, né à Ingouville (Seine-Inférieure) le 7 mars 1844 et mort à Versailles (Seine-et-Oise) le 10 avril 1912, est un historien français. Affichant une certaine neutralité au plan politique, la Revue historique reste cependant proche du milieu protestant et franc-maçon si on en juge par l’origine de la plupart de ses collaborateurs. Fagniez, un des rares catholiques, la quitte en 1881 après la publication d’un article contre l’Église. Elle défend surtout, pour cette raison, la République opportuniste, celle de Ferry ou de Gambetta. Prototype de « l’intellectuel de gauche », Monod est par ailleurs un dreyfusard décidé.
[18] Henri de Rochefort-Luçay, marquis né à Paris le 30 janvier 1831, mort à Aix-les-Bains (Savoie) en 1913, mieux connu sous le nom d’Henri Rochefort, est un journaliste et un homme politique français. Cf. Michel Winock, Rochefort : la Commune contre Dreyfus. Voir en ligne.
[19] Édouard Drumont, né à Paris le 3 mai 1844 et décédé dans la même ville le 3 février 1917, était un journaliste et écrivain catholique, antisémite et nationaliste français. Charles Maurras, dans son Dictionnaire politique et critique, dit que « la formule nationaliste est ainsi née presque tout entière de lui ; et Daudet, Barrès, nous tous, avons commencé notre ouvrage dans sa lumière. » Plus loin, Charles Maurras ajoute : « Chroniqueur merveilleux, historien voyant et prophète, cet esprit original et libre s’échappait aussi à lui-même. Il ne vit point tout son succès. » Édouard Drumont a été classé par certains comme anarchiste de droite, bien que son attitude vis-à-vis de l’anarchisme ait été ambivalente.
[20] Eugène Guérin, né à Carpentras le 27 juillet 1849 et mort à Paris le 25 avril 1929, avocat, maire de Carpentras de 1881 à 1886 et homme politique français. Il fut ministre de la Justice du 4 avril 1893 au 2 décembre 1893 et du 30 mai 1894 au 17 janvier 1895 dans les Gouvernements Charles Dupuy
[21] Maurice Barrès, né le 19 août 1862 à Charmes (Vosges) et mort le 5 décembre 1923 à Neuilly-sur-Seine (Seine), est un écrivain et homme politique français, figure de proue du nationalisme français. Élu député boulangiste de Nancy à 27 ans, il se voulait socialiste et siégea à l’extrême-gauche. Il fonda l’éphémère revue nationaliste La Cocarde (1894) ; il adhéra ensuite à la "Ligue de la patrie française" (1899) puis à la "Ligue des patriotes" de Paul Déroulède, et fut antidreyfusard.
[22] Léon Bourgeois, Henri Brisson, les « anciens gambettistes de gauche ».
[23] Cavaignac, ministre de la Guerre, Paul Doumer, Berteaux.
[24] Léon Blum, op. cit., p. 109.
[25] Le Scandale de Panamá désigne une affaire de corruption liée au percement du canal de Panama, qui éclaboussa plusieurs hommes politiques et industriels français durant la Troisième République et ruina des dizaines de milliers d’épargnants. Le scandale est lié aux difficultés de financement de la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama, la société créée par Ferdinand de Lesseps pour réunir les fonds nécessaires et mener à bien le projet. Alors que le chantier se révèle plus onéreux que prévu, Lesseps doit lancer une souscription publique. Une partie de ces fonds est utilisée par le financier Jacques de Reinach pour soudoyer des journalistes et obtenir illégalement le soutien de personnalités politiques. Après la mise en liquidation judiciaire de la compagnie, qui ruine les souscripteurs, le baron de Reinach est retrouvé mort tandis que plusieurs hommes politiques sont accusés de corruption. Le scandale éclate au grand jour.
[26] Selon Fourier, les Juifs ont en France le monopole de la banque, des transports, du commerce, bientôt de la houille, des sels et des tabacs. Tous les malheurs du peuple viennent d’eux.
