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Pourquoi n’aime-t-on pas l’Amérique (après le 11-septembre) ?

lundi 7 avril 2008

A Washington et dans les universités, certains leur expliquaient que l’hégémonie américaine était ce qui pouvait arriver de mieux à un monde turbulent, et qu’à la différence des précédentes, la leur allait durer, non seulement parce qu’aucune autre puissance n’était en mesure de leur voler la couronne, mais, surtout, parce que leur autorité, bienveillante, ne menaçait personne.

Mais ils évitaient de regarder sur quel argile reposait cette hégémonie, et de considérer les forces qui pouvaient neutraliser leur fameuse capacité d’attraction ou miner les éléments (militaires ou économiques) de leur puissance. Tels ces grouillements de fourmis qui surgissent du sol quand on déplace un arbre abattu, les millions d’étrangers qui n’ont qu’aversion ou méfiance pour l’hégémonie américaine sont soudain apparus au grand jour après le 11 septembre, sous les yeux horrifiés et incrédules des Américains. L’Amérique était devenue une grande puissance à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, en affrontant un rival qui se faisait le champion de tout ce qu’elle avait toujours combattu, la tyrannie, la terreur, le lavage de cerveau, et elle était convaincue que son combat pour la liberté et la stabilité lui avait valu la reconnaissance du monde (comme c’est encore le cas dans une grande partie de l’Europe de l’Est). Les Américains n’avaient pas suffisamment mariné dans l’Histoire pour savoir qu’au long des âges, personne, ou presque personne, n’a jamais chéri une hégémonie.

Les anciennes puissances hégémoniques, de l’Empire romain à l’Empire britannique, avaient là-dessus une attitude tout à fait réaliste : elles voulaient être obéies (ou, dans le cas de la France, admirée) mais rarement rêvaient-elles d’être aimées. Les Etats-Unis en revanche, combinaison de shérif justicier et de missionnaire ardent à convertir, ont toujours attendu des autres gratitude et affection. La déception était inévitable : la gratitude n’entre pas dans le registre des sentiments caractéristiques du comportement des Etats.

Le nouveau désordre mondial

Cette histoire est vieille comme le monde. Mais son actuel zigzag tient à deux ensembles de facteurs. Pour commencer, l’ordre dit « westphalien » s’est effondré : le monde des Etats souverains, celui qui relevait du « réalisme » cher à un Henry Kissinger, n’est plus. Et deux dimensions de cet effondrement ont porté à son point d’incandescence l’impopularité de l’hégémonie américaine. La première est l’irruption des masses dans les affaires internationales, ce qu’avait décrit Raymond Aron dans Paix et Guerre. La politique étrangère n’est plus le domaine réservé du général et du diplomate : ce sont désormais les opinions publiques (avec leurs groupes d’intérêts, leurs organisations religieuses et leurs chapelles idéologiques) qui dictent les impératifs et les préférences pour lesquelles les gouvernements doivent se battre. Cette nouveauté met la puissance hégémonique dans une situation difficile : elle a souvent affaire à des gouvernements étrangers qui ne sont représentatifs que d’une faible fraction de leur population, et si elle recherche l’appui de leurs opinions publiques, elle risque de s’aliéner des dirigeants dont la coopération lui est indispensable. Les Etats-Unis ont payé très cher leur absence de contacts avec l’opposition au Shah d’Iran dans les années 70, et les voilà qui découvrent aujourd’hui au Pakistan, en Arabie Saoudite, en Egypte, en Indonésie, l’existence d’un véritable gouffre entre les citoyens et les gouvernements, lesquels sont leurs alliés. Du temps où les masses restaient dans leur coin, le jeu diplomatique était bien plus facile.

