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La production privée de biens publics

lundi 7 avril 2008

Sous-produits de demandes privées

Plusieurs mécanismes spontanés de production des biens publics existent sur le marché. D’abord, certains biens publics coûtent tellement peu cher à produire en comparaison de l’utilité qu’ils apportent à un ou plusieurs individus que ceux-ci les financeront pour eux-mêmes, les offrant ainsi gratuitement à tous comme sous-produit de leurs activités privées de maximisation d’utilité. Ainsi par exemple, les propriétaires qui embellissent leur façade ou fleurissent leur pelouse produisent un bien public en même temps qu’ils s’offrent un bien privé. Ceux qui retirent beaucoup d’utilité d’un bien public et disposent des ressources pour le produire l’offrent gratuitement à ceux qui n’en éprouvent pas un besoin aussi pressant : c’est ce qu’on a appelé « "l’exploitation" du fort par le faible », phénomène inséparable du fonctionnement des marchés et de la civilisation.

Charité et mécénat

Le mécénat et la charité font partie des mécanismes privés de production des biens publics. La distinction n’est pas toujours nette entre les deux, même si on attribue généralement la charité à des motifs altruistes et le mécénat à un désir de reconnaissance publique ou à un processus d’exploitation du fort par le faible.

Malgré la nationalisation de la compassion effectuée par l’Etat-providence, des sommes importantes sont amassées par les oeuvre de charité, qui fournissent le bien public que constitue l’éloignement du spectacle de la misère. A la suite de la réduction des fonds étatiques pour l’aide juridique aux pauvres, l’Association du Barreau de New York a créé une association sans but lucratif pour administrer un programme privé d’aide juridique auquel 30 grandes études légales et 20 contentieux d’entreprise ont accepté de fournir trente heures de services juridiques par avocat par année ; une seule des études légales approchée a refusé de participer au programme.

Parmi les mécènes qui offrent des biens publics, Paul Getty a construit le J. Paul Getty Museum à Malibu en Californie, un des musées les plus riches au monde, et où il a voulu que l’entrée fût libre. La W. M. Keek Foundation, créée par l’ancien magnat du pétrole, a contribué au financement de la révision éducative incluant la fameuse émission d’enfants « Sesame Street ». La fondation annonçait récemment son intention de verser 70 millions de dollars pour la construction du plus gros télescope astronomique au monde, qui servira à produire le bien public de la connaissance pure dans ce domaine. La recherche médicale profite souvent de dons privés et, récemment, 50 millions de dollars ont été donnés à la Faculté de Médecine de l’Université Cornell par un bienfaiteur désirant conserver l’anonymat.

En France, où la charité privée représente 10 fois moins per capita qu’aux Etats-Unis, elle atteindrait quand même quelque 7 milliards de francs par année et représenterait la principale source de financement de certains secteurs comme la recherche sur le cancer.

Sous-produits commerciaux

Souvent, des biens publics seront offerts gratuitement comme publicité ou sous-produits d’activités commerciales. La réclame commerciale finance le bien public que constitue une émission de télévision non codée. A des fins de publicité commerciale ou d’image publique, des sociétés privées financent des feux d’artifice, des fêtes patriotiques, des oeuvres de charité, des places ou des jardins publics. Les Jeux Olympiques de 1984 à Los Angeles et la restauration de la Statue de la Liberté pour son centenaire en 1986 ont ainsi été financés par des sociétés et des fonds privés.

Tous ces mécanismes de production de biens publics ne sont que des sous-produits indirects d’activités économiques ordinaires, et ils ne peuvent peut-être pas produire tous les biens publics, surtout les plus complexes. Pour ce faire, il existe encore trois grandes catégories de processus spontanés et spécialisés de production des biens publics : l’entrepreneurship, la collaboration spontanée et les associations volontaires.

Entrepreneurship et environnement

L’entrepreneurship fournit un mécanisme particulièrement efficace de production des biens publics, même dans les cas les plus complexes. Soit des biens publics qui ne sont pas produits en quantité suffisante pour répondre à la demande réelle. A l’affut des demandes non satisfaites, des technologies nouvelles de production et des profits à réaliser, des entrepreneurs seront incités à faire jouer sur les marchés toutes les ressources de l’intelligence et de l’initiative humaines.

