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Electricité : les méfaits d’une libéralisation incomplète en Californie

lundi 7 avril 2008

C’est dans cet Etat que l’électricité est la plus chère. La Californie est la première à exiger de ses Utilities de se réorganiser et de vendre à des concurrents une majorité de leurs actifs de génération. Elle est la première à mettre en place un régulateur indépendant et une bourse d’échanges d’électricité. Elle est la première à organiser le refinancement des pertes constatées par les sociétés productrices quant à la valorisation de leurs actifs dans le cadre de la nouvelle structure de marché (les coûts échoués) (4a). Elle est la première à mettre la concurrence jusqu’au niveau du consommateur individuel. Les autorités californiennes perdent alors de vue le mécanisme de base (5) d’un marché libre et tentent de protéger leurs consommateurs en imposant des plafonds rigides pour les prix. Une reréglementation partielle et à contretemps du marché se révèle désastreuse.

Le système adopté va rapidement dévoiler plusieurs défauts majeurs :
l’offre ne peut augmenter que très marginalement. Le syndrome NIMBY (not in my backyard – pas chez moi) rend très difficile toute nouvelle construction de centrale électrique. Les énergies renouvelables sont très chères. La Californie doit donc importer davantage des Etats voisins. Le réseau électrique est mal adapté à cette situation ;
la demande augmente beaucoup plus vite que prévu (6) sous l’effet de la croissance économique, en particulier l’essor de la nouvelle économie. La marge de sécurité descend sous la norme traditionnelle (cf. graphique 1) ;
la loi impose aux distributeurs de s’approvisionner quotidiennement sur la bourse d’électricité dont les prix reflètent le prix marginal d’équilibre de l’offre et de la demande. Elle leur interdit de négocier des contrats à long terme (7) ;
le petit nombre de producteurs et la faible diversité des intervenants ne permettent pas d’atteindre en bourse une liquidité des transactions suffisante. Les marchés financiers ont donc du mal à mettre au point les instruments de couverture pour limiter la volatilité des prix, une caractéristique essentielle de l’électricité ;
la loi, en contrepartie de l’accord sur le refinancement des coûts échoués (4a), fige les prix de vente aux particuliers pour cinq ans à un niveau inférieur de 10% à celui qui était en vigueur avant la libéralisation du marché, coupant les consommateurs de la réalité du marché et les rendant insensibles à la hausse et à la volatilité des prix de gros, annonciateurs de l’imminence d’une crise. Elle interdit aux distributeurs de refléter, même avec décalage, leurs prix d’achat sur leurs prix de vente.

Le maintien d’un contrôle partiel des prix décourage l’entrée sur le marché californien de nouveaux acteurs (8).

La crise se prépare

Dès l’été 1999, anormalement chaud, les prix de gros de l’électricité aux heures de pointe montent sous l’effet de la croissance de la demande et de la hausse des prix du gaz, indexés sur ceux du pétrole. Incapables de répercuter cette hausse sur leurs clients, les sociétés de distribution obtiennent du régulateur la mise en place d’un plafond des prix de gros, revu ensuite à la baisse à plusieurs reprises. L’effet sur l’offre des importateurs est immédiat : les producteurs de l’Oregon, du Nevada et du Colorado se détournent de la Californie, amplifiant le déficit.

Un hiver sec suivi d’un été très chaud en 2000 accentue le déséquilibre, réduit la production locale et augmente le déficit d’importation. Les vagues de froid du début de l’hiver font alors apparaître un réel manque de courant, le réseau de transport électrique se révèle incapable de gérer la pénurie et les coupures médiatisées à l’extrême se produisent aux heures de pointe en Californie du Nord.

La suspension du plafond décrétée par le régulateur fait exploser les prix des heures de pointe et rend dramatique la situation financière des sociétés de distribution, incapables de répercuter la hausse vertigineuse de leur coût d’approvisionnement auprès de leurs clients (cf. graphique 2). PG&E et South California Edison accumulent rapidement jusqu’à 12 milliards de dollars de dettes, les obligeant à suspendre le paiement d’une partie de leur dette venue à échéance. La note de risque de crédit de ces entreprises est dégradée par les agences de notation précipitamment de A à D, un record de vitesse en la matière. La bourse d’échanges d’électricité arrête de fonctionner. La FERC, sollicitée par les autorités californiennes, refuse d’intervenir et confirme le maintien des règles de libéralisation du marché.

Les fournisseurs, tant de gaz que d’électricité, hésitent alors à poursuivre leurs livraisons (9), contraignant l’Etat de Californie à se substituer aux distributeurs pour les régler. Bien que ces derniers soient enfin autorisés par le régulateur à négocier des contrats à terme, les niveaux de prix proposés par les producteurs restent bien supérieurs aux plafonds légaux des prix à la consommation. Les prix du gaz, matière première utilisée pour la génération du courant, ont littéralement explosé en 2000 à travers les Etats-Unis, non seulement sous l’effet de l’indexation avec le pétrole mais également de la forte croissance de la demande de gaz à destination du marché de l’électricité.

