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Les intellectuels et les élites

lundi 14 avril 2008

I. Un statut contesté

Régis Debray [3] présente le rôle de l’intellectuel de l’école des cadres d’Uriage. « Ecrire, c’était prescrire ; instruire, conduire ; transmettre, soumettre. » De son oeuvre (sciendi), l’intellectuel tire un pouvoir (dominandi) qu’il exerce non dans le pouvoir, mais par la voie de l’autorité morale.

L’influence de l’intellectuel repose sur trois décalages :

- Il est apte à exprimer la pensée de son peuple, à le conseiller avec justice (effet Mirabeau) ;
- Il est capable d’émettre une parole qui dépasse son individualité pour énoncer l’universel (effet Goethe) ;
- Il est autorisé à parler de sujets qui débordent son domaine de compétences, au nom de la vérité, et non en fonction d’une technique (effet Gorgias).

Plusieurs phénomènes entament ce ministère sacré :

1.1. Redistribution des fonctions

Le magistère a éclaté. On assiste à l’autonomisation des fonctions décrites par Debray. On voit de nos jours plusieurs avatars que l’intellectuel regarde avec fascination et inquiétude : l’expert, le savant, l’homme de communication. La cohérence du magistère de l’intellectuel éclate.

- L’expert : c’est à la fois l’autre de l’intellectuel et l’image virtuelle de lui-même. C’est un homme formé à des disciplines pragmatiques et objectives. Il est impliqué totalement dans la gestion d’une organisation. Pour Crozier [4], l’expert « exerce le pouvoir dont un individu dispose du fait de sa capacité à contrôler une soBeurce d’incertitude ». C’est donc un homme précieux car il contrôle et est contrôlé (par les conseils dans les entreprises). C’est tout le contraire de ce que voudrait être l’intellectuel : une conscience libre qui choisit son engagement. Ce rationalisme cynique de l’expert (selon la formule de Bouveresse) guette aussi l’intellectuel comme son avenir possible. C’était cet avenir que redoutaient les étudiants de 1968 lorsqu’ils citaient Nizan et ses chiens de garde. Sartre a dit : « L’impossibilité de ne pas être un expert conduit l’intellectuel à se suicider comme tel ».

- Le savant : il a récupéré une partie de l’aura religieuse des écrivains de jadis. « Université = modèle scientifique », voilà le modèle dominant. Il menace donc l’intellectuel au titre de nouvel oracle des temps technologiques. On demande aux physiciens, aux chirurgiens, ce qu’ils pensent de différents sujets (c’est la généralisation de l’effet Gorgias). C’est l’idée que la science pourrait résorber tout débat, toute activité intellectuelle digne de ce nom. Michel Henry [5] dit : « Voici l’explosion scientifique et la ruine de l’homme. C’est la nouvelle barbarie dont il n’est pas sûr qu’elle puisse être surmontée ». Les intellectuels traditionnels ont contribué à valider cette attitude car ils ont fondé leur démarche sur une coupure épistémologique : ils voulaient dans les années 1970 créer une « science du social » (Foucault, le structuralisme). Il s’agissait d’en vérifier les procédures et les démarches par les mathématiques. Bourdieu se situe dans cette perspective : dans Questions de sociologie, il affirme que les intellectuels s’accordent le droit usurpé de légiférer en toutes choses au nom d’une compétence sociale souvent indépendante de la compétence technique qu’elle semble garantir : le Gorgias est alors démasqué, il y a un domaine où les techniciens s’expriment sur le discours intellectuel en ce domaine.

