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Une petite histoire de l’économie européenne

samedi 14 avril 2001

XIV-XVIIIe

Au Haut Moyen Age, on peut penser que les "grandes découvertes", l’essor du commerce transocéanique, l’afflux en Europe de métaux précieux, ainsi que la Réforme, ont marqué une nette rupture au moment de la Renaissance. Mais tous ces développements faisaient partie du flux incessant de changements, petits et grands, que l’Europe a connus.

En 1200, le monde musulman avait perdu son dynamisme en technologie, et la Chine avait atteint son apogée économique au XIIe siècle. Ravagée ensuite par les Mongols et par la Peste noire, elle fut soumise, sous les Ming et les Tsing, à un régime bureaucratique, centralisé et introverti, qui était défavorable au changement.

Le développement de l’Europe s’effectua essentiellement par le biais de micro-inventions améliorant les techniques existantes. On apporta ainsi des modifications aux moulins à eau et à vent. L’extraction de la houille, ainsi que son usage, se développèrent fortement (en Grande Bretagne). Gutenberg, en 1453, inventa l’imprimerie avec caractères amovibles en plomb. Les pendules et montres mues par un ressort firent leur apparition. On inventa, pêle-mêle : la machine à tricoter les bas, le métier à rubans, les moulins à dévider et organsiner la soie. Au total, il y eut des gains notables de productivité dans certaines branches, mais les changements techniques restèrent isolés, sans effets cumulatifs ni action réciproque, sans "réaction en chaîne", si bien que la productivité du système économique dans son ensemble ne fit que des progrès très limités — hormis il est vrai dans le domaine de la construction navale et de la technologie de la navigation, avec l’invention de la caravelle, puis, vers 1400, du navire à trois mâts avec gréement complet de voiles à la fois carrées et latines.

Sur un autre plan, cette période fut propice à l’avènement de nouvelles techniques commerciales. Ainsi les marchands italiens inventèrent différents types de sociétés ou associations pour pratiquer le commerce. Certaines devinrent durables. Dès le XIIIe siècle, certaines compagnies italiennes de commerce et de finance étaient devenues considérables, et opéraient dans plusieurs pays, jusqu’en Angleterre, si bien qu’on les a qualifiées — avec un certain anachronisme — de premières multinationales. En second lieu, les Italiens développèrent l’assurance contre les risques de mer, ainsi que la comptabilité en partie double.

Surtout, ils créèrent la lettre de change.

Celle-ci est le produit d’un processus long et complexe, qui était lié avec les foires, notamment celles de Champagne, où les marchands avaient besoin d’argent comptant. La lettre de change était à la fois un contrat (sans intervention d’un notaire), et un ordre donné à un tiers de l’exécuter, et elle était directement remise au créancier. Trois opérations — change, crédit, transfert — étaient ainsi fusionnées. Comme leur liquidité dépendant du système bancaire, car elles étaient de plus en plus endossées par des banquiers ou des marchands-banquiers, l’usage croissant des lettres de change était lié à l’essor des banques.

D’ailleurs, la banque fut, elle aussi, inventée en Italie. Elle naquit sous plusieurs formes.

Il y eut tout d’abord la banque publique de dépôt et de virements, liée au discrédit des banques privées. Le meilleur exemple est la Casa di San Georgio de Gênes (1408), à l’instigation de la municipalité.

Les Italiens ont aussi inventé la "banque internationale", c’est-à-dire la maison qui s’occupe de transferts de fonds à longue distance et fait du commerce des lettres de change, ainsi que des opérations d’arbitrage. Ce fut en Toscane que ces activités prospérèrent particulièrement : à Sienne, Pise, Lucques ou Pistoia. Cette banque internationale était étroitement liée aux grandes foires de commerce – D’abord celles de Champagne, puis celles de Genève, dont l’importance s’accrut à partir de la fin du XIVe siècle.

On peut même dire que, jusqu’au XVIIIe siècle, l’économie européenne fonctionna grâce à la panoplie d’instruments et d’institutions de commerce et de finance que les Italiens avaient inventés et perfectionnés dès avant 1350. Ainsi l’endossement de la lettre de change apparut à Anvers à la fin du XVIe ; l’escompte des effets de commerce – dont le premier exemple connu date de 1536 – était, elle aussi, devenue monnaie courante et certains homme d’affaires hanséates se spécialisèrent dans l’achat et la vente des lettres de change.

Une autre innovation vint d’Anvers : la création de la première bourse moderne, en 1531, c’est-à-dire d’un marché permanent, ouvert chaque jour à heures fixes, où les marchands se rencontraient et faisaient des affaires – sur les lettres de changes et sur divers instruments et valeurs, émis par des États, des institutions ou des sociétés. La bourse d’Anvers était ainsi purement financière. Puis Amsterdam remplaça Anvers. Tous les grands négociants d’Amsterdam ouvrirent des comptes à la banque, bientôt suivis par nombre de négociants étrangers, si bien qu’un volume croissant de transactions internationales fut réglé par des lettres de change payables à Amsterdam, et par des virements à la banque, qui devint le principal établissement international de clearing. De plus, en 1638, la banque fut autorisée à recevoir des lingots de métaux précieux et des pièces en nantissement, et à émettre en retour des reçus, qui étaient négociables.

La dernière étape fut l’apparition des billets de banque. Elle dériva de l’usage croissant, en Europe du Nord-Ouest, d’instruments ayant une clause au porteur. Ainsi à Londres, au XVIIe siècle, beaucoup d’orfèvres émettaient, comme reçus pour le dépôt d’objets précieux, des billets convertibles en espèces, ou des billets à ordre payables au porteur. Par ailleurs, en 1661, la Banque de Stockholm (qui avait été fondée par un négociant hollandais) reçut, pour 30 ans, le monopole d’émettre des « lettres de crédit », c’est-à-dire des billets imprimés au porteur, qui étaient convertibles en cuivre. La Banque d’Angleterre, fondée en 1694, émettait, elle, des billets ordonnant de payer au porteur, sur demande, une somme en numéraire, et qui étaient donc de véritables billets de banque. Cette dernière banque était une société par actions, et on en créa d’autres, dans les cas où de gros capitaux étaient nécessaires, notamment pour le commerce à longue distance.

Cependant, il ne faudrait pas omettre, nonobstant toutes ces nouveautés, le rôle crucial qu’ont joué les colonies de marchands étrangers. Ce fut le cas des Italiens bien sûr, que l’on trouvait presque partout en Europe du Nord-Ouest, ou des Hanséates, qui se répandirent en Europe du Nord. Mais il ne faut pas oublier non plus les Juifs qui, tant séfarades qu’ashkénazes, formaient un réseau supranational d’hommes d’affaires dispersés en Europe.

Cependant, du point de vue économique, la diaspora la plus importante fut celle des Wallons et des huguenots. Ils permirent la diffusion de nombre de technologies. Et, après que les persécutions eurent pris fin, certains membres de ces familles émigrées revinrent en France, pour s’y établir comme banquiers, notamment à Paris. En fait, la banque protestante apparut pendant les guerres de religion en France, à la fin du XVIe siècle, quand plusieurs villes protestantes de Suisse furent les principaux appuis financiers du parti protestant de France. De plus, au XVIIIe, des négociants et banquiers protestants de Suisse se rencontraient dans toute l’Europe, y compris dans les pays catholiques autres que la France (l’Autriche par exemple). D’un autre côté, le rôle des financiers huguenots français ne doit pas être sous-estimé : ils rendirent de grands services au Trésor français, quand il était dans le besoin, comme pendant les guerres de la Ligue d’Augsbourg ou de la succession d’Espagne, quand ils drainèrent de toute l’Europe des sommes énormes au profit de Louis XIV, pourtant leur persécuteur.

