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L’intérêt général dans la pratique ultralibérale

mercredi 14 novembre 2007

Un prosélytisme original : la notion de " climat d’idées "

Avant de dresser ce bilan, attardons-nous un instant sur le passage de la philosophie à la politique. D’après Marx, le philosophe ne doit pas se contenter de comprendre la société, il doit aussi la transformer. Ainsi une élite éclairée devait prendre le pouvoir et faciliter la prise de conscience des classes populaires, accélérant ainsi le mouvement historique vers la révolution. Cette idée d’intervention de l’intellectuel sur la réalité sociale se retrouve aussi bien chez Hayek. Mais l’intervention est moins directe : il s’agit, pour les ultralibéraux, de créer un "climat d’idées" au sein du monde universitaire afin d’influencer les conseillers des gouvernements et finalement les hommes politiques eux-mêmes (Hayek : " Si nous voulons conserver notre liberté économique et politique, nous devons diriger nos efforts vers la conversion des intellectuels et des faiseurs d’opinion ").

Par exemple, un certain nombre de travaux historiques ont été menés pour réviser la vue selon laquelle l’émergence de l’Etat serait le fruit de processus historiques nécessaires. Au contraire, d’après les analyses d’Hayek ou de Rothbard (illustrées par les recherches de nombreux auteurs mineurs), l’avancée étatique ne serait que le résultat momentané de la malheureuse idéologie socialiste. Si ce revirement des conceptions historiques est bien moins marqué en France qu’aux Etats Unis, on peut simplement rappeler que l’ouvrage collectif Aux origines du modèle libéral, dirigé par Alain Madelin, a justement pour but de vulgariser une nouvelle histoire " moins marquée à gauche ", c’est à dire de droite.

La stratégie du " climat d’idées ", moins brutale que la prise de pouvoir des intellectuels par la force, a été menée depuis la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’aux années 1980, heure de triomphe des politiques ultralibérales. De la société du Mont Pèlerin constituée en 1947 à la multiplication des "think tanks" anglo-saxons chargés de "constituer un nouveau sens commun", la stratégie ultralibérale s’est peu à peu imposée. Ce n’est qu’avec le doute sur les politiques ultralibérales qu’apporta les années 1990 que l’on commença à dénoncer avec vigueur le réductionnisme de la "pensée unique"…

Mais laissons là la stratégie politique des théoriciens ultralibéraux et intéressons nous à ses résultats —à son succès.

Un prosélytisme efficace : la conversion de la planète

Le laboratoire chilien

Les politiques ultralibérales ont été mises en appplication pour la première fois en Amérique Latine, au Chili, avec l’arrivée au pouvoir du général Pinochet par le coup d’Etat de 1973.

Rappelons brièvement le contexte de cette première application : l’Amérique Latine, et le Chili en particulier, est caractérisée par l’héritage des latifundios. Ce système de grandes propriétés agraires, mis en place progressivement au cours de la colonisation, est à l’origine de l’actuelle inégalité de la répartition des terres. L’inégalité des terres, comme des statuts, est donc profonde en Amérique Latine : tant dans son ampleur que dans son origine, qui remonte "à la nuit des temps" (européens).

Sur ce système agraire inégalitaire est venu se greffer un système démocratique qui a du mal à s’affirmer : malgré tous les signes encourageants on ne peut pas dire que l’Amérique Latine ait une tradition démocratique au sens européen. Les régimes ne sont en fait qu’un modèle de "démocratie dégradée", où le clientélisme et la corruption sont de mise.

Les inégalités dans la répartition des terres, le gangrénage de l’économie par le narcotraficcomme celui de la politique par la corruption ont généré une situation de tension extrême. Outre les violences urbaines, nombres de guérillas se sont développées dans les campagnes. Pour ne citer que les plus célèbres, rappelons le Sentier Lumineux au Pérou (mouvement indépendantiste) et les émeutes du Chiapas au Mexique (réclamant une redistribution des terres).