Quelles solutions adopter ?

La solution « économiquement rationnelle » serait de mettre fin au plus vite au régime de contrôle des prix et de revenir aux règles traditionnelles du marché, tout en simplifiant les démarches administratives pour construire rapidement des centrales thermiques (délai de construction d’environ deux ans après l’obtention de toutes les autorisations…), des lignes à haute tension pour désengorger le réseau et de nouveaux pipelines à gaz pour alimenter les centrales. Le déficit de l’offre et l’amélioration des infrastructures peuvent difficilement se résorber avant deux ans (cf. graphique 1). Mais la hausse des prix aux consommateurs, nécessaire pour refléter le niveau d’équilibre du marché de gros et réduire le rythme de croissance de la consommation, est difficile à faire accepter à une administration en perpétuelle campagne électorale. Le ralentissement de l’économie n’est probablement pas suffisant pour limiter l’écart entre l’offre et la demande de manière significative. Le problème de la gestion de la dette de 12 milliards de dollars et de la solvabilité des sociétés de distribution reste entier.

Le processus de la libéralisation du marché californien apparaît comme la cause principale de ce désastre. L’actuel chaos provient bien d’une tentative mal conçue de reréglementation du marché, fondée sur une conception trop administrée du changement. Les demi-mesures proposées par l’administration californienne sous l’effet des pressions des distributeurs et des consommateurs ont été néfastes à l’équilibre précaire qui avait été négocié avec peine. La crise d’approvisionnement, bien réelle, s’est désormais doublée d’une crise financière aiguë. Les producteurs ont été découragés de construire de nouvelles centrales (10). Les consommateurs n’ont pas été incités à réduire leur demande. Les distributeurs n’ont pas pu répercuter leurs coûts d’approvisionnement sur leurs clients.

Après quelques hésitations, la plupart des autres Etats américains ont confirmé leur volonté de poursuivre la libéralisation, réussie à ce jour, de leur marché d’électricité. Il est néanmoins probable que le rythme d’ouverture à la concurrence se ralentira, surtout au niveau du consommateur final.

Une telle crise peut-elle se produire en Europe ?

Une réponse négative peut être avancée avec prudence. L’industrie européenne se réorganise en effet selon la directive du 19 décembre 1996. Chaque pays a transcrit cette directive dans son système juridique et la mise en application rentre progressivement dans les faits. Il est d’ores et déjà possible de constater un certain nombre de différences significatives par rapport au contexte américain :

- les pays de l’Union, à l’exception de l’Allemagne (11), ont nommé une instance indépendante de régulation du marché qui s’assure d’un niveau de concurrence satisfaisant à chaque niveau de la chaîne de valeur ;

- la plupart des pays ont mis en place, ou s’apprêtent à la faire, des bourses d’échanges quotidiens, en général facultatives, permettant de faire apparaître un prix marginal d’approvisionnement électrique. Ces bourses sont pour l’instant indépendantes les unes des autres. Un nombre croissant d’intervenants industriels, financiers ou commerciaux assure une liquidité du marché quotidien, base des développements futurs des produits financiers dérivés ;

- producteurs, distributeurs et consommateurs autorisés peuvent parallèlement négocier des contrats d’approvisionnement à terme. Cette capacité à stabiliser les relations est essentielle pour un produit non stockable comme l’électricité ;

- l’ouverture du marché à la concurrence s’accélère au-delà des planchers (prudents) proposés par la directive : la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la Scandinavie ont ouvert leur marché en totalité. Dans les autres pays, les tarifs aux particuliers restent contrôlés par les gouvernements ;

- les surcapacités (12) sont réelles dans la grande majorité des pays et peuvent faire face à plusieurs années de forte croissance de la demande (13). La volatilité des prix est nettement inférieure à celle constatée aux Etats-Unis. Les prix de gros ont généralement baissé, surtout en Allemagne (14) (cf. graphique 3) ;

- la modernisation des unités de production est engagée (Espagne, Italie en particulier). Mais la question du nucléaire reste traitée différemment selon les pays ;

- la diversité des combustibles utilisés dans la génération d’électricité engendre une stabilité relative des coûts de production, même si l’on constate que le gaz (15) est préféré dans la quasi-totalité des nouvelles centrales ;

- l’approvisionnement en gaz de l’UE est assuré sur le court et le moyen terme. Il s’équilibre entre la mer du Nord, la Russie et l’Algérie ainsi que sur plusieurs autres pays via un réseau dense de pipelines ou par transport maritime de gaz liquéfié. Les risques de bouleversement de ce marché semblent faibles. L’indexation différée des prix sur ceux du pétrole reste encore la règle générale ;

- les électriciens européens ont déjà accordé leurs réseaux (dans le cadre de l’Union pour la coordination du transport de l’électricité – UCTE), même si certaines congestions sont réelles aux frontières. La tarification du transport haute tension reste cependant à harmoniser ;

- l’arrivée des pays candidats à l’UE ne semble pas poser de problèmes insurmontables.

