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Comment s’est formée la pensée occidentale ?

Une approche libérale de l’histoire des idées politiques

lundi 1er septembre 2008

C’est un manuel. Mais un manuel qui tranche résolument avec la tradition des manuels universitaires français des cinquante dernières années.

Des manuels quasi exclusivement marxistes

Regardez attentivement ce qui est offert aux étudiants en matière d’histoire des idées politiques. Vous constaterez que la plupart des manuels sur le marché sont encore aujourd’hui quasiment tous marxistes. La raison en est relativement simple. Ce n’est pas seulement que les intellectuels, depuis cinquante ans, sont majoritairement de gauche. C’est aussi une conséquence de la difficulté d’un tel travail. On n’écrit pas un tel manuel tous les ans. Il faut des années. Parfois toute une vie. Il n’y a que très peu d’auteurs qui se lancent dans une telle aventure. Les manuels ne reflètent donc les évolutions de la pensée qu’avec un assez grand décalage.

Cette domination du marxisme sur l’enseignement de l’histoire des idées politiques est profondément préoccupante car, à moins de vous engager dans une carrière d’intellectuel – ce qui ne concerne qu’une minorité d’individus -, c’est entre 15 et 25 ans que se forme et se structure la pensée. Une fois dans la vie active, une fois devenu fonctionnaire ou cadre d’entreprise, c’est avec ce stock acquis dans votre jeunesse que vous allez vivre. Le contenu des manuels est donc une question hautement stratégique pour qui s’intéresse à l’avenir des idées dans son pays.

Le manuel que je vous présente ce soir est révolutionnaire en ce sens que, comme vous vous en doutez, il n’est pas marxiste du tout. C’est une mise en perspective du mouvement des idées politiques depuis 5 000 ans dans une optique libérale. Dans notre contexte français, cela reste malheureusement toujours profondément révolutionnaire.
Je viens de dire " …depuis 5 000 ans ". Je n’ai pas cité ce chiffre au hasard. Nous touchons là à un autre aspect également révolutionnaire, à sa façon, de ce manuel. L’histoire des idées politiques, en France, est enseignée dans deux grands types d’institutions : d’un côté les facultés de philosophie ; de l’autre les facultés de droit et les instituts de sciences politiques qui y sont liés.

Les manuels marxistes émanent quasiment tous d’auteurs qui enseignent dans les facultés de philosophie. Il faut toutefois noter à la décharge de cette auguste corporation que, comme il s’agit de gens dont le métier est de réfléchir sur les principes et les fondements de la pensée, on y est tout de même aujourd’hui de plus en plus rarement marxiste. Souvent, ce sont les anciens marxistes, les anciens maoïstes les plus radicaux qui, désormais, nous offrent la critique la plus radicale des idées marxistes. Les hommes ne sont donc plus marxistes, mais les manuels, en raison de leur durée de vie, à cause de leur renouvellement très lent, restent essentiellement marxistes.

Ce n’est pas en faisant du droit public qu’on apprend à connaître Aristote

Ils présentent l’histoire comme un mouvement allant des ténèbres vers la lumière. Les ténèbres, c’était l’Ancien régime. La lumière, c’est le socialisme. Tout ce qui vient entre n’est qu’une étape qu’il faut franchir le plus rapidement possible. Tout ce qui touche à la pensée de la démocratie dite libérale est condamné d’avance. On n’y consacre au mieux que quelques pages. Prenez par exemple le célèbre manuel de Touchard, traduit dans toutes les langues. L’auteur consacre 50 pages à Marx, 30 à Hegel, mais une page seulement à Locke. C’est tout à fait caractéristique. Hobbes est un peu mieux traité : une page et demie. Il faut dire qu’aux yeux des marxistes, Hobbes a l’avantage de se faire l’avocat du tyran, mais il partage le même vice rédhibitoire que Locke d’appartenir à la catégorie des individualistes. Avec une telle vision de l’histoire, ce qui compte, ce qui est important, c’est le terme final, le point d’arrivée. On y trouve quand même quelques chapitres sur les grands grecs : Platon, Aristote ; parce qu’ils font traditionnellement partie du Panthéon des philosophes. Ces chapitres sont d’ailleurs plutôt bons, absolument pas marxistes. Mais plus on approche des temps modernes, plus on prend le train, et plus le train se met à rouler de plus en plus vite en direction du socialisme.

Les manuels qui sortent des facultés de droit sont différents. L’histoire des idées politiques est une matière obligatoire en première année. Cela fait un marché conséquent. On y trouve donc beaucoup plus de manuels. On ne peut pas dire que leurs auteurs soient particulièrement marxistes (lorsqu’ils le sont, ce sont généralement les pires, parce qu’ils le sont sans le savoir). Ils se situent plutôt à droite. Les philosophes ont au moins un mérite : ils savent ce qu’est le doute. Lorsque le doute se met de la partie, il croît et embellit. Et c’est ainsi que certains se retrouvent ultra-libéraux. Mais ce n’est pas quelque chose qui risque d’arriver aux juristes. Ce sont des gens qui n’aiment pas tellement réfléchir aux principes. Leur métier est d’appliquer les principes. Ils connaissent les principes mais, à la différence des philosophes, ne pratiquent guère l’art de la pensée critique. Par ailleurs, les auteurs sont des juristes généralement formés au droit public, qui appartiennent à la corporation des " publicistes ", comme on dit dans la profession. Donc des gens qui s’intéressent particulièrement à l’Etat et à ses mécanismes.