La stabilité économique et monétaire peut être considérée comme un bien public, si on donne de celui-ci une définition suffisamment élastique. Or, comme nous l’avons vu, des entrepreneurs auront intérêt à offrir les monnaies stables que désire tout le monde.

Plusieurs économistes (dont Mill, Sidgwick et Pigou) ont cru que les ouvrages de signalisation maritime représentaient un cas incontournable de bien public pur. Or, Ronald Coase a montré qu’en Angleterre, des phares ont bel et bien été construits et gérés par des entreprises privées jusqu’au début du XIXe siècle. L’Etat n’intervenait que pour assurer la perception d’un péage auprès des navires rentrant au port, ce qui pourrait être conçu comme une simple protection des droits de propriété par l’exécution des contrats. De toute manière, l’ostracisme et le boycottage des passagers clandestins par les autres armateurs suffiraient peut-être à garantir le paiement des utilisateurs de ce bien public. De plus, des auteurs libertariens ont indiqué comment la technique moderne réglerait facilement le problème : le propriétaire d’un phare n’aurait qu’à le munir d’un dispositif d’allumage codé et à louer aux utilisateurs intéressés une commande à distance pour l’actionner quand ils voguent dans les parages.

Un problème plus complexe est celui de l’environnernent urbain et des effets de voisinage, qui sont, de nos jours, contrôlés par les règlements d’urbanisme et de zonage : permis de bâtir ou de tenir commerce, contrôle du bruit, etc. Or, le marché peut régler efficacement le problème puisque des entrepreneurs ont intérêt à créer les environnements urbains et les biens publics environnementaux que les gens désirent. C’est précisément ce qu’ils font en construisant des ensembles intégrés de maisons (des « dévelop- pements ») ou d’appartements dans un environnement contrôlé, propriétés qui sont ensuite vendues à des acheteurs individuels grevées de servitudes ou règlements privés visant à conserver l’environnement qui fait partie du bien acheté. Bernard Siegan a montré comment à Houston (au Texas), ville où les règlements d’urbanisme étaient pratiquement inconnus, les propriétés ont été grevées de servitudes privées (les « restrictive covenants ») qui font office de règlements d’urbanisme tout en respectant l’unanimité des propriétaires et l’efficacité économique. Si vous n’aimez pas tel genre de servitude ou de contrôle, vous achetez une propriété dans un autre environnement, réglementé selon vos préférences. La diversité du marché joue là comme ailleurs : la nature des servitudes varie selon les quartiers et les « développements », de même que les procédures nécessaires (qui vont de la majorité à l’unanimité) pour les modifier ou les renouveler. Mais, au départ, les règles de base sont acceptées à l’unanimité des propriétaires concernés, l’unanimité étant une propriété essentielle du contrat.

Encore plus difficile est le problème du contrôle des crues dans une valée inondable. Soit dix propriétés dont la valeur serait augmentée de 1 00 F (ou 100.000 F) chacune si les pertes que leur causent les inondations pouvaient être éliminées. La construction d’un barrage en amont coûterait 500 F, c’est-à-dire la moitié des pertes totales de 1.000 F qu’il permettrait d’éviter (ces pertes étant évidemment égales à l’augmentation de la valeur des terrains sans elles). Voilà un beau cas de bien public : le barrage procurerait à tous des avantages dont le total est plus élevé que le coût du bien public, mais l’impossibilité d’approprier les avantages de celui-ci signifie, dans la théorie orthodoxe, que personne n’a intérêt à le produire.

Or comme le montre David Friedman, un entrepreneur entreprenant pourra réaliser des profits en produisant ce bien public. Supposons en effet qu’il achète les dix terrains à leur valeur marchande, ou qu’il achète sur chacun une option d’achat au prix actuel du marché. Il pourra ensuite construire le barrage, qui lui coûtera 500 F, et revendre les propriétés (ou ses options d’achat) 1.000 F de plus, réalisant un gain de 500 F. Et il réalisera toujours un profit même s’il ne met la main que sur un peu plus de la moitié des propriétés visées. Il est vrai, toutefois, que la difficulté de la transaction augmente avec la diminution du profit potentiel et avec le nombre des contractants en puissance. Plus les propriétaires sont nombreux, plus il sera difficile d’acheter un nombre suffisant de terrains avant que la manoeuvre ne soit découverte et que ne se constituent des bastions de refus dans le but de surenchérir sur le prix offert. Le problème du passager clandestin est revenu.