C’est dans ce contexte latino-américain singulier que le Chili élit en 1970 le président socialiste Salvador Allende. Son gouvernement populaire séduisit la population par son programme appelant une redistribution des terres et une série de nationalisations. Mais le nouveau président n’eut pas véritablement le temps d’aller jusqu’au bout de ses réformes : les Etats Unis, qui n’étaient pas particulièrement favorables à ce programme, faisaient pression sur le pays par le biais de leurs achats de cuivre (dont la place est primordiale dans l’économie chilienne) et de la CIA. C’est finalement en 1973 que le général Pinochet tente un coup d’Etat qui, soutenu par les Etats Unis, aboutit à la prise de pouvoir et à la mort du président Allende. Le programme ultralibéral et le "miracle économique" qu’il promettait pouvait être lancé.

Le mouvement de nationalisations amorcé par l’ancien président socialiste est alors rapidement inversé, de nombreux emprunts sont contractés auprès d’institutions internationales telles que le FMI, la BIRD et la BID. L’Etat doit se retirer progressivement de l’économie (système de santé, transports,… sont rendus à la libre concurrence) et le pays s’ouvre aux capitaux étrangers. Sous l’influence des Chicago Boys et de M. Friedman en particulier, une politique anti-inflationniste est lancée : la stabilité monétaire devient le principal objectif.

La précocité des réformes chiliennes, dont l’exemple sera bientôt suivi par la plupart des pays Latino-américains (nous y reviendrons ci-dessous), en fait un pays phare en matière d’ultralibéralisme. Il sera aussi un des premiers à en subir les conséquences : creusement des inégalités économiques qui accélère bientôt le délitement de l’unité sociale, processus qui ne peut que renforcer le caractère violent du pays.

Le monde anglo-saxon et l’explosion ultralibérale des années 1980

Si le Chili est le premier pays à mettre en place des politiques ultralibérales, la Grande Bretagne et les Etats Unis seront les véritables chantres du modèle. C’est à partir de leur révolution, dans les années 1980, que l’expansion mondiale se fera. C’est sans doute parce que l’ultralibéralisme, qui renvoie à l’individualisme, le rationnalisme économique, la critique de l’Etat et la confiance démesurée dans le marché (cf notre première partie), ne fait que reprendre les valeurs profondes de ces pays (celles des pères fondateurs pour les Etats Unis, une partie des valeurs victoriennes pour la Grande Bretagne), que le modèle s’est implanté assez facilement. Ceci ne signifiant pas une réussite incontestable.

La Grande Bretagne

Comme nous l’avons déjà expliqué, la stratégie ultralibérale s’est étalée sur près d’un demi-siècle : alors que des nationalisations et un programme social somme toute assez osé étaient lancés en 1945, la riposte ultralibérale se préparait dans les coulisses avec notamment la création de l’Institute of Economic Affairs dès 1955 (le plus ancien et sans doute le plus puissants des thinks tanks britanniques). La grande industrie participa activement à la préparation de cette riposte puisque des hommes tels que Anthony Fisher consacrèrent une bonne partie de leur fortune personnelle au financement de telles organisations.

Mais la mise en place du "climat d’idées" ne suffisait pas, encore fallait-il trouver un homme politique susceptible de condenser l’atmosphère ultralibérale afin d’en retirer quelques mesures concrêtes. Aucun homme ne se présentera et ce sera finalement une dame -la dame de fer- qui remplira cette mission. D’origines modestes (fille d’épicière), Margaret Thatcher grandit dans la hantise des mesures prises en 1945 qui finalement nuisaient à ses parents. Après une expérience comme ministre de l’éducation en 1970, elle prend la tête de son parti (Tories) en 1975 et est finalement élue premier ministre en 1979. Ses campagnes reprennent alors de vieux thèmes : effort individuel, libre entreprise et désétatisation, qui n’étaient pas sans rappeler les anciennes valeurs victoriennes.

La politique qu’elle mènera sera elle aussi assez réactionnaire : malgré sa volonté de participer à la construction européenne, elle saura rétablir la force de la livre en jugulant l’inflation, réduire le pouvoir des syndicats au point d’en revenir à une situation comparable à celle d’avant 1906, rendre au domaine privé l’éducation, les télécommunications et bon nombre d’autres secteurs.