L’effondrement de la barrière qui séparait naguère affaires intérieures et affaires étrangères dans le système international s’aggrave d’une maladie qui attaque le système lui-même. Nombre d’ « Etats » membres des Nations Unies, ne sont que de pseudo-Etats, aux institutions fragiles ou dérisoires, et dont les composantes, hétérogènes, interdisent tout consensus sur les valeurs et les méthodes, et tout véritable sens de l’identité nationale. Aussi la puissance hégémonique est-elle confrontée à une double difficulté : non seulement les Etats-Unis se heurtent à l’hostilité affichée de certains gouvernements (à Cuba, en Irak, en Corée du Nord) et de l’opinion publique dans d’autres pays (tels, à des degrés divers, le Pakistan, l’Egypte, voire la France), mais ils deviennent facilement la cible des factions en lutte pour le pouvoir dans des pays au bord de la désintégration et le prisonnier de leurs querelles (sur des questions de plus en plus transnationales comme le trafic de drogue et d’armes, le blanchiment d’argent sale et autres activités criminelles). En outre, l’exercice d’une hégémonie, de nos jours, doit affronter la volatilité et la turbulence propres à la mondialisation : les affinités ethniques, religieuses et idéologiques ignorent désormais les frontières, ce qui fait que des groupes ou des individus échappant à tout contrôle des Etats peuvent prendre des initiatives redoutables. Alors qu’au XIXe siècle, les puissances hégémoniques pouvaient imposer leur ordre et leurs institutions, le XXIe siècle s’ouvre sur une situation bien différente : là où régnait jadis l’ordre, on ne trouve, aujourd’hui, le plus souvent, que du vide.

Ce qui fait la vulnérabilité particulière de l’Empire américain est une combinaison d’atouts et de handicaps unique dans l’histoire.

Il faut remonter jusqu’à l’Empire romain pour trouver une panoplie d’atouts aussi large : à la différence de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Espagne, qui devaient s’imposer dans un monde multipolaire, les Etats-Unis sont aujourd’hui la seule superpuissance. Mais si ses moyens sont énormes, les limites de son pouvoir le sont tout autant. A la différence de Rome, l’Amérique ne peut se contenter de régner par la force ou par l’intermédiaire d’Etats satellites. Des Etats « voyous », en dépit de leur infériorité apparente, peuvent défier son hégémonie (il suffit de se souvenir du Vietnam). Et l’intervention massive et nouvelle d’acteurs non étatiques peut déboucher sur le chaos. Qui plus est, la répugnance des Américains à entreprendre la tâche herculéenne de démocratiser et de policer des régimes autoritaires tout en apportant croissance économique et protection de l’environnement à des milliards d’êtres humains ne peut que leur attirer ressentiment et hostilité, surtout chez ceux qui ont découvert qu’on ne doit compter sur l’intervention des Etats-Unis que si les intérêts nationaux de ceux-ci sont gravement menacés. (Il n’est pas étonnant que la doctrine de « défense de l’intérêt national », qui est au cœur du réalisme, ait été élaborée pour un monde multipolaire : dans un empire, comme dans un système bipolaire, presque tout peut être considéré comme un intérêt vital, puisque le moindre désordre périphérique peut miner la prééminence de la puissance impériale). De plus, la complexité particulière en Amérique du processus de prise de décision en matière de politique extérieure peut entraîner bien des déceptions à l’étranger quand la communauté internationale voit finalement les Etats-Unis refuser de ratifier des traités sur lesquels on comptait, tels le Protocole de Kyoto ou la création d’un Tribunal international permanent pour juger des crimes de guerre. Cette inconstance de la politique étrangère américaine, dans la question balkanique par exemple, a également convaincu bien des ennemis des Etats-Unis que ce pays est fondamentalement incapable de poursuivre une politique à long terme.

Il serait évidemment faux d’en déduire que les Etats-Unis n’ont aucun ami en ce monde. Les Européens n’ont pas oublié le rôle de l’Amérique dans la défaite du nazisme en 1945 et pour les protéger du communisme pendant la guerre froide. Israël n’a pas oublié l’appui donné par le président Truman aux fondateurs de l’Etat sioniste ni toute l’aide reçue des Etats-Unis depuis. L’introduction d’un régime démocratique en Allemagne et au Japon après leur défaite de 1945 a été un remarquable succès. Le Plan Marshall et d’autres initiatives comme le Point Four Program peuvent être qualifiées de révolutionnaires. La décision de combattre l’agression communiste en Corée, et, plus récemment, celle de l’Irak contre le Koweit témoignaient l’une et l’autre d’une louable clairvoyance.

Mais les Américains sont volontiers enclins à oublier les aspects les plus sombres de leur parcours (sauf dans les milieux de gauche, constamment accusés, de ce fait, d’être « non-Américains »), en partie, peut-être, parce qu’ils ne voient les questions internationales qu’en termes de croisade du Bien contre le Mal, attitude formidablement efficace pour forcer à l’unanimité. Il n’est pas surprenant que la décennie qui a suivi la guerre du Golfe ait été marquée à la fois par une certaine nostalgie pour le ciel dégagé de la guerre froide et par bien des flottements face à un monde dépourvu d’ennemi majeur.