Routes commerciales – nouvelles et anciennes

Au XVIe siècle, les Européens réalisèrent l’unité du monde océanique. Ils établirent un commerce direct, régulier et croissant avec les Amériques et l’Asie, à travers l’océan Atlantique et l’océan Indien. Les pionniers furent les Portugais sur les côtes d’Afrique et aux Indes orientales (un remarquable exploit pour un pays petit et pauvre, d’un million d’habitants) et les Espagnols en Amérique. Mais, à partir de la fin du XVIe, ces monopoles furent attaqués par d’autres nations maritimes – les Hollandais, les Anglais, les Français. Or l’Espagne n’avait pas une grande industrie, et le Portugal encore moins. Pour ravitailler leurs colonies – et notamment les populations d’origine européenne – en articles manufacturés, elles devaient en importer de grandes quantités d’autres pays européens et les réexporter en Amérique. Cela créa d’importants marchés pour la Grande-Bretagne, la France, les Pays-Bas.

Le XVIe siècle fut une période d’inflation. L’afflux de métaux précieux d’Amérique a donc été longtemps considéré comme responsable de celle-ci, conformément à la théorie quantitative de la monnaie. On a remarqué, cependant, que le stock européen de métaux précieux, qui était considérable vers 1500, n’a augmenté que modérément au cours du XVIe siècle – notamment durant sa première moitié —, alors qu’il y eut un afflux plus important de ces métaux au XVIIe siècle, durant lequel les prix étaient volatiles, mais sans trend net. L’afflux des métaux ne correspond pas aux périodes d’inflation des prix – ou de déflation – en Europe dans son ensemble, et les interprétations monétaristes de l’histoire des prix aux XVIe et XVIIe siècles ne sont pas valides. L’explication de cette histoire doit être recherchée dans l’évolution démographique, qui présente une croissance forte au XVIe, faible ou négative au XVIIe.

On a soutenu que l’Europe s’est enrichie et a accumulé du capital, grâce à sa supériorité en technologie militaire et commerciale, aux dépens du reste du monde. Eric Williams par exemple soutient que la Grande Bretagne, premier des pays qui pratiquaient la traite, a financé sa révolution industrielle par les profits élevés générés par ce trafic. En fait, peu de capitaux accumulés dans la traite furent investis dans l’industrie ; de plus, les profits de la traite étaient irréguliers et jamais anormalement élevés (même si les négriers anglais étaient les plus efficients).

Par ailleurs, le commerce transocéanique fut important, mais ni décisif, ni essentiel ; et les profits du commerce extérieur – lesquels, répétons-le, n’étaient pas particulièrement élevés —, ne financèrent qu’une petite partie des investissements totaux.

Sur un plan plus général, l’importance des empires coloniaux pour la croissance économique ne faut pas considérable – sauf pour le Grande Bretagne. Les Européens se disputèrent les possessions lointaines et le coût de leurs guerres fut lourd, surtout pour les pays vaincus. En fait, l’Espagne et le Portugal furent appauvris par leurs empires ; le bilan du premier empire colonial français est fortement négatif ; ses retombées économiques furent limitées, et tout le système atlantique français s’effondra dans les années 1790. Les colonies n’étaient pas une condition nécessaire – et encore moins suffisante – de la Révolution industrielle. En fait, l’apogée du commerce de l’Angleterre avec les Antilles et la traite des esclaves se place après le démarrage de la Révolution industrielle. Au total, le rôle de la « périphérie » fut « périphérique » (P. O’Brien).

L’essor du commerce transocéanique direct avec l’Asie entraîna, en contrepartie, le déclin et finalement l’arrêt du trafic de transit par la Méditerranée, de produits orientaux. La Méditerranée et ses ports – Venise en particulier – perdirent ainsi leur plus brillant commerce. Par ailleurs, le trafic le long des côtes occidentales et septentrionales de l’Europe augmenta considérablement, en particulier le « grand cabotage », à longue distance. Ce trafic s’est beaucoup développé à la fin du Xve siècle et il a intégré la région baltique dans l’économie européenne, via des produits de première nécessité, mais pondéreux : des grains, du fer, du lin, du chanvre, de la potasse, ainsi que des « matières premières stratégiques » : les bois et autres « munitions navales » (le goudron, la poix) pour construire des navires. Ce commerce contribua à intégrer la Suède, la Norvège (dont les mâts étaient la spécialité) et la Russie dans l’économie européenne.

Presque tout le trafic considérable en provenance et à destination de la Baltique passait par l’étroit goulet du Sund, entre le Danemark et la Suède, où les navires devaient acquitter un péage au roi du Danemark. La plupart de ces navires étaient hollandais. Pourtant, aux XIVe et XVe siècles, la ligue hanséatique avait dominé le commerce en Baltique et en mer du Nord. La concurrence des Hollandais apparut au XVe siècle et augmenta beaucoup au XVIe ; au XVIIe, ils monopolisèrent pratiquement la commerce du Nord de l’Europe. Cependant, au XVIIIe siècle, le monopole hollandais fut affaibli par la concurrence des Britanniques et des Scandinaves, sauf pour le trafic des céréales. Il y eut donc des rivalités intenses dans le commerce du Nord – comme dans celui de la Méditerranée au Moyen Age, mais aucune thalassocratie régionale n’apparut dans la Baltique.

L’Europe était donc entrecroisée de routes commerciales Nord-Sud et Est-Ouest, aux carrefours desquelles des places de commerce, telles que Cologne, Francfort, Leipzig, Wroclaw, Cracovie, prospérèrent. On aboutit ainsi à un quintuplement du tonnage des flottes marchandes européennes entre 1600 et 1780.

Cela étant, il convient de rappeler que l’Europe vivait encore dans une économie dualiste. En effet, le secteur « moderne » — commercial et industriel – était beaucoup plus petit que le secteur traditionnel. De plus, l’Europe était divisée en nombreuses régions qui se suffisaient quasiment à elles-mêmes et vivaient dans l’isolement. Le commerce interrégional et international était marginal (et a fortiori le trafic intercontinental). Cependant, en plus des grains, d’autres produits de première nécessité étaient objets de commerce à longue distance : le sel, le bois, les métaux, le chanvre, etc. De plus, beaucoup de gens, même humbles, consommaient à l’occasion des produits « de luxe », comme le poivre ou le vin, puis au XVIIIe le thé, la café, le sucre. C’est donc une erreur que de parler d’une économie dualiste à deux secteurs isolés.

En 1700, il y avait un réseau de marchés intégrés qui faisait le tour du monde, de Lima à Canton par l’Europe, d’ Acapulco à Canton via Manille. Pourtant, par suite de coûts élevés des transports, bien des régions dans l’intérieur de l’Europe restaient en dehors de ce réseau, presque isolées et autosuffisantes, alors que les régions maritimes – notamment les grands ports – profitaient grandement de cette « mondialisation ».

L’industrie dans les villes et les campagnes

Le textile restait de loin la principale manufacture – et aussi la plus complexe. Malgré des hauts et des bas, l’Angleterre conquit et conserva une position dominante dans le commerce international des tissus de laine ; mais la concurrence était intense entre ses différentes régions productrices et les délocalisations furent nombreuses.

La soie fut aussi un secteur majeur. Lyon devint le plus grand centre de tissage de la soie en Europe, le premier fabricant et exportateur de soieries, et, au XVIIIe siècle, le créateur de la mode. Le tissage de la soie se développa aussi à Nîmes, à Londres, à Zurich, à Krefeld et à Berlin. En conséquence, il s’effondra en Italie au XVIIe siècle, sauf pour quelques « niches », comme le velours de Gênes, et l’Italie devint principalement productrice et exportatrice de fils de soie. Il y a là un exemple frappant de désindustrialisation.

