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La pitié dangereuse

vendredi 3 septembre 2010

Le romancier autrichien Stefan Zweig a tracé dans son œuvre la plus célèbre, « La pitié dangereuse », le portrait de l’homme qui gâche sa vie et celle des autres en cédant à de bonnes intentions. Il fait la cour à une femme dans un mouvement de pitié généreuse, pour lui faire plaisir ; il l’épouse par crainte de la décevoir ; et n’osant assumer le choc d’une rupture, ils s’enfoncent tous deux dans une succession de malheurs. Nous savons certes que l’épanouissement humain ne peut se réaliser sans compassion et amour du prochain. Mais nous devons savoir aussi qu’une certaine forme de pitié veule, de refus d’être vrai par souci de faire plaisir dans l’instant (ou par peur « de faire de la peine », conduit souvent à des conséquences lamentables.

Ce paradoxe de la « pitié dangereuse » s’observe également sur le plan de l’économie :

- Lorsqu’en 1919 le gouvernement bloque les loyers au niveau de 1914, c’est par pitié pour les locataires, pour leur faire plaisir. Mais cette mesura a freiné la construction et a entraîné une pénurie de logement… dont la population française a souffert pendant 40 ans !

- Lorsqu’en 1940 on a « taxé » la pomme de terre, c’était pour le bien du peuple. Mais le prix bas a entraîné 5 ans de pénurie, alors qu’à un prix plus élevé (mais beaucoup moins que le marché noir), la production aurait pu, même en période d’occupation, doubler pour répondre aux besoins.

- Lorsqu’en 1973 l’inflation s’accéléra dans les économies occidentales, les gouvernements et les chefs d’entreprise n’ont pas pris les sévères mesures correctives qui s’imposaient : pour éviter de « faire de la peine », ils ont laissé aller les budgets et les salaires. Alors en 1974 l’emballement est venu, et il a fallu prendre des mesures plus dures, entraînant davantage de chômage et de faillites.

- C’est aussi le cas du dirigeant d’entreprise qui, par incapacité à surmonter les résistances au changement. par peur de déplaire à ses hommes, ne remet pas en question assez tôt ses méthodes ou ses structures : l’entreprise dérive lentement, purs plus vite, jusqu’à l’heure de l’OPA ou du dépôt de bilan, accompagnés de licenciements massifs.

- On observe une erreur similaire dans certaines propositions démagogiques qui avait été faite à propos de la Réforme de l’Entreprise, Pour faire plaisir au plus grand nombre, on propose de diminuer le pouvoir de décision et la liberté d’action des dirigeants ; on omet de voir qu’avec des directions impuissantes, les entreprises perdront leur tonus de gestion, et que le pouvoir d’achat de la masse en souffrira.
Plus généralement, la « pitié dangereuse » peut étendre ses effets à la plupart des aspects de la vie en société. Citons brièvement deux cas :

- En matière d’éducation, le maître qui manifeste de la pitié pour l’élève médiocre n’aboutit qu’à l’enfermer dans sa passivité. De même, le maintien indéfini des jeunes dans un statut d’étudiant protégé ne facilite pas leur épanouissement. Prenant l’individu en charge, l’action pitoyable ne lui rend pas service : car elle inhibe son effort créatif pour surmonter l’épreuve.

- La médecine a pour vocation de sauver les vies humaines mais il sembla que parfois cette vocation se trouve dévoyée. Le manque de courage pour assumer la mort, ce pôle de la condition humaine, peut conduire à consommer d’immenses ressources matérielles et humaines pour maintenir en survie artificielle des grabataires à peine conscients, condamnés en somme à l’agonie â perpétuité. Cette pitié aussi est dangereuse. [1]

Echapper au piège qui, sur tant de plans, nous est ainsi tendu, n’et ni simple à concevoir, ni aisé à réaliser. Il n’est pas question de se replier dans l’acceptation passive des duretés de la nature et dans l’insensibilité envers autrui : bien au contraire, le comportement constructif est fait d’amour et de réforme.

Mais aussi de lucidité réaliste. Il faut tout d’abord nous méfier de notre instinct de pitié ; à l’opposé de la compassion, il est toujours ambigu, il comporte une grande part de valorisation de soi-même, de jouissance à se sentir meilleur ou plus fort. Il faut ensuite savoir intégrer à une décision fa prévision de ses conséquences objectives ; donc renoncer à subir l’incantation des pulsions primaires [qui ignorent les effets en retour), ou celle des visions idéalistes, toujours arbitraires et insouciantes du cas particulier. En somme, c’est l’oubli des principes de réalité et d’effort autonome qui rend la pitié dangereuse. Tandis que les vies individuelles accomplies, aussi bien que les réalisations collectives, économiques ou sociales, comportent habituellement un élan vers autrui, mais aussi le respect de son autonomie et une perception lucide des réalités.

Note de Contrepoints : cet article est tiré des Quatre Vérités, une lettre d’inspiration libérale classique publié mensuellement entre 1975 et 1994 par Michel Drancourt, Octave Gélinier, Yvon Gattaz et Jacques Plassard. Publié en 1975, le texte n’a pas vieilli.

Nous mettons progressivement en ligne ces archives avec l’aimable accord d’Yvon Gattaz, directeur de publication. Votre aide est la bienvenue ( lexington@membre.liberaux.org )


Article paru initialement dans Les Quatre V


[1Nous laissons au lecteur la liberté de se faire sa propre opinion sur ce passage, qui ne représente pas forcément nos idées

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