[27] Marx dénonce en particulier dans tous ses écrits les « Juifs de la Bourse ».
[28] « Juifs. Faire un article contre cette race, qui envenime tout, en se fourrant partout, sans jamais se fondre avec aucun peuple. Demander son expulsion de France… Il faut renvoyer cette race en Asie, ou l’exterminer. H. Heine, A. Weil et autres ne sont que des espions secrets ; Rothschild, Crémieux, Marx, Fould, êtres méchants, bilieux, envieux, âcres, etc., qui nous haïssent… Il faut que le Juif disparaisse… La haine du Juif, comme de l’Anglais, doit être un article de notre foi politique ». Cité par Zeev Sternhell, La Droite révolutionnaire. Les origines françaises du fascisme. 1885-1914, Le Seuil, coll. « Points », 1978.
[29] La République démocrate libérale, dit Blanqui, « c’est l’intronisation définitive des Rothschild, l’avènement des Juifs ».
[30] Alphonse Toussenel (socialiste utopique et disciple de Fourier, il était aussi anglophobe et antisémite ; il fut rédacteur en chef du journal La Paix ; ses études d’histoire naturelle lui servaient à véhiculer ses idées politiques), Auguste Chirac (écrivain et auteur dramatique socialiste proudhonien et journaliste antisémite, il collabora à La Revue socialiste ainsi qu’à l’hebdomadaire L’Anti-Sémitique (1883-1884)), Gustave Tridon (homme politique, journaliste, écrivain français et personnalité de la Commune de Paris ; on lui doit divers ouvrages portant sur les girondins, les hébertistes et la Commune de 1793 ainsi qu’un ouvrage antisémite posthume intitulé Le Molochime juif et sous-titré Études critiques et philosophiques, publié en 1884, dans lequel il considère que le judaïsme n’est qu’une survivance du culte du Moloch ; certains antisémites de la fin du siècle tels Édouard Drumont se revendiqueront de son influence), Albert Regnard (sous Napoléon III, il est le leader des étudiants blanquistes ; libre-penseur, il représente la France à l’anti-concile de Naples en 1870 ; il fait partie des plus radicaux pendant la Commune de Paris ; il défend les mesures les plus féroces. Lors de la répression, il se réfugie à Londres ; il y perd ses illusions sur la conspiration blanquiste, et se rallie à Gambetta. Dans le journal La Libre Pensée, Regnard affute son antisémitisme ; il se « refuse à accoupler la horde juive et la Grèce antique » (La Libre Pensée, N° 2)), Benoît Malon (militant ouvrier, communard, journaliste et écrivain), La Revue socialiste (une « institution » du socialisme français de la IIIème République ; fondée en 1885 par Benoît Malon, la revue parait sans interruption jusqu’en 1914.), etc.
[31] Le comte Georges Vacher de Lapouge, né le 12 décembre 1854 à Neuville-de-Poitou (Vienne) et mort le 20 février 1936 à Poitiers (Vienne), est un anthropologue français. Magistrat puis bibliothécaire, il est un théoricien de l’eugénisme et une figure de l’anthroposociologie. Défenseur d’un socialisme sélectionniste et aryaniste, impliquant une nouvelle morale et s’inspirant des philosophies de la nature dérivées du darwinisme, en particulier celle d’Ernst Haeckel, il défend une religion civique et panthéiste du vital et du solaire dépassant les idéaux ascétiques et individualistes issus du christianisme. Proche de René Worms, père de la sociologie biologique, il publie de nombreux articles dans la Revue internationale de sociologie, que celui-ci a créée en 1893.
[32] A Nantes Le Peuple, « hebdomadaire de tonalité socialisante criant haro sur les commerçants juifs de la ville » ; à Lille L’Anti-Youtre, qui adjure Drumont et Jaurès de s’allier entre eux, etc.
