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Les voies nouvelles de la solidarité

mercredi 14 avril 1999

La gauche a fait une fixation sur le " grand soir fiscal ". De toute sa " culture ", elle a appelé l’alourdissement des taux supérieurs de l’impôt sur le revenu, faute de pouvoir révolutionner directement l’économie. Mais au pouvoir, elle a été incapable d’opérer cette grande réforme fiscale. Incapable car c’était impossible. Alors elle s’est ralliée à une politique de réduction de la pression fiscale, pour les revenus moyens. L’impôt sur le revenu a paradoxalement fini par avoir en France l’un des rendements les plus faibles des pays industrialisés ! La gauche a été prisonnière de ses mythes : elle n’a pas été capable de penser pratiquement la solidarité.

Doit-on prôner un Etat-providence sélectif ? Th. et M. Edsall, dans Chain Reaction (1991), ont montré que les transformations de l’Etat providence vers un Etat-sélectif-providence, ont été le vecteur principal du basculement politique à droite des Etats Unis au tournant des années 1990. Les démocrates, identifiés de plus en plus aux seules minorités, ont semblé exprimer en priorité les demandes de ces groupes. Les programmes sociaux universalistes ont donc été mis au second plan.

En France aussi, on pratique l’Etat-sélectif-providence : une partie des allocations sociale est soumise aux conditions de ressources (les allocations familiales, l’allocation parentale d’éducation représentent l’exception à cette règle). Et le nombre des prestations sociales soumises à condition de ressource s’accroît depuis les années 1970.

Le passage à la sélectivité totale est à la mode un peu partout. Un cas topique est celui de la Nouvelle Zélande. L’idée, que l’on retrouve là-bas comme ici, est que la sélectivité est une bonne solution face à la crise financière des Etats providences. Par conséquent, le mythe fondateur de l’universalité des prestations est heurté de plein fouet. Or cette conception universaliste est indubitablement au cœur de la conception civique et nationale, sinon nationaliste, de l’Etat providence. C’est ainsi que la gauche a toujours dénoncé la sélectivité, accusée de stigmatiser les pauvres et de provoquer un retour en arrière aux temps mobilisateurs de l’assistance. Elle a demandé sans relâche la suppression des conditions de ressources et la généralisation de l’accès aux prestations. La droite, elle, s’est contentée de prôner une sélectivité " modérée ", en fixant des plafonds relativement élevés pour l’attribution de la plupart des prestations sociales, attachées à la famille singulièrement.

Le principe de sélectivité, dont l’argument principal est économique, sinon financier, met le doigt sur la simplification inhérente auquel il aboutit : il découpe par principe la société en deux blocs, bénéficiaires contre exclus. Or la ligne de partage ne peut être légitime que si elle isole des catégories plus qu’homogènes, mais identiques. Pour y parvenir, ont ne peut agir que de deux manières : soit placer la barre très haut (mais on n’élimine ainsi qu’une faible partie des bénéficiaires : les économies réalisées seront très faibles) ; soit la placer très bas (ce qui permet la réalisation d’économies considérables, mais on exclut ainsi une bonne partie des classes moyennes, ce qui est très difficile à gérer politiquement).

Ce faisant, il n’est possible d’envisager une sélectivité accrue, notamment pour les allocations sociales et familiales, qu’avec des plafonds très élevés. La sélectivité est pratiquement impossible pour le remboursement des soins de santé, le déplafonnement des cotisations opérant déjà une réelle redistribution.

D’autre part, la sélectivité oublie que les prestations sociales ont une dimension politique : c’est une forme de matérialisation de la citoyenneté. Une certaine forme d’universalité doit donc être conservée, car nous courons sinon le risque de faire de la sélectivité un principe philosophique et non plus seulement un argument économique.

L’Etat providence actuel est une machine à indemniser. Ce qui est la source de deux paradoxes :

- d’une part les indemnisations versées augmentent, alors que les besoins non satisfaits se multiplient.

- d’autre part, une grosse partie du coût du travail sert, à travers les transferts sociaux, à compenser l’exclusion partielle ou totale de l’accès au travail pour une large partie de la population.

Nous pouvons dire, avec Pierre Rosanvallon, que la dissociation entre l’économique et le social a pris la forme d’un accroissement du chômage de masse et du chômage de longue durée.

Le chômage de masse tout particulièrement marque une radicalisation du processus de modernisation économique . Il a porté à son comble la coupure entre l’économique et le social, entre l’activité et l’Etat-providence. Comme le fait remarquer Jean-Paul Fitoussi, les années 1960-70 étaient régies par une sorte de contrat social implicite qui revenait à encaster dans l’économie tout un système de " subventions " implicites entre les agents, système qui était favorable à l’emploi. Tout se passait comme si les salariés les moins qualifiés étaient subventionnés par les plus qualifiés. Le même système fonctionnait entre les générations : les jeunes acceptaient des rémunérations plus basses à l’entrée du marché du travail car ils savaient que leur rémunération augmenterait tout le long de leur carrière. L’Etat providence, dans ce contexte, s’inscrivait naturellement dans une perspective assurancielle et son coût s’apparentait à celui d’une consommation de services collectifs.

