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Eloge de l’homo economicus

A propos du livre de Pierre Lévy, World Philosophie

lundi 7 avril 2008

Depuis l’apparition du capitalisme planétaire au XVIe siècle, le marché n’a cessé d’étendre son emprise, aussi bien dans l’espace géographique que dans les profondeurs de la vie sociale. De plus en plus de biens et de services se vendent et s’achètent. Certains n’existaient pas du tout avant le triomphe du marché, d’autres étaient auparavant produits gratuitement à la maison ou fournis par les communautés locales. Plus encore que les siècles précédents, le XXe siècle a connu une extension de la marchandisation de zones toujours plus étendues et plus intimes de la vie humaine, y compris la santé, la procréation, la forme et la composition du corps, les activités culturelles, l’éducation, etc. Presque tout, sauf peut-être l’essentiel, possède aujourd’hui une traduction monétaire. Ce processus d’extension et d’approfondissement du marché ne semble nullement se ralentir mais au contraire s’accélérer encore chaque année, chaque mois qui passe. Quoique la plupart d’entre nous soient mal à l’aise devant ce phénomène, quoique notre premier mouvement soit bien souvent de le condamner ou de l’ignorer par dégoût, je propose au lecteur de l’examiner froidement, et de comprendre les liens que ce phénomène entretient avec les autres aspects de l’évolution sociale. Ce chapitre traitera donc des aspects positifs du commerce, de la spéculation, et même du fait que tout devienne objet de business. Je poursuivrai également l’idée esquissée à la section précédente selon laquelle la prospérité économique entretient des liens étroits avec la moralité et la liberté.

L’ECONOMIE N’EST PAS COUPABLE

Pourquoi cette défense et illustration de l’homo economicus ? Parce qu’il me semble que l’économie, ou le capitalisme (qu’on appelle parfois « la mondialisation » ou « le néolibéralisme ») sont aujourd’hui accusés de tous les maux : le sous-développement, l’exclusion, la pauvreté, l’injustice en général. Comme si l’oppression et l’injustice avaient attendu le capitalisme pour se manifester dans le monde (pensons simplement à l’esclavage, au servage et aux sanglantes dictatures prétendument anticapitalistes). Comme si nombre d’autres boucs émissaires n’avaient pas déjà été désignés, et toujours avec des résultats abominables. Quand nous déciderons-nous à comprendre que le principal coupable est le mécanisme de l’accusation, qui nourrit la haine, la guerre et l’incompréhension, un mécanisme qui nous fait renoncer à notre responsabilité et à notre liberté. I:accusation permet aux dénonciateurs de s’exonérer de toute obligation - sauf celle de dénoncer - puisque les coupables (qui sont toujours « extérieurs », toujours « les autres ») ont été désignés. Pour contourner la désastreuse croyance de la culpabilité de l’économie (ou du capitalisme, ou de la mondialisation, ou de l’impérialisme américano-néolibéral) le fond de ma stratégie consiste à montrer que le prétendu coupable est impossible à séparer de l’ensemble de la dynamique sociale à laquelle nous participons. Nous prenons un concept pour un acteur. Or "l’économie" n’est ni une substance ni un acteur mais une certaine dimension des actes humains (une dimension isolée par l’esprit, puis durcie par une discipline et des ministères). L’économie, cette abstraction, n’a donc rien de faux ou de condamnable. Seraient plutôt dangereux le fétichisme ou l’idolâtrie économique. Parce qu’ils oublient que chaque « partie » (artificiellement découpée) vit de la vie du tout.