Par définition, ils se sentent beaucoup plus à l’aise dès lors que l’Etat existe. C’est à dire, en gros, à partir de Charles V. C’est leur grand homme. Le premier à établir un rituel du sacre bien établi, bien clair. Le premier à disposer d’un système d’impôt bien rodé., d’une véritable administration. Les choses sérieuses commencent avec lui. Leurs ouvrages sont donc très bons pour toute la période qui court de Charles V à aujourd’hui. Comme ils ont été formés à la vieille pensée humaniste, ils considèrent qu’ils est tout de même important d’ouvrir leurs manuels par l’histoire des idées sous l’Antiquité. Ils s’arrêtent sur la période romaine. Mais le problème est qu’en réalité il n’y connaissent rien. C’est très clair. Ce n’est pas en faisant du " droit public " qu’on apprend à connaître Platon ou Aristote. Généralement ils ne connaissent pas le grec. Alors que font-ils ? Ils copient. Ils se copient et recopient les uns les autres. Résultat : des chapitres au mieux nuls, au pire ridicules, pleins d’erreurs, traduisant une méconnaissance totale du sujet qu’ils sont censés enseigner. De plus le style en est le plus souvent inintelligible. Ils ne connaissent rien à Platon ou Aristote ; cela ne les intéresse pas ; mais ils se croient obligés d’y consacrer tout de même un chapitre. Quant à tous ceux qui ont précédé Platon, n’en parlons pas… C’est de la reproduction de cinquième, sixième ou même septième main… Ils n’en disent rien qui ait un sens.

" Je crois au progrès… "

En rédigeant cet ouvrage, j’ai voulu corriger ces deux défauts. J’ai cherché à faire un ouvrage qui ne soit pas marxiste, qui soit politiquement équilibré quand il s’agit des temps modernes, sans être ignorant de tout ce qui s’est passé sous l’Antiquité, ni au Moyen âge.
A cela s’est ajouté une autre idée. Il y a déjà longtemps que je voulais décrire l’émergence de la société libérale et démocratique moderne. J’avais conçu un premier projet, avec les Presses Universitaires de France. On avait même signé un contrat pour un livre qui devait traiter de l’émergence de " la société ouverte ". Il devait comporter trois volets : l’un consacré à René Girard, le second à Karl Popper, et le troisième à Hayek. Comme la partie portant sur Hayek s’est transformée en un livre à elle toute seule, ce projet a finalement été abandonné. Mais je restais frustré de cette idée de montrer comment s’est développée, comment est apparue la Modernité.

C’est un sujet qui me fascine car je crois au progrès, sans être progressiste au sens de la gauche. Je vous rappellerai à cet égard quelques faits qui m’impressionnent toujours.
L’humanité existe depuis trois millions d’années au moins. Elle a vécu de chasse et de cueillette pendant la quasi-totalité de ces trois millions d’années, avec une population oscillant entre trois millions et dix millions d’individus, selon un sinusoïde caractéristique de la démographie des espèces animales qui vivent elles aussi de chasse et de cueillette. La population croît tant qu’il reste quelque chose à cueillir ou à chasser. Lorsque tout a été cueilli ou tué, la démographie s’effondre parce qu’il n’y a plus rien à manger. Les proies en profitent alors pour se multiplier à nouveau, les plantes repoussent. La population de l’espèce prédatrice recommence à augmenter. Tel est le rythme que l’humanité a connu pendant la plus grande part de ces trois millions d’années. Puis, un jour, l’humanité a inventé l’agriculture, l’élevage, l’artisanat. Elle s’est sédentarisée, en créant des villes et des villages. C’est la révolution du Néolithique. Environ douze mille ans, seulement. Soit dix mille ans avant JC. Cette nouvelle manière d’exploiter l’environnement, ce nouveau rapport à l’environnement est tellement efficace que la population passe à 250 millions, soit entre 25 et 50 fois plus que le nombre d’humains à l’époque du Paléolithique.

Je trouve cela fascinant. L’environnement n’a pas changé. Le climat, la nature n’ont pas changé. L’espèce humaine elle-même n’a pas changé. On le sait de manière certaine : l’homo sapiens sapiens n’a pas évolué biologiquement depuis à peu près 200 000 ans. La même espèce, dans le même environnement, se multiplie ainsi par 50 ! C’est prodigieux ! Qu’est-ce qui a changé ? L’organisation sociale…

Prenons maintenant la période qui s’étend du Néolithique jusqu’au 18ème siècle : la population augmente, mais peu à peu, très doucement. Puis, à partir du milieu du 18ème siècle, se produit une extraordinaire explosion démographique qui nous amène en à peine plus de deux cents ans de 650 millions d’individus à 6 milliards. Là encore, sans que l’espèce humaine ait enregistré le moindre changement biologique, et sans que son environnement naturel ait lui aussi changé. Un nouveau seuil a été franchi. On a un véritable phénomène " d’émergence ", le terme employé par les théoriciens de l’évolution. Une émergence de même nature par exemple que l’apparition du premier tissu photosensible qui a donné les yeux. Quand ce tissu apparaît, les proies voient désormais leurs prédateurs et peuvent donc leur échapper, cependant que les prédateurs voient les proies et peuvent mieux leur courir après et les attraper. Les animaux qui, dans la lutte pour la survie, se sont retrouvés pourvus de ce nouveau tissu photosensible ont acquis un tel avantage sur les autres espèces que cette innovation s’est finalement généralisée (par l’ extinction des espèces non pourvues). Si je fais référence à ce détail de l’évolution biologique, ce n’est pas par hasard non plus. Mais parce que Hayek lui-même a comparé l’émergence de ce qui s’est passé à partir du 18ème siècle à l’invention de la vision. C’est bien plus qu’une simple métaphore : la vision a permis aux espèces animales de voir à distance comme les marchés, à partir du 18ème siècle, ont permis aux habitants de nos sociétés de s’ajuster en permanence, grâce aux systèmes de prix, à de multiples événements se produisant très au-delà de leur zone d’appréhension sensible.

On peut contester l’idée que la démographie soit un bon critère du progrès de l’humanité. On peut considérer qu’être des milliards à vivre très malheureux est une régression par rapport à un âge d’or où nous n’aurions été que quelques milliers à être parfaitement heureux. La discussion est ouverte. Mais comme la caractéristique de l’humanité est de chercher à vivre, le fait qu’elle arrive à vivre en nombre toujours plus grands est tout de même le signe d’un phénomène prodigieux.