Ainsi, la Dame de Fer réussit à faire tomber l’inflation de 13% en 1979 à 4% en 1984. Cet exploit est réalisé notamment grâce au freinage des dépenses publiques : les télécommunications sont ainsi privatisées en 1985 et, pour prendre un autre exemple fameux, les HLM sont progressivement revendues à leurs locataires. Ces mesures rendent sont "règne" assez populaire : elle sera réélue en 1983 et 1987. Le point noir reste tout de même le chômage (qui n’est d’ailleurs pas un point noir pour les ultralibéraux puisque toute économie nécessiterait un seuil minimum pour mieux fonctionner) : sa lutte active contre les syndicats conduit rapidement à une situation de crise puisque le chômage culmine en 1985. C’est finalement quand, en1990, elle étend la poll-tax préalablement testée en Ecosse, qu’elle se heurte à une opposition populaire qui la fera chuter. Mais l’ultralibéralisme lui survivra : son successeur John Major est de la même couleur politique et, aujourd’hui, Anthony Blair, a défini un "nouveau travaillisme" qui se rapproche plus d’un conservatisme modéré que de l’ancien travaillisme.

La décennie dominée par Thatcher a été une application fidèle des idées ultralibérales : son mentor Keith Joseph (ministre de l’éducation puis de l’industrie) avait une activité considérable dans plusieurs think tanks, la lutte contre les syndicats était préconisée par Hayek qui, rappelons le, dénonçait la "démocratie de foire" (c’est d’ailleurs Hayek qu’il s’était exclamé qu’il fallait revenir à la situation d’avant 1906), la maîtrise de la monnaie était directement inspirée par la théorie monétariste de Friedman.

Les Etats-Unis

De l’autre côté de l’Atlantique, Margaret Thatcher était sûre de trouver un appui solide dans la personne de Ronald Reagan. En effet, celui-ci est élu en 1980 et lance aussitôt une série de réformes ultralibérales. Sa pratique est cependant moins pure que celle de son homologue britannique : s’il baisse les impôts en faveur des riches, élève les taux d’intérêts et écrase l’unique grève sérieuse qui marque son mandat (celle des contrôleurs aériens), il ne peut respecter la discipline budgétaire et préfère se lancer dans un keynésianisme militaire : il donne la priorité à la compétition militaire avec l’Union Soviétique. Mais au lieu de nous concentrer sur ces réformes, nous présenterons ici l’idée de Guy Sorman selon laquelle il ne s’agirait que d’un retour aux valeurs des pères fondateurs, "une révolution conservatrice".

L’ère de l’informatique a démultiplié les possibilités de communication : aujourd’hui tout peu aller très vite et monter une entreprise sur le net ne demande qu’un faible investissement financier. Ainsi l’ère moderne, celle du microprocesseur, annonce un "capitalisme sans capitaux" où seuls la libre entreprise et l’esprit d’indépendance comptent. C’est pour cela, d’après Sorman, que les politiques ultralibérales connaissent le succès économique : elles entrent en résonance avec les récentes évolutions technologiques.

Mais l’ultralibéralisme est loin d’être une évolution idéologique récente, conséquence des dernières techniques de pointe. Au contraire, il plonge ses racines au plus profond de l’histoire américaine (profondeur toute relative) et est en parfait accord avec les valeurs des pères fondateurs. Ainsi, contre le mouvement féministe des années 1970, contre le toujours plus d’Etat qui a marqué les Etats Unis depuis Wilson jusqu’à Carter (en passant bien sûr par Roosevelt) ; les années 1980 marquent un retour aux sources : retour en force des traditions familiales et religieuses, chute du féminisme et effondrement de l’alliance entre le syndicalisme et les démocrates. Mais c’est surtout le démantèlement de l’Etat-Providence par Ronald Reagan (qui confie à l’industriel Peter Grace le soin de redessiner un nouveau modèle étatique, inspiré des dernières techniques de management) qui a marqué la décennie précédente. Au welfare state qui revenait à donner aux plus démunis on préfère le workfare state qui consiste a faciliter l’accès à des "petits boulots" mal rémunérés. Plus qu’un virage, c’est un véritable demi-tour que les Etats Unis ont effectué sous la présidence de Ronald Reagan.