L’antiaméricanisme et ses variantes

La plupart des reproches adressés à l’Amérique ne sont pas récents. Quand nous considérons la configuration actuelle de l’antiaméricanisme, il nous faut d’abord distinguer entre ceux qui attaquent les Etats-Unis pour ce qu’ils font, ou ne font pas, et ceux qui les attaquent pour ce qu’ils sont (certains, comme les intégristes et terroristes islamistes, se réclamant des deux attitudes). La principale critique porte sur la discordance entre une idéologie qu’inspire un libéralisme universel et une politique extérieure qui a trop souvent conduit Washington à soutenir, voire à mettre en place, des régimes particulièrement autoritaires et répressifs. (Une des raisons pour lesquelles cette politique a valu aux Etats-Unis plus de reproches qu’à l’URSS la domination sur ses satellites était qu’avec Staline le communisme s’est fait de plus en plus cynique, si bien que l’écart entre le discours et les actes y était moins patent qu’aux Etats-Unis : en somme, on n’attendait plus grand-chose de Moscou). Elle est longue, la liste des pays où l’Amérique ne s’est pas montrée à la hauteur de ses idéaux : Guatemala, Panama, Salvador, Chili, République dominicaine en 1965, Grèce des colonels, Pakistan, Philippines du président Marcos, Indonésie après 1965, Iran du temps du Shah, Arabie Saoudite, Zaïre, et bien entendu Viet-Nâm du Sud. Les adversaires de ces régimes étaient scandalisés de les voir soutenus par les Etats-Unis, et même leurs dirigeants, qui avaient leur appui, étaient bien déçus, pour ne pas dire plus, quand, l’analyse américaine des coûts et des bénéfices ayant changé, ils laissaient tomber ces anciens alliés. Cette pratique machiavélique dissimulée derrière un discours wilsonien leur a aliéné de nombreux clients et bien des amis potentiels, et nourri divers antiaméricanismes de par le monde.

Second grief, les trop fréquentes décisions unilatérales de Washington, et ses relations difficiles avec les Nations Unies. Pour bien des pays, et en dépit de tous ses défauts, l’ONU reste l’instrument majeur de la coopération internationale et le gardien de la souveraineté de ses membres : la façon dont la diplomatie américaine a « insulté » l’ONU, tantôt en l’ignorant, tantôt en lui imposant rudement une ligne politique, a été très coûteuse pour l’image des Etats-Unis à l’étranger.

Troisièmement, le triste bilan de l’aide américaine aux pays en développement a engendré, ces dernières années, de profonds ressentiments : non seulement les contributions financières des Etats-Unis pour réduire le fossé entre pays riches et pays pauvres n’ont pas cessé de diminuer depuis la fin de la Guerre froide, mais des institutions internationales dominées par Washington, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, ont trop souvent imposé aux pays pauvres, des politiques financières qui se sont révélées désastreuses pour leur développement, surtout avant et pendant la crise asiatique du milieu des années 90.

Vient enfin le problème posé par le soutien américain à Israël. Une grande partie du monde, et pas seulement du monde arabe, considère que la politique américaine à l’égard d’Israël est d’une partialité coupable. En dépit de quelques efforts ponctuels de Washington pour montrer plus d’impartialité, le monde constate que la Palestine est toujours sous occupation militaire, que les colonies israéliennes dans les territoires occupés continuent à s’étendre, et que les actes de terrorisme individuel commis par les Palestiniens (que Yasser Arafat ne peut pleinement contrôler) sont condamnés plus vigoureusement par Washington que les meurtres de Palestiniens par l’armée israélienne ou par des escouades de tueurs qui ont la bénédiction du gouvernement. Il est intéressant de noter qu’Israël, puissance locale et très dépendante, a réussi à limiter la marge de manœuvre diplomatique des Etats-Unis dans la région alors que Washington n’a jamais pu obtenir d’Israël qu’il applique les résolutions adoptées par l’ONU après la guerre des Six Jours de 1967 (retrait des forces israéliennes des territoires occupés, solution au problème des réfugiés palestiniens et reconnaissance du droit de vivre en sécurité de tous les Etats de la région). Bien des gens dans le monde arabe, et quelques autres ailleurs, s’appuient sur cet état de fait pour conforter toutes les paranoïas sur l’action du « lobby juif » aux Etats-Unis.