Le travail du minerai de fer, la distillerie, furent les industries nouvelles. Plus généralement, Il n’y eut pas d’augmentation sensible de la productivité du travail dans l’industrie – en dépit d’un certain nombre d’innovations. En revanche, il y eut des changements importants dans l’organisation de l’industrie. En premier lieu, une bonne partie du travail industriel émigra des villes vers la campagne, où les salaires étaient plus bas et où les corps de métiers ne pouvaient pas imposer leurs pratiques restrictives. En second lieu, l’industrie rurale s’organisa selon le système du Verlag ou du putting-out, aussi appelé « capitalisme commercial », qui était apparu au Moyen Age. Des marchands – que l’on appelait marchands-fabricants – pouvaient ainsi employer des centaines de personnes (dont beaucoup de femmes), qui étaient en fait des salariés aux pièces, bien qu’en général ils fussent propriétaires des outils et des machines simples (tels que les métiers à tisser) qu’ils utilisaient. Les marchands fournissaient à ces travailleurs les matières premières qu’ils utilisaient et ils se chargeaient de vendre les articles finis qui avaient été fabriqués conformément à leurs commandes.

Il n’y avait que quelques branches où les impératifs techniques imposaient un mode de production plus centralisé. Ces embryons d’usines sont souvent qualifiés de « protofabriques ». D’autres grands établissements furent fondés par les Etats : les arsenaux pour les marines de guerre (le premier fut établi à Venise) et les « manufactures royales » qui furent installées en France et dans d’autres pays aux XVIIe et XVIIIe siècles, surtout pour produire des articles de luxe. Ces industries rurales, aussi nommées par Franklin Mendels « proto-industrialisation », se développa dans des régions où une population rurale dense avait besoin de compléter les maigres revenus qu’elle tirait de l’agriculture. Elle s’est aussi développée en symbiose avec les progrès de l’agriculture commerciale – qui permettaient de nourrir les ouvriers, soit sur place, soit à proximité. La proto-industrialisation augmenta la quantité de travail qui était à la portée de ces pauvres gens et assura une hausse du capital par tête. Elle favorisa aussi la pénétration du capitalisme et des relations de marché au sein des économies européennes.

Changements de primauté économique

On a assisté à un déplacement des centres de puissance économique et de richesse. Il ne s’agit certes pas de l’hégémonie d’une région sur les autres, mais plutôt d’un leadership, c’est-à-dire une concentration de savoir-faire qui garantit des niveaux plus élevés qu’ailleurs de richesse par tête d’habitant. Braudel a souligné à cette occasion le rôle de la force dans la construction des empires économiques : l’opulence fut souvent le fruit d’agressions réussies.

L’Italie du Nord profita tout particulièrement, de 1454 à 1494, de plusieurs décennies de paix et de liberté. Notamment Venise, qui l’avait emporté sur Gênes et qui dominait le commerce avec l’Orient. Milan et Florence étaient aussi de très grands centres textiles.

Cependant, cette primauté fut minée au XVIe siècle par plusieurs facteurs. Parmi eux, bien entendu, l’ouverture par les Portugais de la route maritime vers l’Inde et l’Asie du Sud-Est. Au final, au début du XVIIe siècle, les industries italiennes – y compris celle de Venise – souffrirent de l’étroitesse de leurs marchés, vu le morcellement politique de la péninsule, et du protectionnisme qu’adoptèrent les Etats étrangers, ainsi que les contraintes imposées par les corps de métiers et des salaires trop élevés. Par surcroît, Venise s’épuisa dans des guerres successives contre les Turcs, qui s’emparèrent de ses possessions en Méditerranée orientale (Chypre en 1571 ; la Crète en 1669), cependant que les Hollandais, les Anglais et ensuite les Français mettaient la main sur le commerce avec le Levant.

D’autre part, pendant la première moitié du XVIe siècle, l’Italie, qui était riche mais divisée politiquement et faible militairement, avait été un champ de bataille, disputé entre la France et l’Espagne. La seconde l’emporta et imposa un régime étouffant à la plus grande partie de la péninsule.

La reprise après 1650 (et les grandes pestes) fut largement basée sur le progrès de l’agriculture, dans laquelle les riches patriciens des villes investirent de grosses sommes, si bien qu’il y eut bonification de vastes étendues. En conséquence, certains historiens ont parlé de « reféodalisation », mais cela n’est valide que pour le royaume de Naples, qui était arriéré par rapport au nord et au centre de l’Italie, et que ses maîtres espagnols pressurèrent lourdement.

En plus de la retraite vers la campagne, il y en eut une autre, vers la finance et la position de rentier, grâce à laquelle la vieille rivale de Venise, Gênes, conserva un rôle international. Ses banquiers évincèrent ceux d’Allemagne du Sud et de Toscane, que les « banqueroutes » de la France et de l’Espagne, dans les années 1550, avaient durement frappés. Ils devinrent les banquiers de l’Etat espagnol et, de 1560 à 1627, ils lui permirent de transférer l’argent venu d’Amérique, de l’Espagne à ses armées qui combattaient aux Pays-Bas. L’argent était transporté par terre de Séville à Barcelone, puis par mer à Gênes, mais le transfert en Flandre se faisait par lettres de change, grâce à l’excédent que Florence et Venise avaient dans leurs relations commerciales avec l’Europe du Nord. Les foires de change de Plaisance jouaient un rôle central dans ces opérations.

On aurait pu s’attendre à ce que le Portugal et l’Espagne succèdent à l’Italie comme leaders de l’économie européenne. Il n’en fut rien. Leurs économies n’étaient ni assez avancées , ni préparées pour ce rôle : elles manquaient de capitaux et de main d’œuvre qualifiée. Au final, les Portugais durent résister à l’assaut des protestants contre les empires ibériques, qui commença à la fin du XVIe. Cette résistance fut prolongée aux Indes orientales, et victorieuse au Brésil. Mais, finalement, le Portugal fut satellisé par l’Angleterre, car il lui fallait l’appui d’une grande puissance maritime, et il dut partager avec les Britanniques les profits de son empire. Quant à l’empire de l’Espagne, il fut bientôt sur tendu avec les guerres incessantes contre les Turcs, les Français et les rebelles des Pays-Bas ; la plus grande partie des trésors d’Amérique fut exportée pour financer ces campagnes. Pourtant, l’Espagne n’investit pas assez dans sa marine de guerre et finalement elle perdit le contrôle de l’Atlantique au milieu du XVIIe siècle ; elle ne réussit pas non plus à empêcher l’importation en contrebande de marchandises étrangères dans ses colonies.

Malgré les métaux précieux d’Amérique, le pays était écrasé d’impôts, l’Etat empruntait massivement, faisait périodiquement faillite, dépréciait sa monnaie. L’inflation et l’afflux de métaux précieux firent perdre leur compétitivité aux industries espagnoles et attirèrent les importations de marchandises étrangères. Quant à l’agriculture, les régions d’irrigation souffrirent de l’expulsion des Moriscos, d’autres des privilèges accordés aux éleveurs de moutons. Par conséquent, à partir de la fin du XVIe siècle, l’économie espagnole fut en régression ; famines et pestes dépeuplèrent le pays qui devint, pour longtemps, très pauvre.

Ainsi, vers 1600, l’Europe n’eut plus qu’un seul centre de gravité, qui était localisé au Nord. Ainsi Bruges, après le déclin des foires de Champagne, devint le principal marché des textiles aux Pays-Bas ; elle avait aussi pleinement assimilé les innovations des Italiens en matière de techniques commerciales. Mais Anvers supplanta rapidement Bruges. Son port était meilleurs, et, à partir de 1501, Anvers reçut des cargaisons d’épices venant du Portugal (dont le roi y établit un entrepôt), ainsi que beaucoup de l’argent et des denrées coloniales que l’Espagne importait d’Amérique et réexportait. La ville était aussi l’ « étape » pour les draps de laine anglais, qu’elle apprêtait et distribuait – notamment vers l’Europe centrale. Cependant, la primauté d’Anvers fut détruite par la guerre. Les Pays-Bas – comprenant le royaume actuel de ce nom, la Belgique et une partie du nord de la France – étaient possession de l’Espagne. A partir de 1566, une rébellion de plus en plus grave éclata contre le régime espagnol – notamment pour des raisons religieuses, car une bonne partie de la population était devenue protestante. Au terme de quatre-vingts ans de combats, les Pays-Bas du Nord – ou Provinces-Unies – conquirent leur indépendance. Ils bloquèrent la côte flamande et l’estuaire de l’Escaut ; le commerce maritime d’Anvers fut détruit.