Ce demi-tour n’est cependant pas imposé "d’en haut", choix politique arbitraire imposé par quelque technocrate. C’est au contraire la base du pays qui l’inspire : avec le retour en force des conservateurs, c’est l’Amérique profonde qui s’exprime. Ceci expliquerait, toujours d’après Guy Sorman, le succès de la politique économique reaganienne : c’est parce qu’il répond aux aspirations profondes des américains que ses mesures aboutissent.

La montée du conservatisme américain ne doit pas nous masquer l’ascension de partis plus extrémistes qui participent du même mouvement. Ainsi le parti libertarien, fondé en 1972, se vante d’être aujourd’hui le troisième parti américain. Il se situe entre le conservatisme extrémiste et l’anarchisme individualiste. Lancé à New York, il trouve rapidement un électorat en Californie, Alaska, Louisiane, Texas et Nouveau Mexique. En 1992 il recevait près de 4 millions de voix. Les grandes orientations du parti sont :

- réduire la taille du gouvernement et baisser les taxes

- laisser les gens "honnêtes et pacifiques" faire ce qu’ils veulent et vendre ce qu’ils veulent sans harcèlement de la part de l’Etat

- ne confier comme mission à l’Etat que la défense des américains et de leur propriété.

Le parti libertarien, au-delà de ses activités politiques, cherche à théoriser ses objectifs et ses valeurs de base : ainsi la revue universitaire fondée par Murray Rothbard "The Journal of Libertarian Studies" a pour objet de dépasser les découpages universitaires habituels pour justifier de toutes les manières possibles les idées libertariennes.

L’Australie et la Nouvelle Zélande

Les politiques ultralibérales ont aussi été appliquées, et ce de manière encore plus appuyée, en Australie et surtout en Nouvelle Zélande. Ce dernier pays est aujourd’hui réputé abriter un capitalisme sauvage. Il en accuse d’ailleurs les conséquences : des inégalités toujours croissantes. Partout le welfare state a été remplacé par le workfare state, c’est l’ère des "petits boulots".

La résistance de l’Europe continentale

Alors que la culture anglo-saxonne se prête bien aux pratiques ultralibérales, l’Europe continentale a du mal à en accepter l’idéologie et ne se convertit qu’à contre cœur.

La France

Quand la Grande Bretagne et les Etats Unis se lancent dans leurs politiques ultralibérales au début des années 1980, la France, avec l’arrivée au pouvoir de François Mitterand, prend une direction toute autre. L’application du programme socialiste ne fera cependant pas long feu puisque les échecs répétés de 1982 conduisent dès 1983 à un changement radical d’orientation politique. Le gouvernement de François Mitterand a finalement abandonné la voie socialiste en préférant conserver l’ouverture des frontières plutôt que de persévérer dans un interventionnisme seulement viable pour une économie fermée. Depuis lors la politique (économique) à continuellement glissé vers la droite, jusqu’à l’arrivée à la présidence de Jacques Chirac.

Aujourd’hui de nouveaux partis tels que "Démocratie Libérale" d’Alain Madelin sont plus résolument orientés vers les politiques ultralibérales (pensons aussi à la figure de Charles Millon). Démocratie Libérale, qui s’appuie sur le triptique liberté-responsabilité-Droits de l’Homme, est un parti de droite qui se veut "autant opposé au Parti Socialiste de Lionel Jospin qu’au Front National de Jean Marie Le Pen". Ses véritables affinités semblent plutôt se prononcer pour le RPR puisque les deux partis s’étaient réunis au sein de l’Alliance pour la France (ceci fut l’aboutissement de leurs "convergences fortes"). Au-delà des prises de position de son meneur Alain Madelin en faveur de la liberté de communication sur internet, d’une "Europe des citoyens, régionalisée" et d’une privatisation accrue du système de santé, de retraite et de plusieurs compagnies comme EDF, voici 10 points présentés dans un article du Figaro du 17 mais 1998 (disponible sur internet : cf le site de Démocratie Libérale) :

- un référendum pour une redistribution du pouvoir : partisan d’un régime présidentiel (mandat de cinq ans) avec forte séparation des pouvoirs (le législatif aurait un rôle de contrôle)

- favoriser les familles et les associations pour renforcer le lien social

- alléger et réformer l’Etat : décentraliser au profit des régions. Réduire le nombre de fonctionnaires. S’inspirant de la mesure de Thatcher, il conseille de revendre les logements sociaux à leurs occupants. Nombreuses privatisations préconisées.