[33] Dans le feu de l’affaire, en 1897-1898, Déroulède relance la Ligue des Patriotes qui avait été dissoute en 1889 après l’échec de Boulanger. Déroulède tente un coup de force le 23 février 1899, puis un nouveau putsch en août, ce qui lui vaudra dix ans d’exil.
[34] Boulanger est un radical, qui demande que l’on mette un bémol sur la propagande anticléricale. Mais il partage avec les radicaux les mêmes convictions jacobines, étatistes, interventionnistes. Et il laisse propager dans son camp les thèmes antisémites, confondus alors dans l’esprit de presque tout le monde avec l’anticapitalisme.
[35] Jean Doise, Un Secret bien gardé. Histoire militaire de l’Affaire Dreyfus, Le Seuil, 1994.
[36] Les personnels du Service de Renseignements militaire (SR) ont affirmé de manière constante qu’en septembre 1894, la « voie ordinaire », avait apporté au contre-espionnage français une lettre, surnommée par la suite « le bordereau ». Cette lettre-missive, partiellement déchirée en six grands morceaux, écrite sur du papier pelure, non signée et non datée, était adressée à l’attaché militaire allemand en poste à l’ambassade d’Allemagne, Max von Schwarzkoppen. Elle établissait que des documents militaires confidentiels, mais d’importance relative, étaient sur le point d’être transmis à une puissance étrangère.
[37] De la phalange hoplite aux légions césariennes et aux prétoriens entourant les empereurs romains.
[38] En 1892, Bloy publie Le Salut par les Juifs, écrit en réponse à La France juive d’Édouard Drumont. Il y soutient des théories personnelles telles que : « L’histoire des Juifs barre l’histoire du genre humain comme une digue barre un fleuve, pour en élever le niveau. Ils sont immobiles à jamais, et tout ce qu’on peut faire, c’est de les franchir en bondissant avec plus ou moins de fracas, sans aucun espoir de les démolir. » En commentant cet ouvrage dans Le Figaro du 20 septembre 1892, Rémy de Gourmont écrit que Bloy « nous fait lire cette conclusion : Israël est la croix même sur laquelle Jésus est éternellement cloué ; il est donc le peuple porte-salut, le peuple sacré dans la lumière et sacré dans l’abjection, tel que l’ignominieux et resplendissant gibet du Calvaire. »
[39] Publié en 1893, un an avant le début de l’affaire Dreyfus. Témoin lucide de son époque, Leroy-Beaulieu perçoit le mélange de tradition et de modernisme qui fait la force de l’antisémitisme tel qu’il s’exprime alors en France : « C’est à la fois une question religieuse, une question nationale, une question économique ou sociale. » Cet antisémitisme, il le refuse : le Juif n’est ni l’incarnation redoutable de l’esprit moderne, ni l’agent de dissolution de la « société chrétienne ». La théorie des races entretient entre les domaines linguistique, culturel et biologique une dangereuse confusion. Ce catholique voit bien que l’antisémitisme débouche sur le paganisme et l’idolâtrie : le nazisme le confirmera. Après l’affaire Dreyfus, ce libéral reprochera vivement au clergé et aux catholiques leur silence, voire leur compromission avec l’antisémitisme.
[40] Jaurès y dénonce le 20 décembre 1894 la « pression juve ». « On a surpris, écrit-il, un prodigieux déploiement de la puissance juive pour sauver l’un des siens, voilà tout. » Bien qu’il prenne la précaution de rejeter la « guerre de religion » et la « guerre des races », le même Jaurès, en janvier 1898 dans son journal La Petite République, considère que Drumont est « un profond sociologue » qui a vu que « les Juifs manient avec une habileté diabolique notre Code Civil ».
[41] Il s’agit de la tentative de putsch de Déroulède en février 1899, le jour des funérailles de Félix Faure, évoquée plus haut.
[42] Cf. infra.
[43] Anatole Leroy-Beaulieu, Les doctrines de haine. L’antisémitisme. L’anti-protestantisme. L’anticléricalisme, Calmann-Lévy, 1902, p. 51.