Une autre technique s’offre à l’entrepreneur entreprenant pour contourner le problème des passagers clandestins : le contrat conditionnel. Il proposera à chaque propriétaire un contrat en vertu duquel il s’engage à construire le barrage en échange de (disons) 75 F, cette entente étant conditionnelle à l’acceptation unanime de tous les propriétaires. Comme chacun d’eux’y gagnerait 25 F (l’accroissement de la valeur de sa propriété de 100 F moins les 75 F pour la construction du barrage) et qu’il sait qu’un refus de sa part entraînera l’annulation du contrat avec les autres, tous ont intérêt à signer et aucun à tenter un passage clandestin. Ce genre de contrat conditionnel pourrait même être offert par des agences privées de défense nationale, bien que, ici encore, les coûts de transaction et la probabilité d’un échec des négociations augmentent avec le nombre de contractants potentiels. Mais nous n’avons pas encore épuisé tous les processus spontanés de production des biens publics.

Pressions sociales et collaboration spontanée

Un autre grand processus de production privé des biens publics se trouve dans les pressions sociales à la Olson et les avantages de la collaboration spontanée selon Axelrod.

Mancur Olson a démontré deux propositions particulièrement pertinentes pour notre propos. Premièrement, les individus qui partagent un intérêt connnun assimilable à un bien public (qu’il s’agisse d’un bien public pour tous comme une augmentation de la liberté, ou d’un intérêt particulier commun qui impose un mal public à d’autres, comme la protection douanière) éprouveront de la difficulté à se regrouper pour mener une action collective à cause des passagers clandestins. Je profiterai de l’action collective même si j’en laisse le soin et les coûts (en argent, en temps) aux autres ; donc, je ne cotise pas à l’association.
Deuxièmement, afin précisément de régler ce problème, les groupes offriront des avantages privés à ceux qui paient leur part, ou imposeront des coûts à ceux qui veulent jouer au passager clandestin. Ces « incitations sélectives », comme les appelle Mancur Olson, comprennent des biens privés qui incitent les bénéficiaires de l’action collective à joindre l’association (v.g., les informations privilégiées ou les assurances de groupe que diverses associations offrent à leurs membres) et, plus négativement, des pressions sociales (désapprobation, boycottage, ostracisme) qui découragent les passagers clandestins. Les pressions sociales constituent donc un mécanisme de contrôle des passagers clandestins et de production des biens publics : les individus se conforment à ce que l’on attend d’eux afin de conserver la coopération des autres.

L’intérêt de l’individu à susciter et à conserver la coopération de ses semblables afin d’être efficace dans la vie, constitue un des facteurs les plus puissants de collaboration libre et de production volontaire de biens publics dans la société. Ce fait est puissamment démontré par Robert Axelrod, qui rejoint et actualise la notion négative d’incitations sélectives de Olson. La question générale posée par Axelrod est : Des individus libres coopéreront-ils en l’absence d’incitation pécuniaire ? Il démontre que, même dans la catégorie des biens publics représentée par le fameux « dilemme du prisonnier », une coopération libre, spontanée et durable résulte naturellement du comportement intéressé d’individus égoïstes. Les seules conditions sont que l’avenir compte, que les relations ne soient pas éphémères, et que l’on soit en mesure de discriminer envers ceux qui ne coopèrent pas.

Le dilemme du prisonnier représente sans doute la pire situation de bien public, une situation où la coopération de tous profite à chacun, mais où la matrice des gains et des pertes des joueurs (nous sommes dans le cadre de la théorie des jeux) est telle qu’il est pourtant dans l’intérêt immédiat de chacun de tricher et ce, quelle que soit la décision de l’autre. Pour chacun, la bonasserie (coopération unilatérale) est plus coûteuse que l’absence totale de coopération - bien que, évidemment, la coopération mutuelle soit préférable à la défection générale. La coopération ne se produira pas à moins que les individus n’y soient forcés dans leur propre intérêt. Axelrod démontre que cette conclusion pessimiste est renversée dès lors que le jeu coopératif comporte plusieurs tours. Si les individus savent qu’ils seront plus d’une fois en relation, il leur sera profitable de risquer une perte immédiate (par bonasserie) pour une collaboration future permanente. Chaque participant a donc intérêt à essayer la coopération.