- assurer la sécurité sans faiblesse : une justice et une police plus fortes notamment grâce à plus de moyens. Intransigeance à l’encontre de l’immigration clandestine.

- favoriser les salaires et le pouvoir d’achat

- baisser les impôts

- libérer le travail : réduire le nombre de formalités pour faciliter l’embauche, explorer les nombreuses voies entre le CDI et le CDD.

- encourager l’activité plutôt que l’assistance : supprimer les trente cinq heures.

- sauver les retraites et l’assurance maladie : il s’oppose au plan Aubry et lui préfère une plus grande part de capital privé dans les assurances maladies. Mettre en place un système de fond de pension.

- libérer l’éducation : pour l’indépendance des universités, fameuse proposition des 500 lycées autonomes.

Comment expliquer qu’il ait fallu tant de temps pour que le paysage et la vie politique française s’orientent vers l’ultralibéralisme ? On peut avancer comme première raison la forte tradition étatiste : la construction du pays s’est largement appuyée sur l’édification de l’Etat, ce depuis l’œuvre napoléonienne, jusqu’à la reconstruction d’après guerre présidée par le général de Gaulle (nationalisations de 1946), en passant par l’Etat Républicain de la troisième république et l’élan socialiste des années 1930 (nationalisations de 1936). Cette tradition étatiste s’est mêlée à une tradition sociale bien opposée à la culture individualiste anglo-saxonne. Ainsi on a l’habitude de considérer que c’est l’Etat qui est chargé d’assurer l’unité nationale par ses mécanismes de redistribution : il serait inimaginalbe de compter, comme c’est le cas aux Etats Unis, sur les dons privés et les associations indépendantes.

Enfin, rappelons rapidement le mot du philosophe Alain qui opposait la France et le libéralisme des idées à l’Angleterre et le libéralisme des actes. Ainsi on trouve des traces d’intellectuels ultralibéraux en France dès 1938 puisque le premier congrès ultralibéral, avant même la réunion du Mont Pèlerin, se tenait à Paris en 1938 : il s’agissait du colloque Walter Lippmann réunissant Hayek, Mises et divers autres économistes.

L’Europe du Sud et du Nord

Alors que l’Europe du Nord était un modèle d’Etat-social, en 1982-84 une coalition de droite dirigée par Poul Schluter prend les rênes du pouvoir au Danemark. De même, en 1982, Helmut Kohl et la coalition CDU-CSU (démocratie chrétienne) bat la social-démocratie d’Helmut Schmidt. A leur suite, presque tous les pays d’Europe du Nord, à l’exception de la Suède et de l’Autriche, subiront la vague de "droitisation".

Les pays du Sud de l’Europe auront un parcours différent : après les régimes plus ou moins autoritaires de Franco, Salazar, De Gaulle et des colonels grecs, viendra le temps de "l’euro-socialisme" prenant le contre pied des réformes tentées dans le monde anglo-saxon. Ainsi l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en France, de Felipe Gonzalez en Espagne, de Mario Soares au Portugal, de Bettino Craxi en Italie ou de Andreas Papandreou en Grèce. Cependant ces tentatives ne porteront pas véritablement leurs fruits : on a déjà parlé de l’échec du socialisme français, rajoutons que le gouvernement de Gonzalez n’a jamais, malgré ses promesses, cherché à réaliser une politique keynésienne redistributive (au contraire le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol adopte très vite le monétarisme).

L’Europe de l’Est

La chute du communisme entre 1989 et 1991 a permi a bon nombre de pays de l’Europe de l’Est de s’engager dans la brèche ultralibérale. On peut songer à la Tchéquie et à son premier ministre Vaclav Klauss, ou encore au vice-premier ministre polonais Leszek Balcerowicz. Tous deux sont de fervents disciples d’Hayek et de Friedman. On peut même se demander si ces "réformateurs" ne sont pas plus intransigeants que les ultralibéraux occidentaux : V. Klauss écrivait dans The Economist : "Le système social de l’Europe occidentale est beaucoup trop prisonnier de règles et de contrôles excessifs. L’Etat-Providence, avec tous ses transferts de paiements généreux non conditionnés par des critères ou par l’effort et les mérites des personnes concernées, détruit les fondements moraux du travail et le sentiment de responsabilité individuelle. Les fonctionnaires sont trop protégés. Il faut dire que la révolution thatchérienne, c’est à dire antikeynésienne et libérale, se trouve au milieu du gué en Europe occidentale. Il est nécessaire de la conduire sur l’autre rive".