La fonction d’Anvers fut alors reprise par les Provinces-Unies – et en particulier par la Hollande et la ville d’Amsterdam. La primauté de cette dernière cité fut la conséquence de la guerre de quatre-vingts Ans. Il y eut une migration massive de protestants du Sud vers le Nord, en particulier des marchands et des artisans (notamment des tisserands flamands), qui apportèrent capitaux, savoir-faire, réseaux de relations commerciales. Il vint aussi des Juifs, d’Espagne et du Portugal, et des huguenots français. Cet afflux de capital humain fut le plus important des facteurs d’essor pour la Hollande, et spécialement pour Amsterdam. D’autres facteurs favorables étaient l’abondance et le bon marché des capitaux, la faiblesse de la réglementation corporative, le haut niveau d’alphabétisation ainsi que la tolérance que l’on trouvait aux Provinces-Unies. Par surcroît, les Hollandais étaient à la fois innovateurs et accueillants à l’innovation. Ils améliorèrent beaucoup leur agriculture, qui se spécialisa dans les cultures industrielles et l’élevage laitier. Ils mécanisèrent les scieries et la construction de navires, et s’assurèrent la primauté dans ce domaine – notamment grâce à la flûte. Ils développèrent les techniques de navigation, en appliquant à partir de 1630 les mathématiques aux instruments de navigation. Ils établirent des sociétés par actions (lesquelles étaient transférables), notamment la puissance Compagnie des Indes orientales, la Wisselbank d’Amsterdam, et le système des « prix courants », c’est-à-dire des tables des prix des marchandises échangées sur le marché et des taux de change. Citons également le marché à terme, les options et diverses formes de dérivatifs. La « manie » des oignons de tulipes (1633-37) fut un exemple précoce de « bulle » et de krach sur un marché à terme.

Cependant, il faut aussi tenir compte des politiques agressives que les Provinces-Unies adoptèrent afin d’accroître leur commerce, grâce aux liens étroits entre l’oligarchie qui gouvernait la République et le monde des affaires. Cela dit, la Hollande se distingue comme une économie qui n’était plus avant tout agricole, mais qui était hautement urbanisée, fortement dépendante du commerce et des services internationaux, basée sur l’intermédiation, sur une fonction de collecte et redistribution ; en gros, elle constituait le secteur commercial de l’économie européenne globale. Certains historiens se sont demandés pourquoi la Hollande, où la science et la technologie avaient atteint de hauts niveaux, qui possédait à Leyde la plus grosse concentration d’industrie textile d’Europe, ainsi que diverses autres industries, ne s’était pas lancée dans l’industrialisation à grande échelle. En fait, cela s’explique par plusieurs raisons. Le marché intérieur était étroit et le protectionnisme devait finalement fermer bien des marchés étrangers ; de plus, les prix de revient étaient plus élevés qu’à l’étranger, parce que l’industrie était principalement dans les villes et les salaires élevés, par suite d’une lourde fiscalité indirecte (ainsi les industries intensives en main-d’œuvre ne pouvaient pas soutenir la concurrence anglaise). Il y avait aussi une pénurie d’énergie, car la tourbe n’était pas appropriée aux industries métallurgiques. L’expansion du commerce s’arrêta donc, par suite d’une demande défaillante pendant la « crise du XVIIe siècle » et du protectionnisme à l’étranger. Et le principal facteur de ce déclin fut le poids de la guerre pour un pays petit et surtendu. L’Angleterre et la France étaient toutes deux jalouses de la richesse et de la puissance des Hollandais. Sous l’influence des idées mercantiliste, elles essayèrent de la réduire, par des politiques comme les Actes de navigation anglais de 1651 et 1660, qui privait à priver les Hollandais de leur fonction d’intermédiaires, en réservant aux navires anglais l’essentiel du commerce de l’Angleterre et la totalité de celui de ses colonies, et ensuite par les guerres. Des années 1650 aux années 1670, il y eut trois guerres anglo-hollandaises, dont les deux premières étaient des agressions pures et simples par les Anglais, et dont la troisième (1672), en alliance avec la France, visait à démembrer et détruire les Provinces-Unies. Celles-ci, ensuite, devinrent les alliés, ou plutôt les satellites de l’Angleterre, contre Louis XIV, dans deux guerres extrêmement coûteuses (1689-1713), qui augmentèrent énormément la dette publique du pays, et par conséquent la fiscalité, aux dépens de sa compétitivité.

Comme elle avait trop de capitaux par rapport à ses investissements intérieurs, et des taux d’intérêt peu élevés, la Hollande devint le banquier de l’Europe et exporta beaucoup de capitaux, principalement sous forme de prêts à des Etats étrangers, qui étaient négociés par les banquiers privés d’Amsterdam. Dans les années 1780, les Hollandais achetèrent aussi des fonds d’Etat français. Il y a là un cas intéressant d’accumulation sans croissance et de recherche d’un position rentière.

Le centre de gravité s’est déplacé à Londres. Dès la fin du XVIIe siècle, les Anglais avaient un commerce d’importation et de réexportation de denrées coloniales qui était considérable. D’exportatrice de matières premières, l’Angleterre était devenue exportatrice d’objets fabriqués, importatrice de produits primaires et de denrées coloniales. Il y eut par ailleurs en Angleterre une « révolution financière », qui créa un système nouveau de finances publiques, sur le modèle hollandais. Le cœur en était la dette nationale, dont le service était assuré par une fiscalité assez lourde (principalement indirecte), si bien qu’elle inspirait confiance – malgré son accroissement rapide – et attirait les capitaux. L’Etat fiscalo-militaire anglais disposait du plus efficient système fiscal en Europe. La solidité de ces finances, au cours de guerres « mondiales » menées sans faillite de l’Etat, ni troubles, fut un facteur capital de la montée de l’Angleterre vers le rang de puissance mondiale.

Cependant la primauté de la Grande Bretagne était différente de celles qui l’avaient précédée. Londres était, certes, une grande ville portuaire, mais derrière celle-ci, il y avait un Etat territorial assez vaste, si bien que l’Angleterre put résister, jusqu’au XXe siècle, aux orages militaires et politiques, comme ceux qui avaient auparavant frappé durement des économies commerciales ouvertes, mais petites, telles que Venise, les villes hanséatiques, et même la Hollande. De plus, sa richesse était fondée non seulement sur le commerce, qui est vulnérable, mais sur la supériorité technologique.

On peut ainsi opposer l’Angleterre et la France. Cette dernière était plus vaste et plus peuplée. Elle peut, en fait, avoir souffert de surpeuplement relatif, mais elle était l’Etat le plus puissant d’Europe. Elle avait, d’autre part, la plus grande économie. Pourtant, elle ne parvint jamais à la primauté économique. La monarchie absolue, qui limitait les libertés économiques et politiques, une mentalité anticapitaliste, qui était répandue à la fois dans les élites et dans la masse, ainsi que la longue série de guerres contre des voisins agressifs – l’Angleterre, les Habsbourg d’Espagne et d’Autriche, plus tard la Prusse – sont autant de facteurs explicatifs de cette faiblesse.

Notons en dernier lieu que le capitalisme n’était pas nettement plus avancé dans l’Europe du Nord protestante du XVIIe siècle qu’il ne l’avait été dans la catholique Italie du XVIe. Il y eut imitation et transfert plutôt que mutation.