Antimondialisation et antiaméricanisme

Ceux qui attaquent la politique américaine sur des points précis ont souvent une attitude plus ambivalente qu’hostile : il n’est pas rare qu’ils envient les qualités et les institutions qui ont contribué à rendre les Etats-Unis riches et puissants.

En revanche, ceux qui sont vraiment possédés par la haine de l’Amérique rejettent ses valeurs, ses institutions, sa société, et leur impact planétaire. Nombre de ceux qui méprisent les Etats-Unis les voient comme l’avant-garde de la mondialisation (quand bien même ils utilisent les outils de cette même mondialisation pour diffuser leur haine). Les intégristes d’Al Qaïda (comme l’Iran de l’ayatollah Komeiny il y a vingt ans) ont su remarquablement manier les nouvelles techniques de communication qui portent la mondialisation du commerce et de l’influence économique.

Ici, il convient d’être particulièrement attentif car les rejets de la mondialisation qui nourrissent l’antiaméricanisme ne sont pas tous de même nature. Pour certains des détracteurs des Etats-Unis, leur porte-parole le plus éloquent est Oussama Ben Laden, qui voit l’incarnation du Mal dans l’Amérique et dans une mondialisation qu’elle encourage sans relâche en militant pour le libre-échange par le moyen d’institutions internationales à sa dévotion. A leurs yeux, la mondialisation menée par Washington consacre la domination des infidèles, chrétiens et juifs, ou le triomphe de la laïcité : ils ne veulent voir dans les Etats-Unis que matérialisme, laxisme moral, corruption sous toutes ses formes, égoïsme forcené, etc. (toutes accusations qui sont familières aux observateurs car elles ne sont qu’une variante d’un antiaméricanisme de droite qui s’exprime en Europe depuis le XIXe siècle). Mais il y a aussi ceux qui, tout en acceptant la mondialisation comme un processus inévitable et manifestant un désir avide d’en profiter, sont révoltés par la discordance entre les promesses de l’Amérique et les réalités de la société américaine : quand ils regardent les Etats-Unis et certains pays qu’ils soutiennent, ils ne voient que protection sociale insuffisante, immenses poches de pauvreté au milieu de l’opulence, racisme, rôle démesuré d’une classe dirigeante, et ils traitent les Américains d’hypocrites (accusations qui sont tout aussi familières, car elles sont une variante d’un antiaméricanisme de gauche toujours puissant en Europe occidentale).

D’un côté, ceux qui se vivent comme les perdants de la modernité condamnent dans l’Amérique une force maléfique parce que son dynamisme en fait comme naturellement et à jamais une puissance impérialiste, une bête monstrueuse qui impose aux autres sociétés sa culture (souvent tenue pour peu de choses), sa démocratie (souvent jugée bien déficiente) et sa conception des droits de l’individu (souvent perçue comme une menace pour des approches plus soucieuses d’esprit communautaire et de protection sociale). En d’autres termes, l’Amérique serait une brute déchaînée, prête à recourir à tous les moyens, y compris à la violence : d’où Hiroshima, les atrocités commises au Viet-Nâm, la rage déployée depuis dix ans contre l’Irak, la guerre en Afghanistan.

D’un autre côté, ces perdants fondent beaucoup d’espoir sur l’idée que le géant a son talon d’Achille. Ils voient dans l’Amérique une société qui ne saurait accepter de fortes pertes militaires ni de sacrifices prolongés impliquant une réduction de son bien-être, un pays dont l’impatience devant les conflits qui n’en finissent pas devrait encourager ses victimes à faire preuve au contraire d’une inébranlable patience dans leurs défis et leurs assauts. Ils considèrent que la politique étrangère américaine se montre souvent incapable de poursuivre ses objectifs en dépit des obstacles dès qu’un certain seuil de risque est atteint, et ils en donnent plusieurs exemples : le refus d’aller jusqu’à Bagdad après la libération du Koweit, la fuite hors du Liban après les attentats terroristes de 1982, le retrait de la Somalie en 1993, la tentative rapidement abandonnée du gouvernement Clinton d’en finir avec Ben Laden.