La contagion du Tiers Monde

La Russie et l’Asie

Après l’Europe de l’Est, le tour est bientôt venu à la Russie : l’anarchie ambiante n’est pas sans rappeler certains idéaux anarcho-capitalistes et son premier ministre Egor Gaïdar est lui aussi un fervent admirateur d’Hayek.

En ce qui concerne l’Asie, on peut brièvement rappeler que le modèle de Hong Kong a fait école : on est passé du "un pays, deux systèmes" à "un pays, un système" ultalibéral. Petit à petit (par agglomération de zones à statut particulier) la Chine s’est ouverte aux capitalisme, bientôt suivie par une patie des dragons et des tigres (que l’on pense par exemple au Viet Nam). La récente crise financière a cependant rappelé la fragilité de ces économies qui n’ont peut être pas les infrastructures nécessaires pour supporter une ouverture aussi brutale : elles sont à la merci du bon vouloir des capitalistes occidentaux.

Retour sur l’Amérique Latine

Après ce tour du monde ultralibéral, nous pouvons revenir au continent qui a entammé la révolution et qui, aujourd’hui plus que jamais, la continue (la fragilité de son économie le conduisant aux mêmes problèmes qu’en Asie : que l’on se rappelle la crise mexicaine et ses répercusions sur tout le continent au travers de "l’effet Tequila"). Les réformes du Chili ont en effet été suivies par Menem en Argentine (arrivé au pouvoir en 1989, il privatise l’électricité, le gaz, le pétrole, les telécommunications et la compagnie Aérolineas Argentinas. Ce "bon élève" du FMI a réussi à juguler l’inflation qui passe de 1000% à 43%, sa politique d’austérité l’a aussi amené à lutter efficacement contre le pouvoir des syndicats), par le président mexicain Ernesto Zédillo (qui a privatisé 90% des installations pétrochimiques), par le Pérou, le Vénézuéla (où ont été privatisés la plupart des grandes banques, les télécommunications, la compagnie aérienne Viasa et où la plupart des gisements pétroliers ont été ouverts aux investissements étrangers), la Colombie (dont l’Etat semble dépassé par une situation anarchique) et jusqu’à influencer Cuba (qui, sans désavouer le socialisme, s’ouvre aux investisseurs privés et autorise les marchés libres aux paysans).

Partout les barrières douanières ont été réduites. Ceci d’autant plus que le mouvement de régionalisation entamé par Bolivar à la libération (conférence de Panama de 1826) est aujourd’hui encouragé par les tenants de la mondialisation : après les échecs relatifs de l’ALADI (1980) et de la MCCA (1961), nous voyons triompher le Pacte Andin (1969), Mercosur (1991 : Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay qui regroupent 220 millions de consommateurs) et l’ALENA (1992, 360 millions de consommateurs entre le Mexique, les Etats Unis et le Canada).

Ainsi le passage de la théorie à la pratique par le biais du "climat d’idées" semble avoir réussi : l’ensemble de la planète s’est tourné vers le libéralisme économique. Doit-on pour autant applaudir devant un tel succès ? Ce mémoire présentant l’idéologie ultralibérale et ses applications pratiques se doit aussi de prendre une certaine distance critique. Ainsi reste-t-il à évaluer si les objectifs posés ont bel et bien été atteints et surtout si certaines conséquences non anticipées des pratiques ultralibérales ne peuvent pas servir de point d’appui pour une nouvelle critique.

Une Eglise criminelle ? Juger les politiques ultralibérales

Les objectifs ont-ils été atteints ?

Comme le remarque Perry Anderson, la doctrine ultralibérale (ou plutôt les doctrines ultralibérales) présente un ensemble de mesures extrêmes, un "programme maximaliste" qui n’a encore jamais été appliqué entièrement. Chaque pays puise quelques réformes au sein de ce programme pour mettre en place sa propre version adoucie de l’ultralibéralisme.