L’Europe orientale

Le principal facteur d’arriération était que l’Europe de l’Est fut envahie et subjuguée par des conquérants non européens, dont elle ne fut libérée qu’au bout de plusieurs siècles. L’orthodoxie, qui dominait en Russie et dans les Balkans, inculquait à ses fidèles une mentalité conservatrice, hostile à tout ce qui était nouveau et étranger. De plus, elle ignorait la séparation des pouvoirs spirituel et temporel, ce qui conduisit à un régime d’autocratie.

L’invasion mongole avait détruit l’Etat russe de Kiev (1241), avec ses villes prospères et, pendant plusieurs siècles, les vastes plaines de la Russie du Sud furent aux mains de la « Horde d’Or », de nomades mongols et tatars. La Russie ne devint un pays européen qu’après qu’elle eut conquis les pays baltes au début du XVIIIe siècle ; la fondation de Saint-Pétersbourg, sur le golfe de Finlande, en 1703, fut un tournant. De plus, Pierre le Grand avait entrepris d’ « occidentaliser la société russe, d’en haut et par la force, ce qui créa une division profonde entre des élites occidentalisées (qui adoptèrent les modèles de consommation de l’Ouest) et les masses. En fait, et malgré les politiques de « despotisme éclairé » que suivirent certains de ses successeurs (notamment Catherine II), la Russie du XVIIIe resta arriérée. Cet empire n’avait ni paysannerie libre, ni une classe moyenne importante, ni un système juridique favorable à l’entreprise privée.

L’Europe avait souffert d’autres pertes sérieuses sur son flanc sud-est, dans les Balkans, par suite de l’avance irrésistible des Turcs ottomans à la fin du Moyen Age et au XVIe siècle. Ils détruisirent le royaume de Serbie à la bataille de Kossovo (1389) et écrasèrent une armée de croisés venus d’Occident à Nicopolis (1396). Ils se tournèrent ensuite contre les restes de l’empire byzantin et en 1453 s’emparèrent de Constantinople (qui fut renommée Istanboul). Au XVIe siècle, les Turcs conquirent la plus grande partie de la Hongrie (Buda fut prise en 1541), ainsi que la Roumanie, la Crimée, une partie de la Russie du Sud. En 1683, ils vinrent assiéger Vienne. Mais après 1600, il est vrai, la décadence de l’empire ottoman commença, cependant qu’en technologie militaire, les Européens l’emportaient de plus en plus.

Il existe une légende noire à propos de l’empire ottoman. En fait, il n’obligea pas les peuples qu’il avait soumis à se convertir à l’islam, si bien que la grande majorité des habitants des Balkans resta chrétienne. D’un autre côté, le régime turc était brutal, exigeant sur le plan fiscal. Seule une agriculture de subsistance pouvait survivre dans un Etat prédateur, qui absorbait tous les surplus pour financer son armée et sa bureaucratie. Pourtant, le régime ottoman acceptait les marchands et les navires occidentaux dans ses ports, et il y avait une certaine activité commerciale interne, largement aux mains des juifs, des Grecs et des Arméniens.

Un autre facteur majeur de l’arriération de l’Europe de l’Est était le « second servage » — dont la Russie souffrit gravement, elle aussi. Alors qu’à l’ouest de l’Elbe, les paysans étaient des hommes libres depuis les XII-XIIIe siècles, et beaucoup étaient tenanciers héréditaires, donc propriétaires de facto de leur modeste tenure, l’Europe du centre-est était soumise au système appelé Gutsherrschaft. Il s’agissait de grands domaines seigneuriaux, dont une grande partie était une réserve, divisée en grandes fermes, cultivées grâce aux corvées dues par les serfs. Ce système était relativement nouveau. De plus, à la fin du XVe siècle, et au début du XVIe, les diètes polonaises limitèrent les libertés personnelles des paysans, notamment le droit de quitter leur village, et fixèrent à un jour par semaine le minimum légal des corvées.

On parle donc de second servage, système qui fut contre-productif dans le long terme, car il conduisit à la régression économique, ou au moins à sa stagnation. Il rendit la main-d’œuvre immobile, la paysannerie pauvre et passive ; il entrava aussi l’essor des villes et d’une classe moyenne. Cette « reféodalisation » fut souvent encouragée et soutenue par les princes, qui utilisaient les grands propriétaires comme agents de leur pouvoir. Cette sujétion fut achevée au XVIIIe par Catherine II, qui fut portée aux nues par les intellectuels d’Occident, comme la « Sémiramis du Nord ». En fait, elle acheva la construction d’une monarchie autocratique et despotique.

Une basse productivité et ses conséquences

L’agriculture avait encore, bien évidemment, la primauté. L’industrie, elle, restait étroitement liée à l’agriculture. Et comme les hommes et les animaux fournissaient aussi une grande partie de l’énergie qui était utilisée, E.A. Wrigley a fort bien qualifié d’ « organiques » les économies pré-industrielles. Comme les villes avaient plus de décès que de naissances, l’augmentation de leur population n’était possible que grâce à un afflux constant d’immigrants, venus des campagnes. De fait, la population était en mouvement, et la vieille idée que les paysans étaient immobiles est complètement fausse.

Par ailleurs, ces économies pré-industrielles ne disposaient que d’une basse productivité, spécialement de la main-d’œuvre, qui était, d’une façon générale, non qualifiée, non instruite et, souvent, incapable de travailler sérieusement pour cause de sous-alimentation. A la fin du XVIIe, en Angleterre – pourtant plus prospère que le reste de l’Europe – la moitié de la population ne pouvait pas survivre grâce a ses propres ressources et devait être secourue par l’assistance publique ou la charité privée. La situation était particulièrement fâcheuse dans le secteur vital de l’agriculture. Les techniques agricoles et l’outillage étaient rudimentaires et changèrent peu au cours de cette longue période. Les araires en bois ne faisaient qu’égratigner le sol. On semait à la main et à la volée, ce qui entraînait du gaspillage. Les rendements étaient faibles et irréguliers, d’une année sur l’autre. A contrario, en Ile-de-France et dans les Pays-Bas (notamment la Flandre, le Brabant et la Hollande du Nord), la demande d’une population urbaine croissante intensifia la demande et stimula des améliorations progressives des techniques agricoles. Dès le XIVe siècle, des cultivateurs pratiquaient une culture dérobée de haricots ou de pois dans des champs qui auraient été auparavant laissés en jachère. Autour de Paris, de grosses fermes virent de jour (souvent plus de 200 hectares), véritables usines à grains à hauts rendements, qui produisaient aussi fourrage, paille et viande pour la capitale. Les rendements furent améliorés grâce à des pratiques très simples : une culture plus intensive, avec de nombreuses façons, un désherbage des champs, l’introduction de plantes qui fixent l’azote dans le sol, un bétail plus nombreux.

Quant à la productivité du travail, elle augmenta bien moins, aux Pays-Bas, que les rendements, parce que la quantité de terre disponible par actif agricole était faible ; et dans de nombreuses régions, elle baissa probablement, quand la population augmenta. En revanche, l’Angleterre avait l’avantage d’une moindre densité de la population, et la productivité du travail peut avoir augmenté de plus de 60% entre 1650 et 1800, cependant que la production de grains augmenta régulièrement après 1500.

Les rendements étant faibles, les terres arables devaient être presque toutes consacrées aux céréales panifiables. Comme les gens voulaient en manger, le blé progressa, mais on le cultivait surtout en Europe méridionale et au nord sur les sols fertiles, comme ceux du bassin parisien et de la ceinture de loess en Europe centrale.

Par suite de la primauté des céréales, il n’y avait pas beaucoup de fourrage pour nourrir des animaux : ceux-ci pâturaient dans les prairies naturelles, sur les chaumes après la récolte, dans les jachères, sur les terrains communaux. En conséquence, le nombre des animaux était relativement faible ; de plus, ils étaient de petite taille et maigres. En conséquence, on manquait de fumier, si bien que les rendements étaient médiocres, et qu’il était nécessaire de laisser en jachère un an sur deux ou trois, afin que la fertilité du sol se reconstituât. La production s’en trouvait restreinte.