Cette émergence est celle des marchés, du marché, de la démocratie libérale dont les étapes sont jalonnées par les révolutions hollandaise, anglaise, américaine, française. L’explosion démographique est le produit de changements socio-juridico-politiques qui ont libéré la productivité. Comme les hommes préfèrent vivre même pauvres que ne pas vivre du tout, ce surcroît de productivité a d’abord été utilisé à améliorer les chances de survie du plus grand nombre. Jusque là, la démographie était régulée par la famine, les pénuries, les épidémies aussi. La disparition des disettes à permis aux hommes de se multiplier. Ce n’est que dans un second temps qu’ils ont utilisé la productivité qui continuait à augmenter non plus à se multiplier, mais à consommer, à vivre mieux à nombre égal. Plus récemment cette commotion démographique s’est transmise au Tiers monde. Celui-ci est encore dans une phase où les hommes préfèrent se multiplier que vivre mieux. Mais cette explosion de la population du Tiers monde ne s’est produite qu’à partir du moment précis où lui aussi fut touché par la civilisation ; c’est à dire à partir du moment où son économie a commencé à s’intégrer dans la division internationale du travail.

Pour moi, l’humanité n’est pas un système fermé. Je ne doute pas de la réalité même du Progrès. La question est cependant de comprendre comment et pourquoi celui-ci a explosé à partir du moment où ont émergé les institutions qui, en gros, sont celles des démocraties libérales. S’agissant d’une histoire des idées politiques, ma préoccupation était de montrer comment sont apparues les institutions qui ont rendu possible ce progrès de l’humanité. Celles-ci sont apparues de manière spontanée. De ce point de vue je suis en plein accord avec Hayek. Je crois cependant que beaucoup de gens font un contresens lorsqu’ils interprètent l’idée hayékienne d’évolution spontanée comme un processus qui se déroulerait de manière automatique, sans la moindre intervention de la pensée et de la volonté humaine. Hayek dit explicitement le contraire. Il est vrai que l’évolution n’est pas entièrement le fruit de la pensée. Le modèle cartésien est faux. L’histoire n’est pas le produit d’un processus où la pensée se donnerait des modèles que la volonté serait ensuite chargée d’appliquer à la réalité. En réalité, il y a co-évolution de l’esprit et de la société. Ce qu’Hayek nous explique est qu’au fur et à mesure que certaines réalités apparaissent, qui n’avaient été prévue ni voulues par personne, il y a des esprits qui en prennent conscience, qui essaient de les comprendre et de les formaliser, pour ensuite orienter l’action humaine d’une façon telle que des processus qui, au départ, s’étaient en quelque sorte trouvés libérés un peu par hasard, sont ensuite exploités pour être accélérés et facilités.

Le modèle cartésien est faux

Prenez par exemple la fameuse loi Le Chapelier sur les corporations. Elle n’a été rendue possible que parce que, auparavant, la pensée économique des physiocrates avait démontré que les alliances de producteurs étaient néfastes pour le bon fonctionnement des marchés. Voilà un cas où on a à l’origine un phénomène spontané, qui est compris par la pensée, et où celle-ci est ensuite utilisée pour modifier les institutions de façon à obtenir des décisions qui favorisent la poursuite et l’expansion du processus. D’autres réalités vont alors émerger en conséquence du déroulement de ce processus ; à nouveau il y aura d’autres gens pour les penser, pour les critiquer, et des hommes, des acteurs juridiques ou politiques pour agir en conséquence.

Voilà le schéma général de la réflexion qui a guidé la réalisation de cet ouvrage. Restait toutefois un dernier problème à régler : celui du point de départ. Quand on entreprend de raconter une histoire, il faut savoir par où commencer. Traditionnellement les manuels font commencer l’histoire des idées politiques aux penseurs grecs. En particulier à Platon, à cause de sa " République ", le premier livre de quelque longueur qui expose une théorie politique que l’on ait jamais conservé. Mais le caractère traditionnel de ce point de départ ne pouvait suffire pour justifier que je fasse de même. Depuis un siècle, en particulier au cours des dernières cinquante années, les progrès en histoire et en archéologie ont été tels que nous avons désormais une connaissance des sociétés antérieures à la société grecque qui n’a plus rien à voir avec celle qui s’imposait au moment où ont été rédigés les premiers grands manuels d’histoire des idées politiques. La connaissance de la préhistoire a fait des progrès fantastiques. Je pense par exemple aux progrès extraordinaires fait dans la connaissance d’un certain nombre de langues écrites comme le sumérien, le crétois ou encore l’étrusque. Nous avons désormais accumulé un savoir sur les sociétés antérieures à la Grèce qui autorise l’historien des idées politiques à se demander s’il ne lui faudrait pas commencer son récit beaucoup plus tôt.

Personnellement, voici le raisonnement qui m’a guidé dans la recherche de ce point de départ. Pour qu’il y ait un début de l’histoire des idées politiques, me suis-je dit, il faut qu’il y ait au moins deux choses. Il faut d’abord que l’objet de cette science existe. Et ensuite que le sujet de cette science existe également.
Quel est " l’objet " de la science politique ? C’est la " Polis ", c’est à dire l’Etat. Certains anthropologues pensent qu’il y a de la politique même dans les sociétés sans Etat. C’est le cas de Georges Ballandier, auteur d’un ouvrage d’anthropologie politique. Il interprète les conflits de pouvoirs et palabres dans les sociétés africaines comme une forme de politique. Il a parfaitement le droit d’y croire. On peut définir les termes comme on le désire. Mais je pense que c’est un choix méthodologique qui prête à confusion dans la mesure où en l’absence d’Etat il me paraît difficile qu’il puisse y avoir un discours sur l’Etat, ou sur les rapports à l’Etat. Dans ces sociétés, non seulement il n’y a pas d’Etat, mais il n’y a pas non plus de discussion qu’on puisse qualifier de " politique ". On y discute ou délibère sur ce qu’il convient de faire : partir à la chasse dans une direction à droite, ou à gauche ; faire la guerre ou pas la guerre à la peuplade voisine… mais ce ne sont pas des discussions qui portent sur l’organisation sociale en tant que telle. Il me semble qu’on ne peut parler d’idées politiques que là où il y a une organisation centralisée de la société qu’on appelle l’Etat. Et qu’il n’y a pas de politique là où il n’y a pas d’Etat.