Quelles sont les règles les plus efficaces pour la coopération interindividuelle ? Et comment la coopération peut-elle naître dans une situation non coopérative et se maintenir ensuite ? Axelrod a répondu à ces questions en effectuant la simulation sur ordinateur d’une soixantaine de stratégies différentes de relations sociales conçues par autant de spécialistes des sciences sociales ou de la théorie des jeux. Chaque stratégie interagissait plusieurs fois avec chacune des autres, et le score de chacun des participants était calculé en fonction d’une grille de résultats typique du dilemme du prisonnier. La stratégie la plus efficace, à la surprise de tous, se révéla être la plus simple, programmée par le Pr Anatol Rapoport de l’Université de Toronto, et appelée « TIT FOR TAT » (qui signifie « oeil pour oeil » ou « tac au tac », comme dans « riposter de tac au tac »). Les règles de conduite qui caractérisent cette stratégie ressemblent à celles que l’individu civilisé et efficace adopte intuitivement dans ses relations quotidiennes avec autrui : l° toujours commencer par coopérer sans arrière-pensée ; 2° exercer des représailles immédiates à l’endroit de celui qui ne coopere pas, en refusant de coopérer au tour suivant (ne réinvitez pas celui qui ne vous a pas rendu votre dernière invitation à dîner) , 3° pardonner rapidement à un tricheur repenti ; 4° ne pas être envieux du succès d’autrui ; et 5° ne pas manifester un comportement trop difficile à comprendre et à prévoir. Cela signifie notamment qu’un individu a intérêt à ne pas jouer au passager clandestin. Même quand elle n’est pas immédiatement rémunérée, la coopération réciproque est profitable et dans l’intérêt de chacun.

Axelrod démontre mathématiquement que, certaines conditions minimales étant respectées, la stratégie tac au tac est stable, c’est-à-dire qu’une fois établie (dans un territoire donné, par exemple), personne ni aucun groupe n’est en mesure de la déstabiliser. Aucune autre stratégie ne pourra démontrer une efficacité supérieure pour l’individu. Mais l’inverse n’est pas vrai. Dans un monde de barbares non coopératifs, un groupe d’individus coopérant entre eux démontre rapidement l’efficacité supérieure de leur manière de vivre, ce qui, par un effet d’imitation, amènera un nombre croissant de barbares à adopter le comportement coopératif. les simulations montrent que les stratégies non coopératives disparaissent graduellement par un processus écologique de sélection naturelle des institutions. On revient à l’idée hayekienne et libérale que la coopération spontanée est efficace et autorégulatrice.

Les associations volontaires

Les associations volontaires fournissent un autre grand mécanisme spécialisé de production privée des biens publics. Selon le Pr Robert Sugden, les associations sans but lucratif, associations de charité, d’action politique ou d’aide mutuelle, ce qu’on appelle le « secteur volontaire » (voluntary sector), sont à la production des biens publics ce que les entreprises commerciales sont à la production des biens privés.
Sugden remet en question la doctrine classique des biens publics. La théorie économique des préférences individuelles qui lui sert de fondement définit l’utilité en termes de choix (les préférences sont révélées par des choix) et les choix en termes d’utilité (je choisis ce qui m’apportera le plus d’utilité), rendant tautologique l’affirmation que l’individu maximise son utilité (puisque son utilité est ce qu’il maximise). Il faut plutôt définir l’utilité en termes de désirs ou de demandes. Mais alors, un bien public n’est rien d’autre que ce dont plusieurs personnes veulent davantage. Comme, d’autre part, les individus qui adhèrent à une association désirent tous la réalisation de ses objectifs, l’association s’identifie à un bien public, d’où la connection entre la théorie des biens publics et la théorie des associations volontaires. « C’est ma thèse, écrit Sugden, qu’une théorie économique des organisations volontaires doit se résoudre en une théorie de la fourniture privée des biens publics. »
La théorie classique des biens publics, soutient-il, aboutit à des conclusions intenables. Dans la réalité, des biens publics, la charité par exemple, sont bel et bien produits privément. On répliquera que cela n’est pas tout à fait incompatible avec la théorie, qui prédit plutôt que les biens publics ne seront pas offerts en quantité suffisante sur le marché. Plusieurs problèmes demeurent quand même sans réponse. Chaque individu, dont la répartition du revenu entre la consommation privée et la contribution volontaire à la consommation publique est en équilibre, attache, par définition, une valeur d’un franc à toute augmentation d’un franc dans la production d’un bien public. Dans une société d’un million d’individus, cela signifie que si chacun était forcé de cotiser une franc à la production d’un bien public, chacun en retirerait une valeur équivalente à 1.000.000 de francs. Que des biens publics comme la charité souffrent d’une pénurie de cet ordre semble difficile à croire. De plus, selon la théorie classique, la proportion des revenus individuels consacrée au financement des biens publics varie selon les préférences individuelles. Or, dans la réalité, presque tous les individus n’y consacrent qu’une petite fraction de leurs revenus qui ne semble pas varier grandement, comme si toutes les préférences individuelles étaient semblables. Robert Sugden montre aussi que la théorie classique prédit qu’un individu contribuant déjà à un bien public et dont le revenu aurait augmenté de 1.000 F alors que les contributions d’autrui au bien en question auraient diminué au total de 1.000 F, consacrerait toute son augmentation de revenu à renflouer la production du bien public puisque ses préférences et son équilibre optimal n’ont pas changé. Ce comportement apparaît tout à fait irréaliste.

