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Plaidoyer pour un humanisme aristocratique

lundi 14 avril 2003

Le marchand vénisien du 15ème siècle, emblème d’un capitalisme naissant, est un personnage paradoxal. Il évoque un homme chaleureux ayant des amis dans tous les ports méditerranéens et, à l’opposé, un individu cynique et froid, qui ne voit en autrui que le reflet de ses intérêts. Le marchand respecte l’humanité en son ensemble et, dans le même temps, choisit et utilise ceux qu’il connaît pour servir ses propres fins (en l’occurence commerciales). La contradiction peut paraître blessante dans une " société de marché " où une telle figure hante l’imaginaire collectif. C’est en nous penchant sur l’idée même d’échange que nous comprendrons comment le marchand, ce Janus moderne, peut présenter deux visages opposés.

Echanger : à quelle réalité nous renvoie ce verbe ? Il peut s’agir d’un échange de biens matériels lors d’une transaction commerciale. Mais on peut tout aussi bien songer à un échange de services entre deux amis ; ou encore à un échange d’idées au cours d’une discussion. Dans tous les cas, il faut se figurer l’échange comme un flux à double sens qui relie deux individus. L’échange tend un lien solide entre deux être bien distincts, comme une poignée de mains lie momentanément deux marchands. De quelle façon une telle activité nous amène-t-elle à envisager autrui ? L’homme qui conçoit l’essentiel de ses relations sous la forme de l’échange, le marchand, considère-t-il ceux qui l’entourent d’une manière bien particulière ?

Au moment de l’échange, le marchand ne regarde dans son partenaire que le reflet de ses propres intérêts. Il n’est à ses yeux rien de plus qu’un simple outil lui permettant d’accomplir telle ou telle tâche. Comme un tabouret sur lequel on se hisse pour attraper le fruit d’une branche trop haute, le marchand réduit le co-échangeur à un simple point d’appui, à un objet. Cet utilitarisme froid peut paraître immoral ; il est cependant compensé par une attitude bien différente avant et après l’échange.

En effet, celui que le marchand ne fait que croiser, l’étranger, est regardé comme le partenaire d’une éventuelle transaction. Quand notre marchand vénisien rencontre d’autres marchands, qu’il soient de Florence, du Caire ou d’Istambul , il sait que chacun d’eux peut lui apporter quelque chose. C’est cette potentialité d’échange qui les rend " intéressant " en soi. Le marchand est ainsi amené à respecter tous ceux qu’il rencontre en tant que pure possibilité d’échange. De son égoïsme découle un humanisme, un sentiment positif envers le genre humain. Si le marchand respecte tous les hommes, est-ce à dire qu’il les considère comme tous égaux ?

Le marchand est celui qui a compris que tout inconnu peut lui apporter quelque chose et est par là-même respectable. Mais il sait aussi que tous ne peuvent pas tout lui apporter et que certaines transactions sont plus profitables que d’autres. Un tabouret peut servir à attraper des pommes s’il est placé dans le jardin. Mais on l’utilisera pour accrocher un tableau s’il se trouve dans le salon. Le tabouret en général a une infinité d’utilisations mais chaque tabouret a une utilité limitée qui dépend de sa situation. Il en est de même pour le point d’appui humain : il servira différement en fonction de sa position dans l’espace physique comme dans l’espace social. Ainsi le marchand sait très bien que si son acolyte florentin peut lui apporter le vin sec du continent, seul le turc lui procurera des épices orientales. Tous ont quelque chose à lui apporter mais tous n’ont pas tout. Loin de regarder ceux qui l’entourent comme égaux, il les sélectionnera selon ses propres intérêts. Le marchand établi ainsi une hiérarchie entre les hommes, hiérarchie relative à ses fins. D’où son aristocratisme.

Jusqu’ici on a vu que le marchand n’appréciait en l’Homme que l’inconnu : l’individu incarné révèlant toutes ses qualités est regardé comme un simple objet. Ainsi le secret de l’étranger est bientôt percé : il est réduit à un nom, une adresse, un métier. De là il est ou bien rejeté car jugé inintéressant ou bien accepté et utilisé comme simple moyen. Même si tout homme garde toujours une part de mystère et est par là-même attrayant, l’humanisme mercantile paraît un peu limité. Comment le marchand pourrait-il dépasser son égoïsme individualiste ? Peut-il respecter une personne connue pour elle-même ? C’est ici à la figure de l’associé qu’il nous faut avoir recours. Quand deux marchands ont beaucoup d’intérêts en commun ils décident de mener leurs affaires à l’unisson. Tenus par les liens de nombreuses transactions ils finissent par se rapprocher au point de se confondre : il ne s’agit plus d’une poignée de mains reliant deux individus séparés mais bien plutôt d’une acolade qui fait de deux corps un seul. L’autre n’est plus regardé au travers des intérêts qu’il représente pour nous mais comme une partie de nous même : les deux associés partagent les mêmes intérêts et bientôt la même vie. C’est peut-être dans cette image que l’on trouve le plus juste portrait de l’amitié.

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