Or on sait aujourd’hui à quelle date, et en quel lieu l’Etat a pris naissance. Au cours de la seconde moitié du quatrième millénaire avant JC. Le lieu : la Mésopotamie, puis, immédiatement après, l’Egypte. Par ailleurs, l’anthropologie nous enseigne que l’émergence de l’Etat n’a pas empêché de nombreuses sociétés sans Etat d’exister quand même, jusque y compris de nos jours avec certaines peuplades d’Amazonie ou de Papouasie. Dans ce dernier pays, il existe encore de vraies sociétés qui sont très rarement visitées par des hommes de l’Etat, et qui vivent à bien des égards sans rapport réel avec l’Etat. Le phénomène de l’Etat n’est donc pas universel, il n’est pas coextensif au phénomène de la société. On ne peut donc commencer un récit des idées politiques qu’à partir du moment où l’Etat paraît, là où il paraît.

Il n’y a pas de politique là où il n’y a pas d’Etat

Mais cela ne suffit pas. Encore faut-il, comme je l’ai dit, que le sujet de la science politique soit lui aussi présent. Prenez les textes égyptiens. On y trouve une représentation du pouvoir. Mais ce sont toujours des relations religieuses qui expliquent, par exemple, pourquoi le Pharaon doit régner, ce qu’il doit faire, les rites qu’il doit observer, etc. Ils ne remettent jamais en cause ces principes. Toutes les sociétés antérieures à la société grecque sont des sociétés magico-religieuses fondées sur le rite sacrificiel et le mythe qui le justifie. Ce mythe lui-même n’est jamais remis en question par une pensée critique. Par ailleurs, ce sont des sociétés dans lesquelles le mythe explique indistinctement l’ordre cosmique et l’ordre social. On n’y fait pas de distinction entre les deux. Ce sont les mêmes événements originaires qui expliquent que le soleil et la lune sont au milieu du ciel, que la terre est entourée de mers, ou que Pharaon est devenu le dieu-Etat. Par conséquent, il serait aussi fou de remettre en cause le fait que Pharaon dirige l’Etat qu’il le serait de remettre en question le simple fait que le soleil est au milieu du ciel. L’homme qui s’y risquerait serait perçu par les autres comme un cinglé – à la manière de celui qui, aujourd’hui, clamerait du haut d’un immeuble qu’il va se jeter dans le vide et voler comme un oiseau : on appellerait immédiatement les pompiers ; il serait interné car, pour nous, il faut véritablement être fou, au sens propre du terme, pour penser outrepasser les lois de la nature qui nous paraissent intangibles. Dans les sociétés fondées sur le rythme du Nil, il en allait de même de toutes les lois sociales. Celui qui les remettait en cause était perçu par les autres comme un fou, un fou dangereux parce qu’il risquait d’attirer la colère des dieux.

Dans de telles sociétés, il ne peut pas y avoir de " politique " au sens d’une discussion sur les règles sociales, puisque celles-ci sont imposées de manière transcendante par le mythe. L’idée même d’une science politique est une idée qui ne peut tout simplement pas survenir dans un tel univers de nature magico-religieuse. Et d’ailleurs, comme par hasard, on ne l’y a jamais vu survenir. On pourrait penser que, peut-être, un jour, découvrira-t-on un papyrus qui contiendra la théorie politique d’un auteur égyptien dont les travaux auraient précédé " La République " de Platon. On n’en a jamais découvert. Et je pense, personnellement, qu’on n’en découvrira jamais parce que, compte tenu de ce que je viens de vous dire, c’est impossible.

C’est seulement à partir des grecs que l’on assiste à l’émergence d’une pensée rationnelle et scientifique. La naissance de la rationalité est liée à l’émergence de la Cité. Elle est née aux alentours du 12ème siècle avant JC, à la suite d’une série de catastrophes qui ont donné lieu à une formidable régression qu’on appelle " le moyen âge grec " : l’écriture disparaît, la population régresse des deux tiers. C’est l’époque où la civilisation mycénienne disparaît. Les vieilles monarchies de type mésopotamien (ou égyptien) qui existaient en Grèce s’effondrent. Les grecs n’arrivent plus à les reconstituer parce que la religion sur laquelle elles étaient fondées a elle-même été détruite par l’invasion des doriens. Comme ils n’arrivent pas à se mettre d’accord, les grecs sont obligés de recourir à un pouvoir pluraliste. Ils sont contraints de discuter entre eux pour refonder un nouvel Etat. Des auteurs ont clairement montré comment de cette nouvelle nécessité de discuter sur l’Agora résulte les deux innovations essentielles que sont la LOGIQUE d’une part, et la RETHORIQUE d’autre part.

Les grecs ont inventé la politique

Si vous prenez la parole dans une assemblée, et que n’importe qui peut également intervenir pour vous contredire, vous ne pouvez obtenir l’adhésion de ceux qui vous écoutent que si vous avez par avance réfuté toutes les objections possibles. Vous êtes obligé de justifier tout ce que vous dites en vous référant à des faits connus de tous, donc objectifs, et de présenter votre thèse comme en découlant de manière logique. Ceux qui l’emportent sont ceux qui respectent le mieux cette contrainte. Une assemblée n’est pas un ordinateur. Lorsqu’on travaille sur un ordinateur, on peut présenter les arguments dans n’importe quel ordre. L’ordinateur retiendra toujours la force logique des arguments : même si vous commencez par un argument très fort et finissez par un argument très faible, l’ordinateur donnera la priorité à l’argument le plus fort parce qu’il est programmé pour cela. Dans une assemblée, les choses ne se passent pas de la même façon. Si, pour prouver une thèse, vous commencez par énumérer les arguments les plus forts, et finissez par les arguments les plus faibles, après avoir parlé pendant deux heures d’affilée, il est vraisemblable que vous n’aurez pas convaincu grand monde. Le doute l’emportera chez vos auditeurs. Pour emporter une décision, il faut toujours terminer par l’argument le plus fort. Les grecs ont ainsi été les inventeurs de la rationalité. Ils ont été les premiers à se dégager du poids de la mythologie et à penser les affaires de la cité de manière rationnelle et scientifique. Ils ont bel et bien inventé " la politique ", m’offrant ainsi le point de départ que je recherchais.