Ainsi l’Amérique est-elle en position d’accusée, non pas tant parce que ses ennemis haïssent ses libertés mais parce qu’ils détestent ce qu’ils découvrent en elle de « darwinien », ou déplorent sa mollesse cachée. Ceux de ses amis qui célèbrent le pouvoir d’attraction de l’Amérique, son ouverture aux immigrants et aux réfugiés, le caractère unique de sa société, fondée sur des principes partagés plutôt que sur l’ethnicité ou une ancienne culture, n’ont pas tort. Mais prenons le cas des jeunes étrangers venus faire leurs études supérieures aux Etats-Unis et séduits par le campus américain : s’ils retournent ensuite dans leur pays, l’attirance s’estompe, et s’ils restent en Amérique, c’est souvent pour s’apercevoir que le prix de l’assimilation et de l’acceptation est trop lourd.

Ce qui a fait un Ben Laden

Dans ce long catalogue de griefs, il faut, à l’évidence, faire un tri. L’intensité des reproches varie. Selon les cultures, les pays, les choix politiques, les défauts mis en avant ne sont pas les mêmes. Et les critiques sont souvent extravagantes ou injustes. Mais on n’a pas affaire ici à des arguments purement rationnels : on est en présence de réponses affectives à l’omniprésence d’une puissance hégémonique, tant il est vrai que bien des gens, de par le monde, ont l’impression que l’Amérique domine entièrement leur vie.

Les reproches sont souvent contradictoires, comme quand on se plaint d’être « négligé » voire « abandonné » par l’Amérique tout en assurant que ses attentions excessives « corrompent » la culture nationale. Il en résulte un ressentiment dont l’absurdité étonne : ainsi les Etats-Unis sont-ils voués aux gémonies aussi bien pour ne pas avoir protégé d’emblée les musulmans des Balkans que pour avoir eu recours à la force quand ils ont décidé d’intervenir.

Mais l’extraordinaire éventail des rôles que joue l’Amérique dans le monde (sans oublier son attitude arrogante, ni surtout ces derniers temps, son unilatéralisme désinvolte) fait que bien des maux imputables aux régimes et aux sociétés seront attribués aux Etats-Unis. Certains vont même jusqu’à les rendre responsables non seulement de tout ce que les « protectorats » de Washington peuvent faire de mal (ce n’est pas une coïncidence si parmi les terroristes du 11 septembre, plusieurs venaient d’Arabie Saoudite et d’Egypte, ces « protégés » de l’Amérique), mais même des déficiences des pays alliés, comme quand les Arabes, en France, exaspérés par le racisme et le chômage, prennent fait et cause pour Ben Laden. Même des musulmans modérés parlent de « violence américaine » à l’endroit des Palestiniens. L’extraordinaire force d’attraction de Ben Laden et son immense prestige dans le monde islamique ne signifient nullement que tous ceux qui chantent se gloire partagent son « nihilisme apocalyptique » (formule empruntée à Michael Ignatieff). Mais il est vrai que, pour beaucoup, il est un sanglant Robin des Bois, qui inflige douleur et humiliation à la superpuissance qu’ils tiennent pour leur bourreau.

Ben Laden répond aux attentes de ceux qui, à juste titre ou non, se sentent collectivement humiliés ou individuellement désespérés et veulent se raccrocher à un sauveur (tout en détournant les yeux de ce qu’il y a de plus répugnant dans ses actes). Ce besoin des pauvres et des dépossédés de lier leur misérable sort à un chef charismatique et résolu était déjà au cœur du fascisme et du communisme. Après l’échec du panarabisme, le fiasco du nationalisme, les espoirs déçus d’une démocratisation, et la chute de l’URSS, bien des jeunes musulmans qui auraient pu jadis chercher un recours dans ces chimères se tournent aujourd’hui vers l’intégrisme et le terrorisme islamistes.