[44] Cité par Jean-Pierre Halévy, préface à Daniel Halévy, Regards sur l’Affaire Dreyfus, Ed. de Fallois, 1994, p. 18.
[45] Le 4 juin, lendemain du jour où le premier procès Dreyfus a été classé, un jeune aristocrate, le baron Christiani, monte sur la tribune de l’hippodrome de Longchamp pour agresser le président de la République Loubet en le frappant de plusieurs coups de canne. Il parvient à le ridiculiser en faisant tomber son chapeau. Aussitôt que la nouvelle de ce singulier incident paraît dans la presse, « l’imagination et l’humeur populaire s’ébranlent : un noble a levé la canne, a frappé… Il faut châtier le noble, venger le républicain ! », cf. D. Halévy, op. cit., p. 241-242.
[46] Sa création illustre la volonté de s’opposer à la bipolarisation due à la division des progressistes lors de l’Affaire Dreyfus et d’imposer la tripartition afin d’aboutir à la République du « juste-milieu » théorisée par François Guizot. Elle est le fait de progressistes qui soutiennent le capitaine Dreyfus et s’opposent à ceux qui suivent Jules Méline dans l’opposition au président du conseil Waldeck-Rousseau. À l’instigation officieuse de ce dernier, l’Alliance républicaine démocratique est fondé le 23 octobre 1901 par l’ingénieur Adolphe Carnot (frère de l’ancien président de la République Sadi Carnot), le député Henry Blanc, Edmond Halphen et le publiciste Charles Pallu de la Barrière. Pour cela, l’Alliance capitalise le soutien de nombreux réseaux, tels la Ligue des droits de l’homme (dont Paul Stapfer), la Ligue de l’enseignement (dont est membre Adolphe Carnot) et les anciens réseaux politiques autour de Jules Ferry, Léon Gambetta ou de Léon Say.
Son recrutement initial est celui des élites parisiennes (notamment scientifiques) et des notables de province. Si ses principaux dirigeants sont souvent liés au monde des affaires, le positionnement de la majorité de ses élus s’oppose aux vœux des hommes d’affaires notamment sur la question sociale. Durant l’entre-deux-guerres, l’image d’un parti de cadres s’estompe quelque peu notamment par l’apport de son groupement de jeunesse et le renouvellement générationnel de ses membres.
[47] Le clivage entre Fédération républicaine et Alliance démocratique reflète à peu près celui qui existait, chez les opportunistes, entre ferrystes-grévystes et gambettistes.
[48] En particulier, l’Alliance démocratique, contrairement à la doctrine radicale, aspire à réunifier l’ensemble des républicains et à imposer à la droite et à la gauche une « troisième voie », celle de la conjonction des centres autour de la formule « ni réaction, ni révolution ».