Tout ce premier volume, qui vient de paraître, est consacré aux grecs, ainsi qu’aux apports romains et biblique. En effet, qu’est-ce que l’Occident ? Sinon une synthèse, une hybridation imparfaite mais néanmoins réelle de trois sources spirituelles bien identifiables, que l’on peut caractériser chacune par un trait précis. L’apport grec et l’apport romain se sont, bien sur, mutuellement influencés. L’apport biblique s’est fait de façon beaucoup plus indépendante – bien qu’il y ait des contacts entre la tradition biblique et le monde grec dès le 3ème siècle avant JC. En se christianisant, l’empire romain importe l’apport biblique. Mais il n’en fait pas encore réellement la synthèse. La raison vient de ce que l’Eglise des premiers siècles vit comme si la fin du monde était proche. Les premiers chrétiens n’ont aucunement l’intention de christianiser le monde, ni de transformer l’empire romain. Ils n’oseraient pas. Pendant tous ces premiers siècles, sauf dans Saint Augustin, on ne trouve encore aucune véritable synthèse entre la pensée juridico-politique des grecs et des romains, et la pensée chrétienne. Il y a coexistence, une certaine influence, c’est tout. Par exemple, dans le Code de Justinien on trouve une législation qui concerne les hôpitaux. Or, les hôpitaux, c’est typiquement une idée d’importation chrétienne. Comme les orphelinats. C’étaient des notions qui étaient étrangères aux romains.

Ma thèse, comme celle d’Harold Berman dans un livre qui est un pur chef-d’œuvre : " Law and Revolution ", est que cette synthèse n’est arrivée que beaucoup plus tard, à l’époque du Moyen Âge classique, entre les 11ème et 13ème siècle, sous l’influence de l’Eglise romaine, à l’époque où elle construit le droit canon. Le droit canonique qui voit alors le jour – et qui constitue la matrice dont est sortie notre conception moderne du droit – représente une synthèse, au sens fort du terme, entre une inspiration biblique, un langage et des techniques qui sont celles du droit romain (dont l’Eglise de Rome favorise alors la redécouverte après la catastrophe des grandes invasions qui ont fait régresser l’Occident pendant cinq siècles).

Les grecs ont inventé la liberté

Quel était l’apport clé de chacune de ces traditions ? L’apport grec, tout d’abord. Fondamentalement, c’est l’idée de " liberté sous la loi ". L’idée de " Rule of Law ". Hérodote l’exprime fort brillamment dans son récit des guerres avec les Perses. Quelques milliers de grecs ont mis une formidable raclée aux envahisseurs perses pourtant beaucoup plus nombreux, parce qu’ils étaient mieux organisés. Le Roi de Perse s’étonne de ce que les grecs qui n’ont aucun roi puissent faire preuve d’une telle supériorité d’organisation. Hérodote répond que s’il en est ainsi c’est parce qu’ils obéissent à des magistrats, qu’ils obéissent à la loi, et qu’ils forment donc un peuple d’hommes libres. Des magistrats qui ne sont pas des rois mais qui tiennent leur pouvoir de la loi. Quand on obéit au magistrat, explique-t-il, on n’obéit pas à la personne du magistrat, mais à la loi. Et la loi est égale pour tous. C’est cette thèse qu’adoptent les grecs dès l’émergence de la Cité. On retrouve incontestablement chez eux l’idée que lorsqu’il y a "isonomia ", c’est à dire lorsqu’il y a égalité de tous devant la loi, les hommes sont " libres " parce qu’ils savent ce qu’ils peuvent faire et ne pas faire s’ils ne veulent pas être exposés à la contrainte de l’Etat ou des autres. Si je respecte la loi, jamais je ne serai en conflit ni avec les autres, ni avec l’Etat. Comme la loi est négative, qu’elle ne dit pas ce que je dois faire, mais uniquement ce que je ne dois pas faire, je peux faire ce que je veux, donc je suis libre. Là se trouve la grande découverte, la grande innovation des grecs. Ils avaient compris que la loi a pour vertu de rendre les gens libres puisqu’elle rend possible le règne d’une coexistence pacifique, en délimitant clairement " le mien " et " le tien ". " Rendre à chacun le sien " est une formule juridique romaine célèbre, mais est en fait reprise du grec. Comme la loi distingue clairement " le mien " et " le tien " , elle rend désormais possible une coopération sans conflits, sans chevauchement ni empiètement de chacun sur le domaine, la propriété d’autrui. Comme l’Etat ne peut plus nuire qu’en fonction de la loi, puisque le magistrat ne doit observer que la loi, il ne peut plus arbitrairement s’emparer des biens ni de la liberté de quelqu’un qui respecte la loi. Autrement dit, les grecs ont vraiment inventé la liberté. C’est un événement considérable. La liberté comme cette autre face de la loi.

Mais les grecs n’ont pas poussé très loin l’élaboration du contenu de la loi, et cela pour des raisons que je n’ai comprises qu’après beaucoup de travail. Les grecs vivaient dans des cités séparées où le droit était largement coutumier parce qu’il était connu de tout le monde. Lorsqu’on vit dans de petites communautés urbaines de 3 000 ou 5 000 habitants tout au plus, la coutume est quelque chose que chacun connaît. Les grecs ont ressenti le besoin de donner une expression écrite aux lois fondamentales. C’était l’une des grandes revendications démocratiques de l’époque. Lorsque la loi est écrite elle ne peut plus être manipulée par les dirigeants. L’écriture rend la loi objective. Mais ils ne sont pas allés très au-delà.

