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Le poids des catégories

lundi 16 août 2010

Dans la fou­lée de mon pré­cé­dent car­net, j’ai décidé de creu­ser un peu plus le filon des hai­nes de gau­che. Mais pas n’importe les­quel­les. La détes­ta­tion du bour­geois est bien con­nue et découle natu­rel­le­ment de la doc­trine socia­liste : vous ne con­fon­drez pas un gau­chiste avec, au con­traire il en sera fier. Il faut une haine capa­ble de sus­ci­ter une répro­ba­tion quasi una­nime et uni­ver­selle, y com­pris à gau­che, en tout cas capa­ble de dis­qua­li­fier la pré­ten­tion gau­chiste au mono­pole de l’huma­nisme.

Cette haine, c’est l’anti­sé­mi­tisme.

Car il y eut un anti­sé­mi­tisme de gau­che, lar­ge­ment répandu au moins jusqu’à l’affaire Drey­fus en France. Et encore cette veine ne fut pas éteinte par l’affaire mais per­dit son impor­tance et entra dans un dou­ble clan­des­ti­nité. D’une part les gau­chis­tes con­ti­nuant de la pro­fes­ser se firent plus dis­crets, d’autre part la mémoire de cet anti­sé­mi­tisme fut enter­rée, si bien que peu de gens aujourd’hui se figu­rent qu’elle exis­tât un jour. L’idée pré­do­mi­nante est donc que l’anti­sé­mi­tisme, et plus géné­ra­le­ment le racisme, sont des abo­mi­na­tions con­gé­ni­ta­le­ment de droite, avec les­quel­les la gau­che ne sau­rait avoir de lien quel­con­que puisqu’elle incarne natu­rel­le­ment l’uni­ver­sel, tan­dis que racisme et anti­sé­mi­tisme sont l’expres­sion d’un par­ti­cu­la­risme patho­lo­gi­que. Pour­tant, il y eut aussi des racis­tes de gau­che, à la fin du XIXème siè­cle, et même des socia­lis­tes adep­tes du dar­wi­nisme social…

Comme l’écrit Marc Cra­pez dans L’Anti­sé­mi­tisme de gau­che au XIXème siè­cle : «  La dis­tinc­tion gau­che-droite ne per­met pas de déli­mi­ter l’anti­sé­mi­tisme du XIXème siè­cle ». Ceci parce que nos caté­go­ries binai­res actuel­les opè­rent mal pour la période et aussi « parce que les par­ti­sans du pro­grès ne furent sans doute pas moins anti­sé­mi­tes que les nos­tal­gi­ques de l’Ancien Régime. » Nous décou­vrons, donc, qu’au XIXème siè­cle, il n’y avait pas de con­tra­dic­tion entre pro­gres­sisme et anti­sé­mi­tisme, mais qu’au con­traire on pou­vait être anti­sé­mite par pro­gres­sisme (comme il n’y avait d’ailleurs pas d’exclu­sion entre pro­gres­sisme et racisme, ni entre pro­gres­sisme et colo­nia­lisme, et que par pro­gres­sisme aussi on pou­vait être raciste et colo­nia­liste).