De cette liste comparative, il est possible de conclure que l’environnement européen doit être plus propice à une libéralisation du marché de l’électricité que celui qui découle aux Etats-Unis de la multiplicité des situations et du manque de coordination. La baisse des prix doit continuer de refléter la meilleure utilisation économique des actifs employés dans le nouvel environnement concurrentiel.

Des risques subsistent néanmoins

Mais il n’en reste pas moins que certains dangers restent encore présents dans la mise en place de cette libéralisation. La dualité des responsabilités entre Bruxelles et les capitales européennes, l’existence d’un nouveau niveau de décision risquent d’aboutir à des lenteurs ou des lourdeurs incompatibles avec une gestion économique des problèmes. L’interprétation de la notion de service public peut amener certains responsables à contraindre les distributeurs à maintenir des activités ou des tarifs pénalisants. Le manque de fluidité dans les réseaux de transmission ou une tarification inappropriée peuvent engendrer des difficultés ponctuelles aiguës au niveau des échanges et de l’approvisionnement. Les contraintes juridiques ou pratiques au niveau de la qualification des acteurs sur certains marchés peuvent limiter la liquidité des bourses d’échanges, reflet instantané de l’équilibre de cette industrie. Les mécanismes d’incitation à la construction de nouvelles centrales ne sont pas harmonisées.

Au total, l’Europe bénéficie des expériences en grandeur réelle sur plusieurs années en Grande-Bretagne et en Scandinavie. La volonté politique est clairement exprimée. Les difficultés sont connues. Mais les phases de transition sont toujours délicates.

G.R.

Conjoncture 3

Notes

1 : Le régulateur est intervenu à plusieurs reprises pour forcer la réduction de taille des grands opérateurs, afin de créer une plus grande concurrence entre les producteurs.

2 : Ce système obligatoire évoluera dans les mois prochains pour laisser la place à une bourse optionnelle distinguant les prix spots, les prix d’un marché d’ajustements quotidiens et des prix à terme.

3 : Plusieurs centrales nucléaires ont déjà obtenu la prolongation de leur licence de production.

4 : Part de marché supérieure à 50%, surtout dans les Etats du Midwest et à l’ouest des Rocheuses, et ceux proches des Appalaches à l’est.

4a : Un coût échoué est un coût qu’une entreprise doit encourir avant de pouvoir produire, et qu’elle ne peut pas récupérer si elle ne produit pas. En première approximation, un coût échoué n’affecte pas les décisions des entreprises : elles ont fait cette dépense dans le passé, et rien de ce qu’elles font ne pourra faire changer cette somme ; elles doivent donc choisir les produits à mettre sur le marché et leurs prix en fonction de la situation présente. Ainsi la physionomie du marché des télécommunications ne devrait en rien être affectée par les paiements réalisés dans les enchères (NdC).

5 : Lorsque la demande croît plus vite que l’offre, les prix montent et la demande doit s’ajuster à la baisse en attendant qu’une nouvelle offre émerge.

6 : 14% sur trois ans simultanée à une baisse des capacités de production de 2%.

7 : Lorsque la tendance des prix est à la baisse, ce genre de contrat peut bloquer les prix à un niveau supérieur à l’évolution du marché. Or, à l’origine, tout le monde s’attendait à une baisse des prix.

8 : Malgré un enthousiasme initial considérable (plus de 250 sociétés se sont déclarées fournisseurs), peu ont survécu. La loi exigeait, en outre, qu’ils devaient proposer des prix inférieurs d’au moins 20% pour pouvoir inciter des consommateurs à changer de fournisseur.

9 : Le déficit aux heures de pointe atteint 2 000 MW à la suite de la défaillance de certaines centrales domestiques.

10 : Le régulateur n’avait pas prévu que la bourse puisse coter un facteur de capacité qui incite les acteurs potentiels à construire de nouvelles centrales.

11 : Ce pays a préféré confier ce rôle au Bureau des Cartels existant.

12 : Ecart mesuré en % entre la capacité effective de production et la demande maximum : les capacités sont jugées satisfaisantes lorsque cet écart est voisin de 15%. Voir Conjoncture : « L’électricité recomposée ? », janvier 2000.

13 : De 1 à 2% par an en Europe du Nord, de 4 à 6% en Europe du Sud.

14 : L’Italie est victime de sa stratégie fondée sur une alimentation des centrales au fuel. La Scandinavie souffre de sécheresse hivernale. La Grande-Bretagne a vu son tarif industriel en livres sterling baisser de 10% entre 1997 et 2000.

15 : L’approvisionnement en gaz de l’UE est assuré et diversifié (par pipelines en provenance de la mer du Nord, Russie, Algérie, puis ultérieurement du bassin méditerranéen, par méthaniers en provenance de plusieurs autres pays).

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