Pourtant, l’agriculture ancienne n’était pas incapable de changer. Ainsi l’Europe adopta de nouvelles plantes cultivées et de nouveaux animaux domestiques, qui venaient d’Asie au Moyen Age, d’Amérique ensuite : le riz, les oranges, les haricots, les tomates, le tabac, le maïs et la pomme de terre, etc.

En revanche, l’industrie avait des artisans dont le savoir-faire très sophistiqué est resté sans égal, mais ils travaillaient surtout dans le petit secteur des articles de luxe, et pour la plupart des biens de consommation, les techniques de production étaient souvent grossières et conformes à une routine inchangée. La technologie existante ne permettait pas d’économies d’échelle. Le capital circulant était beaucoup plus important que le capital fixe, dont l’industrie – et surtout l’industrie domestique – n’avait guère. La circulation physique était lente, irrégulière, soumise aux caprices du temps, et donc en grande partie saisonnière. Les coûts des transports étaient élevés, surtout par terre, si bien que l’on utilisait bien des rivières qui semblent maintenant non navigables.

Bien que la participation au marché ait certainement augmenté à partir du XVe siècle, l’économie de marché ne s’était pas pleinement développée et bien des producteurs, surtout dans l’agriculture, n’y étaient impliqués que de façon marginale.

Une faiblesse sérieuse était certainement que, sauf en Angleterre, il était rare que les grands propriétaires s’intéressent à l’amélioration de leurs domaines ou y investissent ; ils cherchaient seulement à en obtenir le revenu le plus élevé possible. Quant aux paysans, ils pouvaient se montrer économiquement rationnels, mais, pour la plupart, ils étaient trop ignorants et trop dépourvus d’informations, trop pauvres aussi, pour vouloir ou pouvoir améliorer leur petite ferme, à l’exception d’un petit nombre de grands fermiers « capitalistes », qui étaient orientés vers le marché, qui avaient du capital et du matériel, et qui étaient les agents du progrès.

Cette période fut, par ailleurs, marquée par l’essor d’Etats absolutistes. La « révolution militaire » du XVIIe siècle aggrava les choses à cet égard : les armées permanentes en temps de paix et leur renforcement en temps de guerre accrurent fortement les dépenses militaires. En tout cas, les déficits budgétaires étaient fréquents (voire la règle), les emprunts également et les « banqueroutes » n’étaient point rares.

D’ailleurs toutes les politiques économies suivies à l’époque étaient inspirées par le mercantilisme – idéologie fondamentalement pessimiste. Elle considérait le commerce mondial comme invariable, comme « un jeu à somme zéro », si bien qu’un pays ne pouvait s’enrichir qu’aux dépens des autres. De plus, elle posait que l’intervention de l’Etat était nécessaire pour empêcher l’économie nationale de s’affaiblir, et notamment la « balance commerciale » de devenir défavorable. Au XVIIe siècle, le protectionnisme se répandit et devint plus systématique, si bien que l’intégration internationale des marchés fut restreinte et que l’Europe devint une mosaïque de marchés protégés. Ces politiques furent soit inefficaces (les gouvernements n’ayant pas les moyens de les appliquer), soit contre-productives. Comme Smith l’avança plus tard, les intervention de l’Etat eurent un effet plutôt négatif, d’autant plus qu’elles aboutirent souvent à une coopération entre l’Etat et des groupes de pression d’hommes d’affaires en quête de positions rentières.

Max Weber accorda une importance toute particulière à la Réforme calviniste dans l’avènement de l’idée de progrès. Sa thèse a été récemment réhabilitée par David Landes. Le calvinisme généralisa parmi ses fidèles les vertus de rationalité, d’ordre, d’assiduité, de ponctualité, de productivisme – qui avaient été rares auparavant. Mais il possible de soutenir une optique inversée, en disant que la nouvelle religion attira le genre d’hommes – commerçants, artisans – dont les valeurs personnelles les portaient déjà à travailler dur et à avoir le sens des affaires. De plus, tous les pays protestants – y compris les calvinistes – n’ont pas réussi économiquement. La population de l’Angleterre était en grande majorité anglicane, et sa « divergence » économique n’est franchement apparue qu’un siècle après que ses souverains lui eurent imposé brutalement le protestantisme. Et pour l’Ecosse calviniste, il fallut attendre deux siècles un véritable éveil économique.

North et Thomas ont eu raison de souligner le rôle des institutions et des droits de propriété. Les pays européens n’avaient pas l’organisation économique efficiente qui est la clef de la croissance et qui se rencontre seulement quand les droits de propriété sont tels qu’il vaut la peine de s’engager dans une activité productive pour la société (1). Des réseaux complexes de privilèges gênaient le développement de marchés libres et flexibles, et ils encourageaient les monopoles. L’étude de J-J. Rosenthal de deux provinces françaises, la Normandie et la Provence, montre qu’avant la Révolution de 1789, les plans d’assèchement et d’irrigation et, de façon plus générale, l’investissement dans l’agriculture furent paralysés par les coûts de transaction élevés pour de telles améliorations, par suite notamment d’interminables litiges à propos de droits de propriété, et parce qu’une décentralisation excessive du pouvoir judiciaire favorisait les intérêts particuliers. Dans d’autres Etats, la protection des personnes, des biens, des contrats, n’était pas pleinement garantie, les souverains pouvaient changer unilatéralement en leur faveur les droits de propriété. La Hollande et l’Angleterre furent des exceptions : elles établirent des institutions favorables au progrès économique et furent ainsi les premiers pays à briser le cercle vicieux qui avait fait obstacle à la croissance.

Pièges malthusiens

La population tendait à augmenter plus vite que la production de subsistances, cependant que les tenures des paysans devenaient de plus en plus petites, ce qui entraînait une baisse de la productivité du travail et donc du niveau de vie. Par conséquent, les économies étaient exposées à des accidents graves et l’expansion ne pouvait être que temporaire. En tout cas, après les vastes défrichements qui avaient été réalisés aux XIIe et XIIIe siècles, il ne restait plus guère en Europe occidentale de terres qui pouvaient être mises en culture, et une densité élevée de population avait été atteinte. Par conséquent, vers 1300 – et même plus tôt – en dépit des progrès technologiques qui avaient été réalisés, les rendements moyens devinrent décroissants, car on mettait en culture (notamment en assolement triennal) des sols pauvres, et l’étendue des pâturages diminuait ; et bien entendu la productivité de la main-d’œuvre déclina. A la fin du XIIIe siècle, en Angleterre, beaucoup de terres arables ne recevaient pas assez d’engrais, ne se « reposaient » pas assez, étaient trop travaillées – en un mot, elles s’épuisaient et les rendements diminuaient. La sous-alimentation peut avoir favorisé la diffusion d’autres maladies, et de fortes densités de population, en particulier l’entassement des habitants des villes, le manque d’hygiène, la prolifération des rats et des puces (vecteurs de la peste) facilitèrent la contagion.

L’Europe, vers le milieu du XIVe siècle, était prise dans un état statique malthusien, dans lequel l’expansion ne pouvait se poursuivre, qu’une « correction » devait intervenir. Mais un facteur exogène et fortuit la rendit beaucoup plus meurtrière qu’un simple piège malthusien : la peste noire, à la fois bubonique et pulmonaire, qui tua près du tiers de la population de l’Europe : 25 millions de personnes sur un total de 80. Cette chute dramatique de la population provoqua une dislocation de la vie et une dépression économique qui dura loin dans le XVe siècle. Beaucoup de terres marginales furent abandonnées et des milliers de villages furent désertés et « perdus ». Les prix et les fermages baissèrent en gros de 50%, mais les prix des grains baissèrent plus fortement, si bien que les cultivateurs convertirent les terres arables en pâturages, et les premières clôtures de champs ouverts furent réalisées, afin de faciliter l’élevage du bétail. D’un autre côté, il y avait pénurie aiguë de main-d’œuvre, si bien que les salaires nominaux – et réels – augmentèrent brutalement.