C’est l’ensemble de ces conventions implicites qui s’est progressivement effondré dans les années 1980, brisant le contrat social antérieur. Les inégalités se sont accrues. Et la hausse des taux d’intérêt réels a conduit à une diminution de la part des salaires dans la combinaison productive. C’est à ce prix que les entreprises ont pu maintenir leur taux de profit. Le niveau des salaires n’ayant pas baissé (les rigidités imposées par la législation et les syndicats en sont les causes), l’ajustement s’est fait par les quantités, par la baisse du volume des emplois.

Par conséquent les blocages actuels de la société n’ont pas leur origine dans le système de production proprement dit, mais dans les conventions sociales qui le sous-tendent. La modernisation accélérée a brisé ces arrangements : du même coup, c’est l’Etat-providence qui a concentré, sous la forme de la prise en charge d’un chômage de masse, tous ces microdispositifs de protection sociale implicite. Il est urgent dans ces conditions de passer d’une logique de la réparation des pannes du social à la conception d’une action sur la matière même de ce social.

Mais attention à la tentation facile qui serait celle de la salarisation de l’exclusion ; qu’elle prenne la forme du modèle du handicap ou du revenu minimum d’existence (RME).

Le modèle du handicap est celui que la France a développé avec l’institution de l’AAH (allocation adulte handicapé) en 1975. Cette croissance des allocataires handicapés correspond aussi à un phénomène plus pervers : l’assimilation à la catétgorie des handicapés d’individus dont les travailleurs sociaux n’arrivaient pas à règler les problèmes d’insertion. C’est une grave dérive de l’Etat-providence qui conjugue société d’indemnisation et société d’exclusion. Un exemple parfait est fourni par les Pays-Bas, où l’on note un taux record d’invalidité pour l’une des populations les mieux portantes du monde. C’est l’aboutissement manifeste de l’assimilation totale de l’Etat-Providence à une machine à indemniser. Le citoyen perd moralement ce que gagne financièrement l’allocataire : c’est au prix d’une mise à l’écart de la société que s’exerce cette forme de solidarité, que Robert Castel nomme "handicapologie".

Il convient également de se pencher sur l’impasse du RME : ses partisans constatent que la production de richesses dépendrait aussi d’une sorte de fonds social hérité et indivisible. Le revenu minimum d’existence étant alors la répartition égalitaire du revenu de ce fonds. Son versement s’accompagnerait de la réduction des différentes prestations actuellement versées. Cette allocation universelle nous semble constituer la pointe extrême de la société d’indemnisation. C’est le symptôme extrême de la tendance à la dissociation entre la sphère économique et celle de la solidarité. Ceci permet de relèguer la question de l’emploi au second rang.

Il faut tout au contraire trouver la façon moderne de réaliser une internalisation du social, afin de mener de front la modernisation économique et la reconstruction du tissu social. C’est pourquoi il est plus judicieux de partir de l’idée d’insertion : c’est seulement par la réintégration des individus dans la sphère privée du travail que peut être brisé le cercle vicieux qui fait que la solution du problème contribue paradoxalement à aggraver le même problème.

La société d’insertion

Le RMI est une espèce hybride : ni allocation d’assistance, ni prestation de sécurité sociale. C’est au contraire, du moins dans son principe, un engagement réciproque de l’individu et de la collectivité, en tenant compte des besoins, des aspirations et des possibilités des bénéficiaires. Le RMI est un droit, mais c’est aussi un contrat. C’est une tentative particulière de résoudre les problèmes posés par le débat sur le workfare.

Ainsi Bill Clinton, afin de "vaincre la culture de dépendance permanente", a proposé de considérer comme temporaires les allocations d’assistance. Il a ainsi suggéré un plan radical : après deux années d’allocations, les personnes aptes seraient obligées de retourner au travail, soit en prenant un emploi dans le secteur privé si elles en trouvaient un, soit en effectuant des tâches au service de la collectivité dans le cas contraire. C’est exactement le thème développé par le workfare : que ceux qui reçoivent des secours publics fournissent en échange un travail. Head, dans Beyond Entitlement (1986), montre que le défaut principal de l’Etat-providence c’est sa permissivité. (le cas extrême est fourni par les abus de l’AFDC, Aid to Families with Dependent Children). Ainsi dans les années 1980 plusieurs Etats américains ont mis sur pieds des programmes répondant aux exigences du workfare (New York, etc.). Les résultats sont décevants, dans la mesure où les sanctions prévues en cas de non-participation aux programmes étaient très faibles, et par ailleurs l’opposition des syndicats a été totale est ferme. Cette thèse, d’abord républicaine, s’est ensuite étendue aux démocrates, eux aussi volontaires pour briser la culture de la dépendance. Par ailleurs, les républicains ont pris leurs distances par rapport à cette thèse dans la mesure où elle peut conduire à une extension de l’intervention économique de l’Etat.

Mais l’Europe, chez qui l’Etat-providence inclut l’ensemble des mécanismes de sécurité sociale, ne pourra pas rester indifférente à cette problématique. D’ailleurs pour le workfare comme pour le RMI, il s’agit d’une association de l’économique et du social, par la voie contractuelle.

Nous allons donc vers une implication réciproque de l’individu et de la société : le droit à l’insertion.

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