Ce type de comportement a presque toujours la même dynamique : la quête d’une explication simple (et y a-t-il plus simple et plus propre à enflammer les esprits que l’idée d’une machination des Juifs et la vision d’une Amérique vouée au Mal ?) et une lecture très sélective de l’histoire. Les intégristes musulmans rappellent sans cesse les promesses faites aux Arabes en 1916 par les Britanniques, lesquelles, après la guerre, ont été oubliées au profit de mandats coloniaux exercés par l’Angleterre et la France au Proche-Orient, mais ils ne parlent jamais de l’appui des Etats-Unis aux mouvements anticolonialistes en Afrique du Nord dans les années 40 et 50. Ils se souviennent de l’opposition américaine et des hésitations britanniques à l’idée d’une intervention en Bosnie avant Sebrenitza, mais ils oublient les opérations de l’OTAN pour sauver les musulmans de Bosnie en 1995, protéger le Kosovo en 1999, et défendre les droits de la minorité albanaise de Macédoine en 2001. Ces distorsions de l’histoire sont élaborées et entretenues par les médias et les établissements scolaires très surveillés des régimes totalitaires du monde arabe, et répandues un peu partout à travers les écoles coraniques, les fabriques de terroristes et la propagande intégriste.

Que peut-on faire ?

Face aux formes les plus extrêmes et les plus violentes de la haine, les Américains ne peuvent pas faire grand-chose. Mais ils peuvent tenter d’en limiter la diffusion en apaisant ceux des griefs qui sont justifiés. Plusieurs actions sont possibles :

La première (et la plus difficile) est d’opérer un virage radical face au conflit israélo-palestinien. La seconde est d’en finir avec cet article du credo libéral cher au FMI et la Banque mondiale qui voudrait que la richesse finisse toujours par toucher les plus pauvres : il faut au contraire exiger de ces institutions vouées au développement la création, en leur faveur, d’un filet de sécurité sociale. Même Thomas Friedmann, du New York Times, le premier à avoir célébré l’économie de marché mondialisée, considère aujourd’hui qu’un tel filet est indispensable.

La troisième est d’inciter vigoureusement certains de nos alliés ou protégés à démocratiser leurs régimes, et de cesser de fermer les yeux sur leurs violations des droits fondamentaux (lesquelles, à long terme, ne peuvent que nourrir davantage encore le terrorisme et l’antiaméricanisme).

La quatrième est de revenir à une politique internationaliste, d’accorder une plus grande attention aux représentants du Tiers Monde, et de substituer l’équité à l’arrogance.

Enfin, il faut être prioritairement attentif aux besoins et aux frustrations des peuples souffrants et non pas aux régimes autoritaires qui leur refusent la démocratie.

L’image que l’Amérique a d’elle-même aujourd’hui relève moins de la réalité que de ce que Reinold Niebuhrs aurait appelé l’orgueil, et c’est ce qui exacerbe le contraste entre la manière dont elle se voit et la vision que le monde extérieur se forge d’elle, à tort ou à raison. Si elle veut modifier le regard des autres (entreprise très difficile dans les cas extrêmes d’antiaméricanisme), l’Amérique doit procéder au préalable à un réajustement de l’image qu’elle a donnée d’elle. Cela passe par un réveil de la curiosité américaine pour le reste du monde, même si les médias américains couvrent de moins en moins l’étranger depuis la fin de la Guerre froide. Cela demande aussi aux Américains d’écouter attentivement des opinions qu’ils jugent scandaleuses, d’abord parce qu’elles contiennent probablement un noyau de vérité, ensuite parce que leur excès même exprime vraisemblablement d’atroces réalités (peur, pauvreté, faim, désespérance sociale).

Le terrorisme est intolérable parce qu’il s’en prend à des innocents. Les nouvelles mesures de sécurité et la tâche (difficile) d’éradiquer sa menace ne suffiront pas. Si les Etats-Unis veulent diminuer l’attraction qu’ils exercent, il faut qu’ils ouvrent les yeux et les oreilles sur ce qui se passe ailleurs, réviser l’image qu’ils se font d’eux-mêmes, et changer par des actes l’image que le monde a d’eux. Il n’y a rien de « non américain » dans tout cela. Ils ne doivent pas répondre au manichéisme de leurs ennemis par une autosatisfaction tout aussi manichéenne. Il y a même de bonnes raisons de penser que l’examen de conscience et la critique de soi ont été les armes, pas si secrètes que cela, de la réussite historique de l’Amérique. Ceux qui exigent que les Américains serrent les rangs non seulement contre les assassins mais contre des opinions et des sentiments qui les choquent, contre ceux d’entre eux qui émettent un avis discordant et contre ceux qui les critiquent à l’étranger, ne rendent pas service à l’Amérique.

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