Devant l’échec de la théorie classique des biens publics, on peut s’en remettre à la théorie olsonienne, qui explique la production des biens publics par des associations qui attirent des membres en leur offrant des biens privés. Mais, demande Sugden, comment l’association peut-elle réaliser assez de profits sur la production des biens privés pour financer les biens publics ? Pourquoi ces profits ne sont-ils pas éliminés par la concurrence des autres offreurs de biens privés ? Si, par exemple, les associations charitables fournissent à leurs bénévoles le bien privé que constitue une expérience de travail, comment se fait-il que les entreprises commerciales n’exploitent pas aussi cette demande d’emplois non rémunérés, éliminant graduellement le réservoir disponible pour les associations de charité ? Si les associations sans but lucratif attirent leurs cotisants et réalisent des profits en leur offrant l’avantage de réceptions sociales où ils peuvent établir des contacts utiles, comment se fait-il que ces profits ne sont pas éliminés par des entrepreneurs qui organiseraient lucrativement des réceptions sociales dans le même but ?

Selon Sugden, une théorie réaliste et utile des biens publics et des associations volontaires qui les produisent doit partir du fait que, dans ce domaine, les individus ne sont pas guidés uniquement par la recherche de gains privés. Ils obéissent aussi à des règles morales ou à des « conventions sociales » qui les incitent à contribuer à la production des biens publics, de ces biens que tout le monde désire également mais qui ne peuvent être produits sur les marchés commerciaux (comme l’assistance aux pauvres). Ainsi, « les biens publics peuvent être produits par l’initiative privée [« voluniary initiative »] et le problème du passager clandestin est résolu ».

on peut compléter la théorie de Robert Sugden avec un élément emprunté à Mancur Olson. Les coûts d’organisation (coûts de transaction) d’une association varient en fonction du nombre de ses adhérents potentiels, et il est sans doute plus facile pour deux associations de 1 000 membres de s’entendre que pour leurs 2 000 membres individuellement entre eux. D’où l’efficacité des structures pyramidales d’associations, du fédéralisme des associations. Des fédérations d’associations pourraient apporter des solutions aux problèmes laissés en plan par des associations isolées. De même qu’une association de quartier pourrait construire un parc à l’usage des propriétés riveraines, de même une fédération d’associations de ce genre pourrait aménager et entretenir des réserves écologiques nationales.

L’irréalité des biens publics selon Rothbard

La critique radicale de Murray Rothbard, qui nie l’existence du problème des biens publics, prolonge l’interrogation de Robert Sugden.

Premièrement, selon Rothbard, l’ensemble des biens publics n’est pas bien défini. Ou bien les biens publics sont définis lâchement, et alors il y en a partout, de la civilisation à la beauté des paysages en passant par les effets de l’éducation sur la civilité ou le fait pour deux frères d’avoir une même soeur. Ou bien ils sont définis étroitement, et alors il est difficile de trouver des choses qui ont à la fois la qualité d’un bien, qui est la rareté et l’utilité, et la qualité du public, qui consiste à pouvoir être consommé simultanément par tous sans inconvénient pour personne. Même un feu d’artifice n’est plus un bien public dès lors que les spectateurs se marchent sur les pieds. « En fait, écrit Rothbard, nous pouvons [...] affirmer qu’aucun bien ne satisfait la catégorie samuelsonienne des "biens de consommation collective". [...] En réalité, si un bien est véritablement "collectif" au sens technique de Samuelson, c’est que ce n’est pas du tout un bien, mais une condition naturelle du bien-être humain... »