Isolée du reste du devenir culturel, social, spirituel, l’« économie » n’a strictement aucun sens. Examinons par exemple la proposition suivante : « Beaucoup de gens travaillent dur dans des activités qui ne leur plaisent pas pour pouvoir acheter des futilités qui ne les rendent pas heureux, mais qui leur permettent de regarder les autres de haut. » Cette phrase relève-t-elle de l’économie, de la morale, de la sociologie, de la philosophie ou de la littérature ?
Il n’y a qu’une seule vie, mais les regards étroits que l’on pose dessus la découpent trop pour qu’on puisse la comprendre. Ce n’est pas l’« économie » qui est mauvaise, l’économie n’est qu’un concept, mais plutôt 1’unidimensionalité de décisions prises uniquement sur des critères dits « économiques » à court terme et à courte vue. Je parle de courte vue car ce qui est mauvais pour les êtres humains finit toujours, à long terme, par être mauvais pour l’« économie », c’est-à-dire une dimension d’analyse particulière de notre vie. Dans la véritable vie collective, aucune dimension n’est séparée des autres. Le gouvernement de la société par elle-même, auquel nous finirons bien par parvenir, n’aura pas de « ministères ». Car les ministères ne servent qu’à découper - pour ne pas la voir - la vie intégrale de la société. L :économie possède une dimension sanitaire et la santé une dimension éconornique, malgré le fait que l’économie et la santé soient administrées chacun par un ministère séparé. Les décisions économiques ont des effets sur la santé et vice versa. Il n’y a qu’un seul processus humain-social. La « misère », par exemple, est un état global politique, sanitaire, éducatif, communicationnel, affectif et spirituel. C’est pourquoi il y a quelque progrès à parler d’exclusion (rupture ou affaiblissement du lien social en général) plutôt que de « pauvreté » qui ne réfère qu’à la condition économique. La connaissance de la société par elle-même, que nous commençons à entrevoir à l’horizon de la cyberculture, cette connaissance n’aura pas de « disciplines » pour l’empêcher de comprendre ce qu’elle vit.

Ne croyons donc jamais que l’Économie ou la Technique, ou la Culture, ou la Religion (ou quoi que ce soit d’autre paré d’une majuscule) puissent être des puissances séparées du reste du devenir collectif. Ce type de pensée isolante engendre des visions fausses, qui poussent presque toujours à l’accusation de boucs émissaires, au conflit et à la violence. L’« économie » n’est pas la cause de tous les maux parce que l’économie n’est qu’une des dimensions du devenir humain total. Une abstraction, un mode de découpage de la réalité, ne peut être « cause » de rien. Pour comprendre le vrai processus d’éveil de l’humanité, il faut connecter le phénomène de l’extension du capitalisme à toutes les autres dimensions (politiques, pédagogiques, techniques, artistiques, scientifiques, religieuse, etc.) L’économie n’est pas une force séparée et autonome. Nous la faisons tous, tous les jours, ne serait-ce que par nos choix de travail, de consommation, d’épargne et d’investissement. Ce n’est que lorsque l’on aura vu et vécu l’économie comme dimension sans autonomie de la totalité de l’activité humaine qu’elle cessera de venir s’opposer à la vie, aussi bien en réalité que dans la représentation.

LE COMMERCE CRÉE DES RELATIONS PACIFIQUES

Je voudrais souligner la corrélation entre la montée d’un marché de plus en plus libre et envahissant avec dautres phénomènes de même allure croissante - le progrès scientifique et technique, le développement des transports et des communications, l’urbanisation, la croissance démographique globale, la montée de l’idée, puis de la pratique démocratique... La dilatation du marché n’est pas une tendance séparée des autres ou qui leur soit opposée, mais bel et bien la dimension économique d’un seul et unique phénomène de développement humain multidimensionnel.

Comme cela a déjà été souvent noté, « l’argent » est un dissolvant des liens sociaux et territoriaux traditionnels, un acide rongeant les communautés locales et les cultures identitaires. Mais c’est aussi un lien entre des personnes d’origines et de culture différentes, le lubrifiant de la vie sociale dans les grandes villes et les circuits internationaux où les individus ne sont justement pas unis par des liens traditionnels ou communautaires classiques.

Depuis les temps les plus reculés, le commerce a été une manière d’entrer en relation avec des étrangers qui ne soit pas basée sur la violence. Le commerce promeut des relations pacifiques et contractuelles entre les humains. Il existe des commerces d’armes ou de substances toxiques qui ne répondent évidemment pas aux canons les plus exigeants de l’éthique. Les fraudes et les abus sont monnaie courante. Mais le commerce reste, en somme, une activité qui pousse moins à s’entre-tuer qu’à établir des liens de confiance, à densifier les connexions de toutes natures, à prendre conscience des interdépendances de tous ordres, et à souhaiter la prospérité générale. Ce sont des intérêts économiques bien compris qui mènent à la conscience de l’interdépendance, à la nécessité de l’association et au branchement sur l’intelligence collective de l’humanité. Dans le business mondial, tout le monde a besoin de la prospérité mondiale.