C’est alors qu’interviennent les romains. Leur rôle va être de développer à tel point le rôle de la loi, de rentrer à tel point dans l’élaboration de tous ses détails que toutes les virtualités de liberté et d’efficience, donc de croissance, qui étaient présentes en germe dans la société grecque vont se trouver sublimées, surmultipliées, exponentiellement développées et exploitées par les romains.
Là encore il faut en rechercher la raison précise. Elle vient de ce que les romains ont très directement hérité du modèle de la cité grecque. C’est ainsi que se fait l’évolution : quand une civilisation laisse émerger une invention qui n’a aucun précédent, elle est très vite imitée par les autres qui font ainsi l’économie des siècles mis à la développer. Parce qu’on y est généralement plus jeune, moins enfermés dans des routines, l’innovation va être poussée beaucoup plus loin. On a souvent vu dans le cours de l’histoire de l’humanité un foyer de civilisation, qui jaillit, des sociétés périphériques qui se rapprochent et s’éclairent au feu ou à la lumière de ce foyer, et qui ensuite avalent le foyer parce qu’elles sont devenues plus fortes que lui. L’Amérique est un beau cas de ce genre.

Rome a été créé par les étrusques qui, eux-mêmes, avaient été colonisés par les grecs. Puis ils ont conquis le monde. Je ne m’attarderai pas sur les détails de cette conquête, ni sur ses raisons. Mais dès lors qu’ils ont conquis le monde – la troisième guerre punique date de 150 avant JC : ils ont conquis tout l’ouest de la méditerranée, et ils commencent à régresser -, cela implique un Etat qui règne sur une multiplicité d’ethnies différentes. La république romaine est en quelque sorte le premier grand état pluriethnique du monde. L’Empire était un Etat commun à plusieurs ethnies. Dès lors, très vite, ils ont dû trouver les moyens de gérer les litiges entre des gens ressortissants de leur juridiction, mais appartenant à des ethnies différentes. Il y avait un droit romain comme il y avait un droit dans chaque Cité grecque, mais celui-là était encore fortement ritualiste ; le Digest rapporte plein d’exemples de gens ayant perdu leur procès parce qu’ils ne connaissaient pas les formules rituelles. Aussitôt qu’un étranger avait un litige avec un Romain, s’il venait plaider devant un juge romain, il était perdant à tous les coups.

L’apport de Rome

En l’an 242 avant Jésus-Christ, les Romains ont alors pris une décision qui a joué un rôle essentiel dans l’histoire de l’émergence de la civilisation. Une décision à caractère réellement prophétique. Au sens le plus fort du terme . Au sens Bergsonien du terme : un élan vital qui s’ignore lui-même sur le moment…. Ils ont créé la fonction de Praetor Peregrinus, de préteur pérégrin.
Le préteur était le magistrat chargé de dire le droit, de recevoir les plaintes des citoyens et de désigner un juge, le magistrat ne jugeant pas lui-même. Les romains supportaient de plus en plus mal de voir les gens vider leurs querelles entre eux car ils craignaient que cela ne dégénère en bagarre générale. Il y avait donc une pression de plus en plus forte pour que les adversaires portent leurs affaires devant le préteur. Son rôle était de qualifier l’acte qui lui était soumis en fonction de la loi et de désigner un juge. Mais la loi appliquée était celle des Quirites – c’est à dire le droit ethnique des romains, le droit de la cité de Rome. Ce droit, comme tous les droits archaïques, était très largement rituel. Il fallait dire des formules, faire des gestes. Si les plaideurs ne respectaient pas très exactement les formules le procès était nul.

L’intégration dans l’empire d’un nombre croissant d’étrangers ayant des querelles entre eux posait un problème. Ou bien les querelles impliquaient des personnes qui ne connaissaient rien au droit romain (un gaulois avec un syrien, un espagnol, ou un illyrien – le " kosovar " de l’époque) ; et on ne pouvait pas l’appliquer. Ou bien le conflit impliquait un romain, et alors l’iniquité était trop évidente : le romain connaissait les bonnes formules et était sur de l’emporter par rapport à l’étranger. C’est pour cela qu’a été créée la fonction du préteur " peregrinus ", le préteur des étrangers. On peut supposer qu’au début ce n’était pas un poste très prestigieux – le préteur " peregrinus " était en quelque sorte celui spécialisé pour arranger les chamailleries entre familles de gens que, probablement, il méprisait . On lui a donné le pouvoir de ne pas appliquer le droit romain écrit, mais de se contenter d’arranger les choses au mieux. Non pas en rompant avec tout aspect formaliste, mais en l’autorisant à qualifier les actes, ou à reformuler les déclarations rituelles dans des termes qui puissent être compris tant par le gaulois, l’illyrien que le syrien. Donc dans des termes très abstraits, puisque pour être comprise à la fois des uns et des autres il fallait que la formule juridique ne fasse référence à aucune institution précise (par exemple un dieu romain, au Sénat ou toute autre institution romaine). Or cela correspond à peu près à l’époque où les romains ont conquis la Grèce et, à cette occasion, découvert le stoïcisme et la doctrine stoïcienne selon laquelle il existerait un droit naturel universel.

D’un côté, les jeunes magistrat romains – comme Cicéron – avaient des contacts avec les philosophes grecques qui leur enseignaient l’existence d’un droit naturel universel. Mais, de l’autre, ils étaient confrontés aux problèmes posés par le " droit prétorien " - c’est à dire le droit créé par les prêteurs. Chaque année le préteur devait se faire élire au cours d’élections où il avait des concurrents. Une fois élu, il avait le droit de reprendre les formules de ses prédécesseurs, mais aussi d’en supprimer et d’en ajouter . Le droit subissait ainsi une influence concurrentielle : était élu le jeune candidat à la préture qui semblait le mieux en mesure de régler les litiges et les conflits en élaborant des formules efficaces. S’il était persuadé qu’il existe un droit naturel commun aux syriens et aux illyriens, aux gaulois et aux romains, il pouvait essayer de l’exprimer en recherchant des formules qui y collent de plus près. Ainsi entrait en jeu un processus qui permettait d’échapper au caractère particulariste du droit de chaque ethnie et de se rapprocher d’un droit naturel qui soit compris par tous et favorise une coopération pacifique entre tous…. Voilà ce qu’ont fait les romains.

Comment le droit mène à la propriété et à la personne.