Deuxième ligne d’attaque sur l’argument des biens publics : il se résout dans le problème des externalités et des passagers clandestins. Or, selon Rothbard, il s’agit là d’un faux problème. Les préférences individuelles sont essentiellement subjectives et on ne peut connaître celles d’autrui qu’en les induisant de ses actions, de ses choix concrets. Entre les préférences et les choix, la définition n’est pas circulaire : ce sont les désirs qui déterminent les actions, les actions sont essentiellement définies en fonction des désirs ; mais, ne connaissant pas ceux-là chez autrui, nous ne pouvons qu’induire empiriquement des désirs particuliers à partir d’actions particulières. Les choix sont des préférences démontrées : « Les choix concrets révèlent ou démontrent les préférences d’une personne », écrit Rothbard. Ainsi, on ne peut affirmer scientifiquement que tel individu désirerait consommer et financer tel bien public alors que son comportement démontre le contraire. Donc, rien ne nous permet d’affirmer l’existence de biens publics dont les consommateurs obtiendraient une quantité suboptimale.
Troisièmement, dans la mesure où existent des biens publics et des externalités, ils représentent simplement un produit inséparable et un effet bénéfique de la civilisation. Nous sommes tous des passagers clandestins du présent et du passé. Nous profitons sans cesse des efforts d’éducation et de civilité de nos semblables. L’attaque contre les passagers clandestins relève de postulats éthiques indémontrés et indémontrables : qu’on n’a pas le droit de recevoir des dons ou des avantages gratuits, ou qu’on n’a pas le droit de les donner, ou que certains sont obligés de les fournir à d’autres. En réalité, un grand nombre de biens, services et activités privés comportent des effets publics, et ceux qui sont véritablement des biens, par opposition à des choses abondantes ou des conditions générales de la nature humaine, seront produits par la coopération libre des individus en société.
Poussées à leur limite, les idées autrichiennes de valeur subjective, de déséquilibre créateur et d’entrepreneurship détruisent la notion de biens publics dont la production optimale requerrait la coercition étatique. Les préférences étant subjectives et exclusivement révélées par les choix concrets de l’individu, rien ne nous permet d’affirmer qu’un consommateur est prêt à payer pour un bien qu’il ne finance pas effectivement. Le déséquilibre créateur du marché et la civilisation engendrent toutes sortes d’externalités dont l’internalisation, quand elle est possible, ne peut être efficacement réalisée que par les individus sur le marché et par les entrepreneurs qui parient sur des demandes insatisfaites. Selon Rothbard, les biens publics sont soit impossibles soit anodins.

La privation du domaine public

Plusieurs choses considérées comme des biens publics doivent cette particularité au fait que l’Etat a empêché ou n’a pas favorisé la création de droits de propriété privée. Souvent, le domaine public (routes, rues, places publiques, pureté de l’air) n’est public que parce qu’il a été étatisé. Sa privatisation réglerait la plupart des problèmes qu’il engendre et qui, paradoxalement, sont présentés comme une justification de l’intervention étatique.

En l’absence de l’Etat, les routes nationales et les autoroutes, qui ne correspondent pas à la définition technique d’un bien public (non-rivalité et la non- excluabilité), seraient privées et financées par des péages. Plusieurs méthodes de perception sont concevables, de la guérite usuelle à un abonnement périodique en passant par des émetteurs télémétriques fournis aux abonnés et qui enregistreraient automatiquement leurs passages pour facturation périodique. Quand un élément de bien public est présent, des associations ou des mécènes ou un autre des mécanismes explorés ci-dessus prendraient la relève.
Les rues et les places publiques se prêtent à des formules diverses de production privée sur le marché. Le constructeur d’un développement immobilier pourrait construire des rues et les vendre en copropriété avec les propriétés riveraines. Vacheteur d’une maison paierait un loyer périodique pour l’usage de la rue, qui serait prévu au contrat d’achat exactement comme les parties à une copropriété financent actuellement l’es services communs. Les copropriétaires de la rue l’administreraient selon la formule et les conditions prévues au contrat.