Le commerce est un extraordinaire système auto-entretenu de création de liens (achat, vente, partenariats, contrats, emplois, etc.) mais ce sont des liens mobiles, plus libres que les liens fixes et territorialisés créés par les sociétés hiérarchiques traditionnelles. Le « capitalisme », comme la mort et la sexualité pour l’évolution biologique, est peut-être une ruse de l’évolution culturelle pour mobiliser les personnes, accélérer les circulations, élargir et assouplir la portée des liens sociaux et diffuser les innovations. Pour stimuler la production de formes nouvelles.

LES PERSONNES DEVIENNENT DES ENTREPRISES

La caractéristique du monde contemporain est donc, désormais, que tout le monde fait du commerce, c’est-à-dire achète et vend des biens et des services. Et tout le monde veut revendre plus cher qu’il n’a investi. Que ce soit des maisons, des matières premières, de la monnaie, des oeuvres d’art, des actions, des relations ou des idées.

Nous prisons ce dont nous estimons qu’il va prendre de la valeur plutôt que d’en perdre. En conséquence, il y aura de moins en moins de « valeur réelle » des choses. La valeur de marché, la valeur spéculative, la valeur escomptée prendra de plus en plus de place. Dans les entreprises les plus concurrentielles sur le marché mondial, qui montrent le chemin que prendront toutes les autres, on paye désormais les collaborateurs les plus précieux avec des actions, c’est-à-dire avec des vecteurs, capables de monter et de descendre. Avec des symboles qui impliquent leurs possesseurs dans la baisse ou la hausse de l’entreprise.

Il y aura de moins en moins de métiers bien délimités et de fonctions précises, tout le monde sera constamment occupé à faire du business à propos de tout : sexualité, mariage, procréation, santé, beauté, identité, connaissances, relations, idées. Le « travail » changera complètement de sens. Nous ne savons déjà plus très bien quand nous travaillons et quand nous ne travaillons pas. Nous serons constamment occupés à faire du business. Toutes sortes de business. Le "développement personnel" le plus intime mènera à une meilleure stabilité émotionnelle, à une ouverture relationnelle plus aisée, à une acuité intellectuelle mieux dirigée, et donc à une meilleure performance économique. Même les salariés, qui demandent de plus en plus de rémunération en actions, deviendront des entrepreneurs individuels, passant d’un employeur à l’autre, gérant leur carrière comme celle d’une petite entreprise, attentifs à toutes les transformations de l’environnement qui peuvent les concerner, prompts à se former au sujet des nouveautés. La personne devient une entreprise. Ceux qui critiquent ce système ont déjà, dans leur vie personnelle, exactement le même comportement que tous les autres. L’Homo economicus n’est pas une fiction théorique de la science économique, c’est la peinture morale de la société dans laquelle nous entrons irréversiblement. Et c’est ce modèle que la "compétition culturelle", la sélection culturelle des civilisations a choisi ! Étrange ! Incroyable ! Ce ne sont pas le désintéressement, le dévouement à une cause transcendante, ni l’obéissance qui sont les moteurs les plus efficaces du fonctionnement collectif, les plus efficaces pour produire constamment de la nouveauté. C’est l’intérêt bien compris de chacun, le moteur massivement distribué de l’intérêt individuel, qui tend à maximiser, à long terme, une fonction globale de coopération sociale.

Il n’y a plus de « famille » ni de « nation » qui tienne : on divorce, on émigre, on change de région ou d’entreprise. Beaucoup de liens sont rompus, mais pour que d’autres relations, plus souples, au rayon d’action plus étendu, se renouent ailleurs.


Pierre LEVY, World Philosophie, Odile Jacob, 2000, p. 77-83.

Illustration sous licence Creative Commons : The 19th is getting closer

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