La période qui va en gros de 200 avant JC jusqu’à 200 après JC est à tous égards une période extraordinaire : celle où, à travers l’élaboration du droit romain, se met en place la matrice d’où jailliront un jour tous les droits occidentaux ultérieurs. C’est alors que sont inventées toutes les grandes catégories juridiques : biens meubles et immeubles, personne, société, contrat, achat, vente, prêt, gage… Tous les termes du droit commercial et du droit civil ont été inventés par les romains au cours de cette période extrêmement créatrice et féconde de quatre cents ans.

Quelle est la caractéristique de ce droit ? C’est, fondamentalement, comme je l’ai déjà mentionné, un outil qui permet de distinguer le " Mien " du " Tien ". Mais dans des cas de plus en plus difficiles et subtils. Pas seulement dans une situation d’échange entre deux personnes. Mais dans des cas de biens immatériels par exemple ; des cas de biens qui se divisent et se réunissent après toute une série de mutations impliquant des héritages, des créations de sociétés puis leur dissolution, ou encore le cas particulier de la femme qui apporte une dote puis divorce… A l’issue de toutes ces mutations, de plus en plus complexes, qu’est-ce qui est encore " Mien ", qu’est devenu ce qui est " Tien " ? Avec le droit grec, il n’y avait aucun moyen d’y voir clair. C’est le droit romain, beaucoup plus subtil, qui a apporté les moyens de s’y retrouver. Les romains ont inventé les moyens juridiques qui ont rendu possible une définition du " mien " et du " tien " qui résiste au temps, qui reste objectivement discernable sur de longues, voire de très longues périodes de temps. Ma thèse est qu’en apportant cela ils ont inventé rien moins que l’Homme, au sens occidental du terme – c’est à dire l’ego, la personne. Le mot " personne " est une innovation romaine. Il vient de Tertullien qui était romain. Ce n’est pas un hasard si ce ne sont pas les grecs qui l’ont découvert.

Prenez des gens qui se trouvent sur une même ligne de départ, puis qui vivent chacun leur vie, se marient, ont des enfants, achètent des biens, s’associent avec d’autres, revendent leurs parts, font des héritages, des dons, des legs, etc. Si à chaque transaction ou mutation, l’on a les moyens de conserver avec précision ce que devient le " mien " et le " tien " de chacun, il en résulte que le " moi " de chacun va se dessiner selon une ligne différente du " moi " des autres. Les uns vont s’enrichir, d’autres s’appauvrir. Les uns auront envie d’acheter une maison, les autres une entreprise. Chacun aura une vie différente. Dans la mesure où le droit garantit qu’il n’y aura jamais confusion du " mien " et du " tien ", le droit apporte également la garantie que l’ego lui-même ne sera jamais confondu avec celui des autres. Parce que " ce que l’ego est " est nécessairement en rapport avec ce qu’il a, ce qu’il est – c’est à dire la somme de son vécu - est lui-même dépendant des formes successives de sa propriété. Ainsi en clarifiant le concept de propriété et en apportant les moyens de la protéger, les romains ont rendu possible l’épanouissement de l’individu.

Terminons par l’apport biblique. Les grecs et les romains ont découvert la rationalité et la justice – en appelant justice le fait de " rendre à chacun le sien ", c’est à dire de respecter le " mien "et le " tien ". Ils ont conçu des outils rationnels permettant d’administrer cette justice. La bible, elle, a apporté une autre forme de justice. Une justice qui ne consistait plus seulement à rendre à chacun le sien, mais " à donner à celui qui n’a pas ". Ce sont les grands prophètes d’Israël qui l’ont apporté. Là encore, il faut en comprendre le pourquoi.

Avec l’apport biblique, une nouvelle conception de la justice

Les hébreux étaient un peuple – les hébreux ne sont pas une ethnie ; c’est un mot commun qui veut dire nomade, avec une connotation quelque peu négative, à la manière d’un peuple de " prolos "… C’étaient les " prolos " du pays de Canaan, en voie de sédentarisation, mais qui restaient toujours des étrangers aux yeux des états installés en Canaan ( des petits états situés entre la Mésopotamie et l’Egypte, et conçus sur le même modèle). Les hébreux étaient en quelque sorte des vagabonds qui, à la différence des autres, n’avaient pas encore leur propre état. Ils arrivent néanmoins à créer une confédération, une forme d’union défensive, et ils aspirent à avoir à leur tour un état. C’est le fameux passage de la Bible où ils demandent un roi. Samuel ne veut pas. Il demande à Dieu. Dieu répond non. Mais les hébreux insistent. Et Dieu leur dit : " on va vous donner un roi ". Mais c’est de mauvais gré, en quelque sorte. Parce que les prêtres d’Israël craignent qu’en s’installant ainsi les hébreux abandonnent la religion de Yahvé.

Donc dès le départ, dès que se constitue cet état, il se heurte à une opposition. L’Etat n’est accepté que comme un moindre mal, que pour des raisons de défense, mais pas comme un but en soi. Cette opposition – la fameuse distinction entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel – n’a alors aucun précédent dans l’histoire. Elle se marque par les extraordinaires querelles du prophète et du roi qu’on trouve dans le Livre de Samuel et le Livre des rois. C’est le prophète qui admoneste David parce qu’il a couché avec la femme du Huttite par exemple. Le prophète affronte le roi parce que, pour lui, dès qu’un état s’installe il en résulte l’apparition de riches et de pauvres. C’est la création de l’Etat qui instaure la division sociale. Le principal reproche concerne le processus d’enrichissement qui accompagne le développement de l’Etat, et conduit à la naissance d’un " establishment " indifférent au sort des plus pauvres, au sort commun du peuple. Lorsqu’ils étaient nomades les hébreux restaient pénétrés d’un esprit essentiellement " égalitaire ". En s’installant, en se dotant d’un Etat, ils cèdent à leur tour à l’inégalité. Comme ce changement s’est fait assez brutalement et de manière somme toute artificielle, qu’il n’a pas été le fruit d’une longue évolution spontanée, la mémoire de la situation antérieure a subsisté chez les intellectuels qu’étaient les prêtres et les prophètes de l’époque.