Certaines rues pourraient aussi appartenir à un propriétaire. non résident qui en louerait l’usage aux riverains (ou à tout autre locataire intéressé et acceptable). En construisant ou en achetant une maison, le futur propriétaire devrait s’assurer contractuellement de la disponibilité de la rue (ou d’une des rues) donnant accès à sa propriété. La propriété d’un bâtiment inclurait normalement l’usage perpétuel, garanti par contrat, des rues environnantes. Le loyer de la rue pourrait être constant ou varier selon une formule contractuellement déterminée, par exemple en fonction de la valeur des propriétés riveraines sur le marché. Mieux la rue serait entretenue, nùeux elle répondrait aux désirs de sa clientèle, plus grande serait la valeur des loyers qu’en retirerait le propriétaire. Si celui-ci n’administrait pas sa rue de manière à maximiser la valeur des propriétés qu’elle dessert, il serait alors dans l’intérêt des riverains de l’acheter à un prix supérieur à son rendement actuel afin de l’administrer eux-mêmes ou de la revendre à profit.

Il pourrait aussi arriver qu’un riverain possède en propriété indivise la partie de rue qui borde sa propriété, un cas d’espèce qui illustre bien les avantages de la propriété privée des rues. Sous réserve des conditions et des servitudes originelles, chacun verrait à entretenir son bout de rue de manière à maximiser la valeur de sa propriété. Supposons par exemple que vous possédez un commerce et que des prostituées vous demandent de leur vendre le droit de faire le pied de grue devant chez vous. (Si elles s’y trouvaient contre votre volonté, vous les chasseriez comme intrus.) Vous acceptez ou vous refusez selon que le montant qu’elles vous offrent est ou non supérieur aux pertes commerciales causées par la désertion de quelques clients et à la réduction conséquente de la valeur de votre propriété (vos sentiments moraux et coûts psychologiques étant pris en considération). Si les filles de joie, en fonction de leur classe et de la nature de votre clientèle, attiraient au contraire de nouveaux clients, c’est vous qui seriez prêt à les payer pour qu’elles raccolent devant chez vous. Et si votre voisin n’est pas d’accord avec votre décision, c’était à lui de choisir une propriété sertie d’un droit de regard sur l’usage de la rue ou grevée de règlements interdisant les activités non désirées ; ou bien il peut surenchérir pour vous persuader de lui céder votre droit d’accueillir ce genre d’invités. Si la rue appartient à un propriétaire étranger, il verra, de la même manière, à répondre aux demandes de ses clients riverains.

Ainsi, la propriété privée des rues réglerait tous les conflits qui surgissent forcément parmi les utilisateurs des rues publiques. Chaque rue serait utilisée comme le désirent ses propriétaires, sous réserve des contrats ou servitudes qui la grèvent et qui répondent eux-mêmes aux demandes des consommateurs. Il y aurait plusieurs rues avec un grand nombre de propriétaires différents, des quartiers et des environnements divers seraient créés. Ce n’est qu’un autre visage de la diversité et de l’efficacité de l’urbanisme privé dont nous avons vu plus haut qu’il pourrait avantageusement remplacer la réglementation publique. La concurrence des propriétaires de rues offrirait une grande possibilité de choix pour les usagers, propriétaires fonciers ou passants. Le propriétaire d’une rue pourrait évidemment fixer à sa guise les condi- tions d’usage de sa propriété, discriminer comme il l’entend, sous réserve des contrats par lesquels il s’est préalablement lié.

La pollution

A l’instar des économistes libéraux, les anarcho-capitalistes soutiennent que la pollution témoigne des problèmes causés par l’absence de propriété privée. La pollution se définit comme l’envoi d’effets physiques (objets, déchets, particules, fumée, bruit) sur la propriété d’autrui sans son consentement. La pollution est donc un viol de la propriété et un crime, et n’importe quel propriétaire a droit de l’empêcher de la même manière qu’il est interdit à son voisin de jeter ses ordures ménagères par-dessus sa clôture.

La pollution des rivières vient de l’absence de droits de propriété sur la rivière et serait corrigée par la création de tels droits. Le propriétaire d’une rivière n’accepterait pas que des pollueurs détruisent la valeur de son bien à moins qu’ils n’aient obtenu son consentement préalable, dans lequel cas il ne s’agit pas de pollution (sauf à vider le terme de tout sens utile, on ne peut se polluer soi-même). Si les riverains possédaient la partie du cours d’eau qui fait face à leur propriété, ils n’admettraient pas de recevoir des déchets d’en amont et ils inten- teraient au pollueur une action légale en recours collectif. En fait, il suffirait d’un seul riverain qui refuse à n’importe quel prix d’être pollué pour stopper toute pollution. Si, au contraire, les clients de la papeterie polluante sont prêts à payer pour leur papier un prix suffisant pour acheter le consentement de tous les riverains en aval, le problème est résolu par la réconciliation des désirs de toutes les parties concernées.