Le principal succès ultralibéral réside dans la transformation des mentalités : il y a cinquante ans, il aurait paru insensé de proposer une privatisation de l’eau, des postes, des télécommunications, des hôpitaux, des écoles ou même des prisons…

En ce qui concerne la réduction de la taille des Etats, malgré ces nombreux efforts de privatisation, l’Etat moderne reste tout de même solidement boulonné. La réduction de l’Etat ne se fait pas au même rythme que la propagation de l’idéologie ultralibérale qui doit donc fléchir sur ce point.

La principale mission de l’Etat ultralibéral, au-delà de la sécurité, est de contrôler la masse monétaire. Si les luttes contre l’inflation sont assez réussies, le contrôle de l’équilibre du budget est souvent plus délicat. Que l’on songe ici au cas de l’Amérique Latine : l’inflation a été jugulée dans nombre de pays (cf ci dessus le Chili par exemple), mais les dettes contractées dans les années 1960-70 ont conduit à une situation de crise et à la "décennie perdue" des années 1980.

Cette évolution vers un Etat essentiellement "monétariste" et l’abandon des interventions à caractère social ont engendré des sociétés déchirées par les inégalités : ainsi, au Chili, le système de santé à moitié privatisé est totalement inefficace. De même certains voient dans l’épidémie du choléra (Pérou, 1991) une des conséquences de l’application des politiques ultralibérales…

Plus profondément, l’instabilité des démocraties latino-américaines est rénforcée par des politiques qui ne cherchent pas à consolider le lien social. Ainsi la dégradation de la situation colombienne : la violence et la corruption se sont développées au point de mettre le pays dans une situation "d’ingouvernabilité" (d’après les propres mots du président Gaviria au moment où il lançait sa "revolcon" pour assainir le pays (et pour le mettre au pas ultralibéral)).

On constate finalement que les reprises économiques (succès macro-économiques incontestables) sont noircies par une fragilité accrue (d’où la nécessité des intégrations régionales, en Amérique Latine comme en Europe) et surtout par des inégalités accentuées (d’après les chercheurs du CEPAL, il y aurait 196 millions de pauvres en Amérique Latine, soit un habitant sur deux). Ceci nous conduit à reposer le problème de l’évaluation des pratiques ultralibérales en regard de la définition de l’intérêt général que nous avions posé au début de ce mémoire.

Les résultats des politiques ultralibérales sont-ils compatibles avec l’intérêt général tel que nous l’avions défini ?

Si l’on revient aux hypothèses de John Rawls quant au choix de la meilleure société qui soit (hypothèses du voile qui fait que l’on choisit sans savoir quelle place on occupera dans la future société et hypothèse de rationnalité), on peut se demander si les politiques inégalitaires à outrance sont si justifiables que le prétendent certains ultralibéraux. Certes l’inégalité peut être considérée comme motivante et donc comme un facteur de progrès. Mais d’un autre côté elle est source de bien des maux puisque le plus souvent ce n’est pas la pauvreté en elle même qui est mal vécue, mais la pauvreté en contraste avec les richesses avoisinnantes. Il serait donc d’intérêt général (c’est à dire de l’intérêt de tous, d’après l’hypothèse du voile) d’accepter moins de richesse globale en échange de moins d’écarts de richesse. Encore reste-t-il à trouver comment une telle égalité à l’échelle planétaire pourrait être mise en place …

Mais le principal problème théorique soulevé par l’idéologie ultralibérale reste le passage à l’engagement politique. En effet, une fois que l’on a admis les postulats de l’individualisme et de la liberté absolue, comment oser vouloir imposer ses vues à autrui qui ne les partage pas ? Puisque l’accord entre des millions d’individus aux origines sociales et intérêts si différents est impossible (du moins de manière politique, le marché et le droit sont deux cas d’accord de tous), il faut refuser la politique qui ne peut que rimer avec coercition. Ce paradoxe est celui que porte le "parti libertarien" américain qui écrit dans ses feuillets de présentation :

« Libertarianism is clearly an "anti-political" philosophy. But many libertarian believe that the only way to change politics is to be involved in politics. »

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