La justice gréco-romaine consistait à administrer la justice, c’est à dire à réparer les torts commis à l’encontre de quelqu’un. Elle na rien à voir avec un quelconque désir de faire advenir le bonheur universel. Elle consiste seulement à empêcher que la situation empire. Les romains ont une conception du temps – comme tous les anciens – selon laquelle le monde a toujours existé. Il peut y avoir des périodes plus ou moins brillantes, ou plus ou moins difficiles. Des ages d’or et des âges de fer. Mais après n’importe quel âge de fer reviendra un âge d’or, et après l’âge d’or reviendra un âge de fer. Autrement dit, pour les grecs et les romains, la quantité de mal présente dans le monde est constante. Il y aura toujours du mal dans le monde. Par conséquent le but de la justice et le but de l’Etat ne sont pas d’arracher le mal, de supprimer le mal, mais simplement d’empêcher qu’il y en ait plus en arbitrant les conflits.

Le prophétisme hébreux se révolte contre la nature

L’originalité du prophétisme hébreux est d’introduire l’idée que le mal est insupportable. Même si personne ne fait de mal à personne, nous devons nous sentir responsables de ce que certains souffrent. Quand vous voyez quelqu’un mourir de faim devant vous, ce n’est nécessairement pas de votre faute. Cicéron considère qu’il faut quand même lui donner quelque chose, mais à condition qu’il se montre reconnaissant. Si jamais il ne fait pas preuve de suffisamment de gratitude, la prochaine fois il sera normal de le laisses mourir de faim. Le projet des gréco-romains, lié à leur religion, n’est donc pas de modifier le monde, de changer le monde. Il y a un débat, lequel est basé sur la référence à la nature. La nature peut être pervertie, mais on ne va pas la changer la nature, ni se rebeller contre elle. Au contraire le prophétisme hébreux se caractérise par une véritable révolte contre la nature. Il faut évidemment réparer le mal que l’on fait. Mais, même si personne n’a fait de mal à personne , il reste du mal. Et c’est un devoir moral que d’essayer d’y remédier.

Le prophète fait au roi deux reproches. Il lui explique qu’il ne doit pas seulement faire régner la justice, mais également faire advenir une justice nouvelle. On peut appeler cela la " miséricorde " par rapport à la justice. La justice se définit par la formule A = B. La miséricorde par l’idée que " je dois donner plus que ce que je reçois ". La justice est une égalité, une symétrie. La miséricorde est une dissymétrie. C’est ce qui a été remarquablement expliqué par toute la philosophie de Lévinas, en notre siècle. Du coup le pouvoir politique est harcelé par le pouvoir spirituel qui lui répète qu’il ne doit pas laisser les choses en l’état. La légitimité du pouvoir n’existe que si celui qui gouverner retrousse ses manches pour essayer d’arracher tout ce qui reste de mal. " Si tu ne le fais pas, lui dit le prophète, nous te mépriserons ".

Cette pression biblique a été reprise ensuite par le christianisme, amplifiée par le sermon sur la montagne qui va encore plus loin dans le sens des prophètes. Elle est à l’origine de deux apports essentiels à la conception politique occidentale. D’une part l’aspiration au bonheur, conçue comme l’aspiration à une ère messianique, marquant la fin des temps. Du coup, de cyclique qu’elle était chez les grecs et les romains, l’histoire devient orientée depuis une création du monde jusque vers une fin du monde. Moyennant quoi la responsabilité humaine par excellence est de hâter cette fin du monde, cette advenue du bonheur. Il est normal d’être impatient. C’est totalement différent de l’attitude de l’Orient. Il est normal d’être impatient puisque nous sommes sur terre pour préparer le retour du Messie. Qu’on l’attende comme les juifs parce qu’il n’est encore jamais venu, ou qu’on attende son retour comme les chrétiens, il est clair que s’il ne revient pas depuis si longtemps, c’est qu’il a ses raisons. Et ces raisons, c’est que nous n’avons pas fait un monde où il puisse venir régner et habiter. Donc la balle est dans notre camp. A nous de travailler à améliorer le monde.

La seconde chose que la bible ait apporté à la tradition politique est le mépris du pouvoir temporel, sa destitution. Chez les grecs le pouvoir temporel est la chose noble par excellence. Chez les romains aussi. Un aristocrate romain doit se livrer à la vie active, et non pas à la spéculation pure. Il n’a pas le droit de se retirer de la vie politique. Celle-ci est l’occupation noble par excellence. C’est déjà un peu moins vrai avec les stoïciens et l’épicurisme… mais les épicuriens et le stoïciens ne prônent l’abstention politique que lorsque, le pouvoir étant tyrannique, il n’est pas possible de s’en approcher sans s’y brûler. Sinon, on doit y participer. Voyez Sénèque.

Avec les hébreux apparaît l’idée d’un pouvoir de l’état distinct du pouvoir spirituel et placé sous sa surveillance. Babylone est l’incarnation du tout-pouvoir temporel. C’est le règne du péché. Dans un autre admirable livre intitulé " Religion and the rise of democracy ", Graham Maddox a très bien montré que si, dans les temps modernes, la démocratie est née dans des pays protestants, c’est parce qu’on y trouvait la permanence d’une tradition prophétique où l’Etat était toujours suspecté de péché et de crime. Si, pour les anglo-saxons, la démocratie s’identifie avec le contrôle de l’Etat par l’opinion publique, une presse libre, une école libre qui ne dépend pas de l’Etat…c’est parce que l’Etat, laissé à lui-même, ne peut être que Babylone. En France, au contraire, on a sacralisé l’Etat. C’est le pouvoir temporel lui-même qui s’est identifié au pouvoir spirituel.

Voilà les trois éléments grecs, romains et bibliques qui, au terme de nombreuses péripéties sur lesquelles je n’ai pas eu le temps de m’attarder, se sont synthétisés au Moyen âge, entre les onzième et treizième siècles, et seulement en Occident. Tout le christianisme oriental est passé à côté de cette évolution.

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