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Une critique de la politique, pas seulement du totalitarisme

Notes sur Orwell, la politique et la liberté

vendredi 30 avril 2010

Tout le monde connaît 1984 de George Orwell et semble en tirer les mêmes leçons. Dans ce roman d’anticipation où le monde est tombé sous la coupe d’Etats totalitaires, Winston décide un jour de tenir un journal, et au fur et à mesure de sa rédaction, il prend conscience de son individualité.

Celui qui n’était qu’un fonctionnaire lambda du ministère de la Vérité se transforme en un farouche opposant au pouvoir politique incarné par la figure de Big Brother, le chef charismatique présent dans tous les esprits et dans tous les cœurs. La dénonciation du totalitarisme à venir a été unanimement relevée et saluée par les commentateurs, mais plus rares sont ceux qui y ont vu une critique politique de la politique.

L’intellectuel comme auxiliaire de police

Parmi eux, Claude Lefort dans Ecrire. A l’épreuve du Politique (1992) a relevé à quel point Winston le héros comme O’Brien son tortionnaire raisonnent, se positionnent et donc dépendent absolument des mots et des catégories institués par le Pouvoir. O’Brien n’en est pas détaché parce qu’il est lettré, contrairement à ce que croyait naïvement Winston. Au contraire, son intelligence et son aura n’ont de sens que rapportés à son rôle policier. Il est celui qui va légitimer l’ordre en place, et retourner sa contestation pour la vider de tout sens qui pourrait l’affaiblir. O’Brien parle la langue du maître, et en use pour asseoir la supériorité absolue des élites jusqu’à nier toute forme d’expression alternative qui puisse échapper à son contrôle.

L’acceptation de la servitude

O’Brien se révèle être un auxiliaire de police, un séide de Big Brother, ce qui n’empêche pas Winston de continuer à l’admirer et à l’envier. Même torturé, humilié et renvoyé à sa condition d’esclave sans défense, Winston est incapable de se détacher complètement d’un être dont l’aisance verbale, la culture et la connaissance le renvoie à ce qu’il aurait aimé posséder, c’est-à-dire à être un dominant à son tour. Winston est impuissant à se situer et à penser en dehors du Pouvoir lui-même, dont le triomphe est presque total puisque le citoyen ne peut s’exprimer en dehors du lexique que l’Etat totalitaire a lui-même recomposé. La révolte de Winston n’en devient que plus pathétique et son échec plus prévisible. La prise de conscience de sa servitude se manifeste par une éruption de haine contre Big Brother, qu’il finit par exprimer explicitement dans la chambre qu’il partage avec sa compagne Julia. Cet aveu provoque la perte des deux amoureux, car il n’échappe pas au télécran caché dans la pièce.

Julia dissidente radicale

Si O’Brien est du côté des dominants, et Winston du côté des dominés, Julia, la compagne de Winston, dessine une troisième alternative. Son attitude échappe aux jeux de puissance et de domination qui constituent la matière du pouvoir Politique. Julia déteste Big Brother, mais ne cherche pas à en contester l’autorité, elle fait pire : elle considère la politique comme secondaire. Ce qui l’importe avant tout, c’est d’aimer Winston. Elle désire d’abord s’unir à lui intimement et directement sans passer par la médiation abstraite des mots et des signes de la chose publique, c’est-à-dire sans justification idéologique. Comme les prolétaires, cette frange de la population ignorée des gouvernants et méprisée des gouvernés, Julia vit sans rien attendre de l’Etat totalitaire. Elle s’y soustrait de facto parce qu’elle désire une chose que la vie publique est incapable de lui fournir. Ce radicalement Autre étant l’amour, l’amitié, ces relations faites de chair et de sang que l’institution totalitaire souhaite remplacer par celles désincarnées de la bureaucratie, de la propagande et du dressage collectiviste. Julia est invisible pour Big Brother, elle ne devra sa perte qu’à Winston, qui par ses désirs propres continue d’exister aux yeux de l’appareil d’Etat.

En se soustrayant à la question même de l’autorité, la dissidence radicale de Julia rappelle le « recours aux forêts » de Jünger ou le retrait de Thoreau dans les bois. La vie dans les bois, celle du partisan ou de Julia est insaisissable en termes de gouvernabilité, c’est-à-dire dans les catégories posées par l’ordre politique. Parce que Julia désire autre chose que dominer ou être dominé, elle échappe à son contrôle. A l’inverse, Winston pense sa liberté comme un pouvoir : la gagner consiste à se réapproprier symboliquement l’individualité que Big Brother lui dénie en paroles et en actes. En d’autres termes et pour conclure, deux voies d’émancipation se dessine à travers les figures de Winston et Julia : la première est une impasse, car elle ne se libère pas de l’idiome politique, la seconde, qu’on pourrait qualifier de libertaire, invite à l’abandonner, car il conduit inévitablement à l’inhumanité et à la servitude.

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