Le cas de la pollution de l’air, un peu plus complexe à cause de la plus grande difficulté d’appropriation de l’air, répond essentiellement à la même problématique. A moins d’acheter le consentement de ses victimes, personne n’a le droit de salir la propriété d’autrui. Afin d’approximer le marché qui se développerait en l’absence de coûts de transaction, des économistes libéraux ont proposé la mise en place d’un système d’échange de droits de polluer, une fois fixée la quantité maximum de polluants présumément acceptés par le marché.
Dans le problème des espèces animales menacées, de disparition, c’est aussi le défaut de propriété qui est en cause. Plus rares et plus menacés sont les spécimens d’une espèce, plus cher ils vaudront sur un marché libre, ne serait-ce qu’à cause de la surenchère des zoos, des musées, des laboratoires et des écologistes. Les propriétaires des habitats de ces animaux les protégeront mieux. Si les animaux en danger habitent des territoires qui, pour des raisons techniques ou institutionnelles, ne sont pas possédés, des spéculateurs auront intérêt à capturer des spécimens de l’espèce pour profiter de la raréfication de l’offre. Comme toujours sur le marché autorégulateur, le problème s’atténuera à mesure que l’on voudra en profiter. C’est pourquoi les vieilles automobiles ne sont pas en voie de disparition. Mais ce mécanisme autorégulateur sera court-circuité si l’espèce menacée vit dans des réserves publiques ou si le commerce des spécimens en cause est interdit sous prétexte de conservation ! La propriété n’est pas la cause mais la solution de la pollution.

L’inefficacité de l’Etat

Même si l’on accorde que les marchés ne sont pas parfaits et que certains biens réellement demandés n’y seront pas disponibles (du moins en quantité optimale), les processus politiques et bureaucratiques de l’Etat7 ne sont pas nécessairement plus efficaces. C’est ce que démontrent les théories de l’école du « Publie Choice ».

Si les individus sont mus dans la sphère politique par les mêmes motivations que dans la sphère économique, c’est-à-dire l’intérêt personnel, un marché politique résulte des choix rationnels des individus dans le domaine public. Or, les mécanismes du vote, de la bureaucratie et de la politique transmettent mal les demandes individuelles pour les biens publics - et a fortiori pour les biens privés offerts politiquement. En pratique, ce sont les intérêts les mieux organisés et les plus politiquement puissants qui obtiendront une redistribution du revenu au détriment de tout le monde. Ce « rent seeking » crée une perte sèche pour l’ensemble de la population.

Si les biens publics existent, ils peuvent donc (dans une certaine mesure tout au moins) être produits par l’initiative individuelle dans une société libre. Les anarcho-capitalistes, qui ont eux-mêmes contribué à la critique de la théorie des biens publics, tireront toutes les conséquences de cette conclusion.

Notes

(1) Les externalités identifient les coûts et les avantages que les marchés seront incapables d’assigner à leurs responsables ou à leurs propriétaires et, par conséquent, de comptabiliser correctement. Les biens publics (parfois appelés "biens collectifs") possèdent deux caractéristiques principales : non-rivalité et non-excluabilité. La non-excluabilité signifie que personne ne peut être exclu des avantages de la consommation du bien ; la non-rivalité, que la consommation par certains ne réduit pas la consommation d’autrui, c’est-à-dire que, en plus de se consommer hors marché, le bien public fournit de l’utilité à un grand nombre de personnes à la fois. Se pose alors la question des passagers clandestins : chacun sachant qu’il profitera autant du bien public si c’est son voisin qui paie la note, tous seront incités à dissimuler leurs préférences réelles et la chose ne pourra vraisemblablement pas être financée malgré son faible coût en comparaison des avantages qu’elle procure. La notion moderne de bien public a été mise au point par l’économiste Paul Samuelson.


Pierre Lemieux, L’Anarcho-capitalisme, PUF, Que sais-je ?, 1988.

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