[49] Et non pas « Alliance libérale populaire » comme l’écrit Nemo. L’Action libérale ou Action libérale populaire (1901-1919) était un parti politique français de la Troisième République représentant les catholiques ralliés à la République. L’ALP a été fondée en 1901 par Jacques Piou et Albert de Mun, anciens monarchistes ralliés à la République à la demande du pape Léon XIII. L’Action libérale était le groupe parlementaire dont fut ensuite issu le parti politique, avec l’adjonction du terme populaire pour signifier cet élargissement. Parti non confessionnel, elle voulait rassembler tous les « honnêtes gens » et être le creuset voulu par Léon XIII où s’uniraient catholiques er républicains modérés pour soutenir une politique de tolérance et de progrès social. Sa devise résumait son programme : « Liberté pour tous ; égalité devant la loi ; amélioration du sort des travailleurs. » Les « vieux républicains » y furent cependant peu nombreux, et elle ne réussit pas à regrouper tous les catholiques, boudée par les monarchistes, les démocrates chrétiens et les intégristes. En définitive, elle recruta essentiellement chez les catholiques-libéraux (Jacques Piou) et les catholiques sociaux (Albert de Mun). Plongée dès ses débuts en pleine bataille (ses premiers pas coïncidèrent avec le début du ministère Combes et de sa politique anticléricale de combat), la question religieuse fut au cœur de ses préoccupations. Défendant l’Église au nom de la liberté et du droit commun, elle se positionna comme un parti de centre-droit et comptera, à ses heures les plus glorieuses, 70 députés, 250000 adhérents cotisants et 2500 comités répartis dans toute la France. Violemment combattu par l’Action française, le mouvement déclina à partir de 1908, époque où il perdit le soutien de Rome. L’ALP n’en constitua pas moins jusqu’en 1914 le plus important parti politique de droite. Mise en sommeil pendant la guerre, au nom de l’Union sacrée, elle ne conservait plus guère, en 1919, que ses cadres, mais exerçait une influence morale importante sur l’électorat catholique. En 1919 l’Action libérale populaire intégrera le Bloc national. Elle cherchera par la suite, mais en vain, à se reconstituer, notamment en 1923 et 1927. L’Action libérale populaire aura joué un rôle historique important, intégrant dans la vie politique les catholiques ralliés et en étant le premier parti politique, au centre-droit de l’échiquier, à s’organiser selon une conception « moderne ».
[50] Georges Eugène Sorel (Cherbourg, 2 novembre 1847 – Boulogne-sur-Seine, 29 août 1922) est un philosophe et sociologue français, connu pour sa théorie du syndicalisme révolutionnaire. En 1893, il affirme son engagement socialiste et marxiste. Sa réflexion sociale et philosophique prend appui sur sa lecture de Proudhon, Karl Marx, Giambattista Vico et Henri Bergson (dont il suit les cours au Collège de France) ; puis, plus tard, sur le pragmatisme de William James. Son entrée en politique s’accompagne d’une dense correspondance avec le philosophe italien Benedetto Croce et le sociologue Vilfredo Pareto. Après avoir collaboré aux premières revues marxistes françaises, L’Ère nouvelle et Le Devenir social, Sorel participe, à la charnière du XIXe et du XXe siècle, au débat sur la crise du marxisme en prenant le parti d’Eduard Bernstein contre Karl Kautsky et Antonio Labriola. Par ailleurs favorable à la révision du procès de Dreyfus, le théoricien traverse durant cette période une phase réformiste. En collaborant à la revue romaine Il Divenire sociale d’Enrico Leone et au Mouvement socialiste d’Hubert Lagardelle, il contribue, aux alentours de 1905, à l’émergence théorique du syndicalisme révolutionnaire. En 1906 est publié dans cette dernière revue son texte le plus célèbre, les Réflexions sur la violence. Sa sortie en volume en 1908 est suivie la même année par la parution des Illusions du progrès. À la fois antidémocratique et révolutionnaire, la pensée de Sorel a influencé de nombreux penseurs et hommes politiques du XXe siècle, tant de droite que de gauche. Parmi eux, des syndicalistes révolutionnaires comme Hubert Lagardelle, Édouard Berth et Arturo Labriola, des gens d’Action française comme Pierre Lasserre et le catholique René Johannet, des libéraux comme Piero Gobetti, des socialistes comme le Hongrois Ervin Szabó, des communistes comme Antonio Gramsci et le jeune Georg Lukács, des anti-conformistes comme Curzio Malaparte, des sociologues comme Walter Benjamin, Jules Monnerot et Michel Maffesoli, des théoriciens politiques comme Carl Schmitt ou encore des économistes comme François Perroux. Après son arrivée au pouvoir, Benito Mussolini lui-même s’en réclamera. L’influence de Sorel s’étendra jusqu’au Tiers Monde puisque le marxiste péruvien José Carlos Mariátegui ou le Syrien Michel Aflaq, militant du mouvement de libération nationale et co-fondateur du Parti Baas, compteront aussi parmi ses lecteurs. L’homme est en fait davantage connu à l’étranger qu’en France.