Il est dès lors sur­pre­nant, sur la qua­trième de cou­ver­ture, qui pré­sente tout de même le con­tenu de l’ouvrage, de lire ceci : «  Avant l’affaire Drey­fus, quel­ques socia­lis­tes com­men­cent à réflé­chir et à dou­ter de la vali­dité de l’anti­sé­mi­tisme, mais la plu­part ne se res­sai­sis­sent véri­ta­ble­ment qu’à par­tir de la fin du XIXème siè­cle, au moment où la judéo­pho­bie bas­cule à droite. » On sent bien ce que ce « res­sai­sis­sent » a d’ana­chro­ni­que. Car ce n’est tou­jours qu’avec nos yeux actuels, nés pré­ci­sé­ment de ce « res­sai­sis­se­ment », que nous per­ce­vons une incom­pa­ti­bi­lité entre socia­lisme et anti­sé­mi­tisme. L’ouvrage pré­sente pour­tant une belle antho­lo­gie de tex­tes mon­trant que cette incom­pa­ti­bi­lité n’exis­tait pas. Du coup le bas­cu­le­ment dont il est ques­tion prend une nature par­ti­cu­lière ; on a l’impres­sion qu’il se fait comme de lui-même, de manière auto­nome et indé­pen­dante de la gau­che : comme ça, un beau jour, la gau­che se res­sai­sit, cesse d’être anti­sé­mite, le jour où l’anti­sé­mi­tisme décide de se sépa­rer d’elle et de pas­ser entiè­re­ment à droite… Ce qui sou­li­gne l’incom­pa­ti­bi­lité fon­cière entre les deux, qui appa­rais­sent comme deux enti­tés dis­tincts, et rend encore moins com­pré­hen­si­ble, fina­le­ment, leur com­pa­gnon­nage. Comme quoi, même chez les cher­cheurs aver­tis, on voit le poids insi­dieux des caté­go­ries de la pen­sée.

(La réa­lité c’est que, lors de la redis­tri­bu­tion poli­ti­que con­sé­cu­tive à l’affaire Drey­fus, nom­bre de socia­lis­tes anti­sé­mi­tes, cor­res­pon­dant pro­ba­ble­ment à ce que Marc Cra­pez appelle le socia­lisme natio­nal, pas­sent à droite, pur­geant ainsi la gau­che. Lire Les Deux Répu­bli­ques fran­çai­ses de Phi­lippe Nemo, en par­ti­cu­lier le cha­pi­tre IV. Mais sans doute, ce qui rend Nemo plus solide, c’est qu’il dis­pose d’une clef expli­ca­tive de cette com­plexité : la lutte poli­ti­que entre deux cou­rants issues de la Révo­lu­tion, les deux Répu­bli­ques, celle de 1789 et celle de 1793. À par­tir de là, on ne s’étonne plus de rien.)

On retrouve ce même poids insi­dieux dans un autre ouvrage, dont j’attends la livrai­son, L’anti­sé­mi­tisme à gau­che : His­toire d’un para­doxe, de 1830 à nos jours de Michel Drey­fus. Ici encore, pour­quoi «  his­toire d’un para­doxe » ? Où est le para­doxe sinon dans nos yeux à nous qui avions oublié les obs­cu­res accoin­tan­ces du socia­lisme ori­gi­nel ? Pour­quoi, dès lors que ce passé est redé­cou­vert et illus­tré, ne pas plei­ne­ment assu­mer cette réa­lité que les socia­lis­tes par­ta­geaient nom­bre de hai­nes avec ce qui allait deve­nir l’extrême droite et ce, non de manière acci­den­telle, ou para­doxale, mais de façon con­sub­stan­tielle ? N’est-ce pas l’illus­tra­tion des pesan­teurs et des habi­tu­des de pen­sée que la gau­che, par son aura, sa pro­pa­gande poli­ti­que et son quasi mono­pole intel­lec­tuel et uni­ver­si­taire, est par­ve­nue à faire triom­pher après 1945 ?

Quand on met en pers­pec­tive le livre de Phi­lippe Némo, dont la thèse, pour n’être pas tota­le­ment neuve, est lumi­neuse, deux cho­ses appa­rais­sent. D’abord que si l’on veut com­pren­dre le passé récent, il faut faire le ménage dans les caté­go­ries men­ta­les domi­nan­tes, c’est-à-dire ces­ser de pen­ser en homme de gau­che. Ensuite que les caté­go­ries du libé­ra­lisme, qui ne sem­ble pas avoir cédé au sirè­nes de l’anti­sé­mi­tisme (mais fut plus sen­si­ble à cel­les du colo­nia­lisme, il faut le recon­naî­tre : nul ne peut reven­di­quer la per­fec­tion), ren­dent mieux compte de ce passé mais ont été tota­le­ment broyées. Et c’est là un ter­ri­ble recul pour l’esprit.


Voir en ligne : Le poids des cat


Article repris depuis les Carnets Lib

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