Après 1450, en revanche, commença une nouvelle et longue période d’expansion, peut-être au départ une « récolte de l’adversité », le produit des efforts déployés pour lutter contre un contexte hostile. Le commerce augmenta fortement, ainsi que la production d’articles manufacturés. Des terres qui avaient été abandonnées furent remises en culture.

Cependant, il arriva finalement que la production de subsistances traîna derrière la population croissante ; la productivité de la main-d’œuvre dans l’agriculture diminua. Ceci explique l’essor des exportations de grains des pays de la Baltique vers l’Europe méridionale et occidentale, et également la forte inflation du XVIe siècle.

Dans ces conditions, beaucoup d’historiens ont vu le XVIIe siècle comme une période sombre pour l’économie européenne, dont le produit total peut avoir diminué. Cependant, il ne faut pas être trop pessimiste. En 1700, la population totale de l’Europe était plus élevée qu’en 1600. Malgré les guerres entre la France et les « puissances maritimes », le commerce avec l’Amérique progressa : le tonnage marchand du port de Saint-Malo, qui était actif dans le trafic avec l’Espagne et ses colonies, doubla entre 1664 et 1683. A partir du début du XVIIIe siècle (en gros après 1720), il y eut reprise, puis expansion. Mais le mouvement fut le plus marqué dans des régions qui avaient gravement souffert au XVIIe. En Espagne, malgré une augmentation de la population, le PIB par tête peut avoir progressé de 20% entre 1750 et 1800. Il y eut des progrès technologiques dans l’industrie, cependant que les banques de Bruxelles et d’Anvers nouaient des liens avec les marchés monétaires d’Amsterdam. En Allemagne et en Bohème, la proto-industrialisation s’étendit. En Russie, les terres du Sud furent colonisées. Quant à la France et à la Grande-Bretagne, leurs innombrables châteaux qui datent du XVIIIe siècle, des villes comme Bordeaux, Bath, la « ville nouvelle » d’Edimbourg prouvent nettement que ces pays s’enrichissaient et connaissaient une « révolution de la consommation ».

Cependant, à a fin du XVIIIe, l’Europe était à nouveau menacée, parce que sa population augmentait trop vite, comme Malthus l’affirma en 1798 dans son Essai sur le principe de population. Cependant, en France, d’après des estimations récentes, la production de grains augmenta au XVIIIe, au même rythme que la population. Et si la mauvaise récolte de 1788 contribua à la chute de l’ancien régime, il n’y eut ni famine, ni crise de mortalité en 1789. G. Grantham ne voit aucun symptôme d’un système démographique « à haute pression » dans la France d’avant la Révolution et il conclut que le verdict de la cliométrie, sur l’idée que la France du XVIIIe siècle souffrait de surpopulation, est : « pas de preuve ».A contrario, Wrigley et Schofield considèrent qu’il y avait un réel danger que la Grande-Bretagne tombe dans un piège malthusien.

Cette fois cependant, l’Europe devait échapper aux griffes de ce piège, grâce aux révolutions agricoles et industrielles. Si bien que l’Europe n’a connu, du Moyen Age au XVIIIe, que des crises de courte durée – en gros une fois par décade, lorsque le mauvais temps (en général des pluies excessives) provoquaient une forte baisse des rendements en grains et des récoltes. Le prix des grains montait très fortement, poussé en plus par la spéculation et par la panique de gens ignorants qui craignaient manquer de pain. Ces hausses de prix pouvaient être de 80% en quelques mois ; elles étaient disproportionnées avec la baisse des récoltes qui, en général, n’était que de 20 ou 30%. En général, ces crises courtes étaient suivies d’une récupération assez rapide, grâce aux mécanismes d’autorégulation – notamment l’abaissement de l’âge du mariage. Il n’y a pas de corrélation directe entre mauvaises récoltes et crises démographiques. La pénurie de subsistances n’entraînait en fait un accès de mortalité que quand des épidémies éclataient.

De fait, la guerre a joué un rôle majeur, mais longtemps négligé, dans les fluctuations démographiques et économiques, au moins jusqu’à la fin de la guerre de Succession d’Espagne (1713). Certes, le nombre de tués au combat était relativement faible, mais beaucoup de soldats mouraient de maladies. C’était les populations civiles qui souffraient le plus, bien qu’on ait cessé de massacrer les civils après le milieu du XVIIe siècle. Mais le passage et le logement des troupes avaient des effets désastreux dans les campagnes : les militaires mangeaient les réserves des paysans (y compris les semences pour la prochaine saison), ils tuaient les animaux domestiques et le bétail, ils incendiaient les maisons. Beaucoup de paysans se réfugiaient dans les villes fortifiées, où l’entassement provoquait des pénuries et des épidémies.

De la croissance, après tout

De fait, les salaires réels évoluaient en sens inverse de la population : leur hausse résultait souvent d’un accès de mortalité, non point d’une meilleure productivité ; ils peuvent avoir atteint leur maximum au début du XVe siècle, quand la population était au point le plus bas.

Cependant, cette conception est trop pessimiste. Le modèle malthusien doit être nuancé, et on doit surimposer sur les cycles malthusiens des épisodes « boserupiens » (2), durant lesquels la croissance de la population eut des effets positifs, car elle provoqua des changements technologiques et des gains de productivité. L’essor de l’industrie rurale réduisit le chômage saisonnier et améliora la productivité annuelle des travailleurs. Par ailleurs, la Peste noire elle-même ne détruisit pas les connaissances, la technologie, l’infrastructure, les institutions qui avaient été édifiées. Le progrès est d’ailleurs évident du point de vue qualitatif. Il y eut une amélioration progressive du logement, une véritable « révolution de la consommation » : un accroissement de la gamme et de la valeur des meubles et autres objets d’usage quotidien, qui appartenaient à des ménages des classes moyennes et particulièrement de nouveaux articles : commodes, miroirs, objets de services de table en faïence et en porcelaine, etc. Il est fort possible, néanmoins, qu’une bonne partie de la population n’ait profité que peu ou prou de la croissance, en raison d’une aggravation des inégalités de richesse et de revenus, en particulier dans les villes. Il est vrai que les structures économiques de l’Europe n’étaient pas radicalement différentes de celles des siècles antérieurs, si bien que le XVIIIe siècle fut plutôt l’apogée des économies d’Ancien Régime que l’aurore d’une ère nouvelle – sauf en Grande-Bretagne, où un processus révolutionnaire avait commencé dans l’agriculture au XVIIe siècle et démarrait dans l’industrie au milieu du XVIIIe.

L’âge de l’industrialisation

La Révolution industrielle permit à l’Europe d’échapper au piège malthusien. Elle est d’abord – et au sens strict – un changement radical dans la technologie et l’organisation de la production d’articles manufacturés. Mais, par lui-même, ce changement eut des conséquences pour le reste de l’économie, notamment parce que le secteur industriel eut une croissance plus rapide que les autres (notamment que l’agriculture), lesquels subirent d’ailleurs des transformations sérieuses. Il y eut des structures, redistributions des ressources ; un type nouveau d’économie fut créé, qui n’était plus essentiellement agricole. Il s’agit d’un processus d’inventions, liées par de nombreux liens vers l’amont, vers l’aval, horizontaux et transversaux – plus des effets de démonstration. En plus, certaines inventions (comme la machine à vapeur, qui était destinée d’abord à pomper les eaux infiltrées dans les mines), qui furent réalisées pour une fin spécifique, devinrent utilisables à beaucoup de finalités différentes. Un moment essentiel, dans les années 1780 et 1790, fut la jonction de deux grands sous-systèmes d’innovation technologique : celui des machines textiles, d’une part, celui des industries minières et métallurgiques, d’autre part, qui avait produit machine à vapeur. La transition d’une économie « organique » à une économie « minérale », qui utilisait l’énergie en réserve depuis des centaines de millions d’années, signifiait que l’expansion pouvait être, pendant longtemps, presque sans limites. Par conséquent, E.A. Wrigley a placé cette transition au cœur de la Révolution industrielle qui, non seulement eut la houille comme combustible, mais est inconcevable sans elle.

Cette période fut également caractérisée par des innovations en matière d’organisation : l’apparition du Factory System. Contrastant avec les petits ateliers de l’industrie traditionnelle, une usine rassemble dans les mêmes bâtiments un grand nombre de machines et de travailleurs ; elle a une source unique d’énergie (normalement une machine à vapeur) ; la division du travail et un processus unifié de production, basé sur les machines, y règnent.

Le stock de capital fixe reproductible augmenta seulement un peu plus vite que la population. Néanmoins, l’accumulation du capital reste un aspect central de la Révolution industrielle, car bien des innovations technologiques ne pouvaient avoir d’influence que si elles étaient incorporées dans des biens de production nouveaux. En gros, les biens de production et les articles semi-finis venaient d’entreprises intensives en capital, centralisées, mécanisées, alors que la plupart des biens de consommation (vêtements, chaussures, meubles, aliments) étaient produits par des travailleurs à domicile ou dans de petits ateliers. Ce n’était pas un facteur de stagnation, car on ne doit pas du tout identifier petite entreprise et arriération ; la capacité des premières à innover est évidente durant la Révolution industrielle, ainsi que leur aptitude à la « spécialisation flexible ».

Inventions et innovations économisaient de la main-d’œuvre et elles provoquèrent de fortes augmentations de la productivité du travail. L’exemple le plus frappant est celui des machines à filer : vers 1800 un ouvrier travaillant avec une mule produisait dans sa journée autant de filés de coton que 300 ou 400 personnes en avaient filé avec des rouets 40 ans auparavant. Les firmes innovatrices furent donc à même de produire meilleur marché que leurs concurrents traditionnels (qui restaient, par exemple, au rouet ou à la fonte au charbon de bois) et de les éliminer.

Dans un environnement concurrentiel, la baisse des coûts et des prix obligeait les entrepreneurs à rechercher sans relâche de nouveaux gains de productivité, grâce à des innovations dans la technique ou l’organisation. De plus, elle élargissait les marchés : les cotonnades avaient été des articles de luxe au XVIIIe siècle ; au XIXe, elles furent portées surtout par les gens modestes. De nouveaux articles apparurent dès la fin du XVIIe et par la suite une gamme croissante et finalement énorme de biens de consommation nouveaux fut créée. A long terme, l’offre créa sa propre demande.

La Révolution industrielle constitue le début de la « croissance économique moderne » telle que l’a définie S. Kuznets, c’est-à-dire une croissance continue, se soutenant elle-même, du produit par tête d’habitant, qui contraste avec les progrès lents et hésitants, que nous avons observés dans les économies préindustrielles. Certes, les fluctuations économiques ne disparurent pas, mais elles furent en général moins violentes. La Révolution industrielle n’est pas un épisode avec un commencement et une fin ; il est vain de rechercher son terme, car son essence est que le changement révolutionnaire, une fois commencé, devint la règle pour les économies qu’il affecta. C’est pourquoi les concepts d’une seconde, d’une troisième révolution industrielle ne sont pas convaincants : la révolution qui commença au XVIIIe siècle s’est poursuivie depuis lors, elle continue sous nos yeux. Il y eut simplement, aux XIXe et plus encore au XXe, institutionnalisation de l’innovation, à mesure que les connaissances scientifiques étaient de plus en plus appliquées à la technologie.

La révolution industrielle se place donc du côté de l’offre et la technologie en est le moteur. J. Mokyr souligne à cet égard que la technologie est cruciale, en tant que source majeure de la hausse de la productivité. Cette conception est aussi en accord avec la nouvelle théorie de la croissance, qui voit le progrès technologique comme endogène et le place au centre du processus. C’est également la thèse de D.C. North, selon lequel la Révolution industrielle créa une courbe élastique d’offre de connaissances nouvelles, qui incorpora la croissane au sein du système économique.

Pourtant, le concept même de Révolution industrielle a été récemment contesté. Il n’y aurait eu aucun changement soudain : au cours du XIXe siècle, le PNB de la Grande Bretagne augmenta à un taux de 2 ou 2,5% par an, le produit par tête à 1-1,5% par an, ce qui est modeste.

On peut donc accepter une conception gradualiste de la Révolution industrielle, qui conduit à rejeter l’idée d’un cataclysme. Mais il y eut, néanmoins, une révolution qui doit être réhabilitée, comme Maxine Berg et Pat Hudson l’ont écrit. Ce phénomène mérite d’autant mieux son nom qu’il est aussi bien quantitatif que qualitatif. Même si leur diffusion fut souvent lente (sauf pour les machines à filer le coton), leurs effets limités pendant longtemps, les macro-inventions du XVIIIe siècle étaient révolutionnaires, parce qu’elles transformèrent la nature de l’économie, parce que le changement – et un changement irréversible – devint la norme plutôt que l’exception. Il y eut une discontinuité au XVIIIe siècle, une percée historiquement unique. Le transfert de main-d’œuvre et d’autres ressources de l’agriculture vers les autres secteurs où la productivité était plus élevée, ne fut rendue possible que par d’importantes améliorations dans la productivité de l’agriculture, qui brisèrent la corrélation positive rigide qui avait régné entre la croissance de la population et la hausse des prix.

Cela étant, plutôt que de parler de Révolution agricole, très critiquable car cette « révolution » fut lente, très lente, il convient plutôt de parler de « culture de l’amélioration ». Beaucoup de grands propriétaires étaient soucieux d’améliorer leurs domaines, notamment en les louant à des fermiers efficients ; mais les régisseurs et les gros fermiers furent, eux aussi, des pionniers du changement. D’Angleterre, l’agriculture modernisée revint sur le Continent au XIXe siècle, mais elle n’affecta pas de vastes régions de l’Europe avant le XXe. Les changements vinrent essentiellement de l’adoption de nouvelles plantes cultivées – la pomme de terre bien entendu, mais surtout des légumineuses (trèfle, luzerne, sainfoin, navets, etc.), qui fournissaient du fourrage et aussi fixaient l’azote dans le sol et lui restituaient sa fertilité. Ces plantes furent utilisées dans des assolements nouveaux et souvent complexes, si bien que la jachère pouvait être abolie. De plus, un nombre plus élevé d’animaux (de qualité améliorée, grâce à la reproduction sélective) pouvait être nourri et produisait donc plus d’engrais (et, bien entendu, plus de viande, de lait, de peaux, de laine, etc.). Et à partir du milieu du XIXe siècle, on utilisa de plus en plus des engrais artificiels. Les pénuries de subsistance, qui, dans le passé, avaient arrêté, de façon répétée, la croissance économique disparurent. Le piège malthusien avait été déjoué. C’était cependant sur un plan plus mondial que national. Le piège malthusien fut évité grâce à des importations croissantes de denrées alimentaires, qui pouvaient être payées par des exportations d’articles manufacturés et qui étaient transportées à bon marché sur de longues distances grâce à la « révolution des transports » — aux chemins de fer et aux navires à vapeur. Grâce aussi, bien entendu, au développement des pays neufs tels que les USA et le Canada.

Notes

1 : Venise fut le premier Etat à adopter en 1474 une loi sur les brevets industriels.

2 : Du nom de l’économiste Ester Boserup. Les Pays-Bas méridionaux, à la fois au XIIIe siècle et au XVIe siècle, sont un épisode de ce genre, une déviation du modèle malthusien : grâce à une productivité accrue dans l’agriculture et à des importations de grains, la population et les salaires augmentèrent en même temps.

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