- Les médias : selon Debray, le médiologue n’est jamais meilleur que s’il est un professionnel de la communication de masse. L’intellectuel a toujours été d’abord un médiateur : c’est un homme des médias. C’est ce qui le distingue depuis l’Affaire Dreyfus de l’écrivain ou du penseur dans sa tour d’ivoire [6]. « Pour un intellectuel tout est négociable, sauf la faculté de communiquer. » [7]. Jean-François Lyotard dit que l’exercice professionnel de leur intelligence (par les medias) a pour enjeu non pas d’incarner l’idée d’un sujet universel, mais d’y réaliser les meilleures performances possibles : ce qui importe c’est le contenant, pas le contenu. D’où une double décadence : au sujet du contenu (toujours le même ressassement de thèmes stéréotypés et flatteurs, sans compter la tyrannie de la séduction) et au sujet des acteurs (vacuité du spectaculaire). « Intellectuel » et « célèbre » tendent à devenir synonyme dira Finkielkraut : être intellectuel ne dépend plus de la pensée, mais de la notoriété.

Mais il est vrai a contrario qu’un nouveau sujet de communication tel que les médias nécessite de nouvelles formes d’évaluation, d’expression : l’intellectuel doit s’adapter. Il ne peut pas incarner seul la pensée de son temps. C’est ça ou la marginalisation. Le pluralisme est fécond.

1.2. L’autoflagellation

L’autorité de l’intellectuel s’est trouvé aussi minée de l’intérieur par le fait que les attitudes et préoccupations actuelles entament les fondements de la légitimité des clercs.

D’une part la dignité universitaire est remise en cause. L’université a été ébranlée de l’intérieur par 1968, et en même temps que le déséquilibre entre effectifs, moyens et missions s’amplifiait. Par ailleurs, la mort du père a laissé quelques générations intellectuelles orphelines. Car plusieurs courants sont nés de la contre-expérience universitaire, telle que celle de Vincennes. On reproche à l’université sa fermeture, et son caractère faussement désintéressé. On assiste depuis à un émiettement des pratiques et des écoles ; or l’Université est le symbole même de l’universel. Aucun contre-pouvoir n’a pu devenir un lieu de rayonnement comparable à la Sorbonne de l’après-guerre. Lacan défait son école (« je n’ai plus d’école, j’ai un tas », dira-t-il), Barthes glisse vers le sensualisme, Althusser devient un criminel de droit commun.

D’autre part, la revendication d’autonomie de l’intellectuel est remise en cause. Pour plusieurs courants, cette prétention à ne parler de nulle part est dérisoire.

Régis Debray tout d’abord s’attaque à Benda : les intentions désintéressées des clercs cachent une escroquerie ou une naïveté. C’est l’ignorance de la complexité du phénomène politique. En se croyant libre de toutes déterminations, l’intellectuel ne fait que s’interdire de comprendre sa propre position. Ce cas est aussi bien celui du clerc classique, que de l’intellectuel marxiste. Marx a oublié de comprendre sa propre position. Si bien que l’intervention de l’intellectuel dans le monde, pour être dénuée de lucidité, n’en est pas moins la caution religieuse d’une politique.

Hamon et Rotman, dans Les Intellocrates (1981), analysent, eux, la population concrète du quartier latin. Le mandarinat, l’édition, la critique, les prix littéraires : c’est un microcosme où l’on pratique le népotisme, le cumul des fonctions, les préoccupations financières et les petits retours d’ascenseurs. Se dessine une stratégie de carrière, qui occupe de plus en plus de temps et d’énergie.

Pierre Bourdieu enfin, parle lui d’erreur fonctionnelle : celle de la prétention à l’autonomie. Le champ culturel est un gigantesque marché symbolique où les places et les stratégies s’analysent en termes d’appartenances sociales, d’habitus, de capital symbolique. Toute initiative est orientée par le calcul plus ou moins conscient des bénéfices possibles. Sa position est résumée dans les Questions de sociologie : « Ce qu’on ne pardonne pas au sociologue, c’est qu’il livre au premier venu la connaissance des initiés. » En fait, cette revendication d’autonomie de l’intellectuel n’est autre que le masque d’un pouvoir qu’elle rend possible : celui de la violence symbolique.

1.3. Nécessité de l’intellectuel

On pourrait interpréter de telles critiques comme l’inutilité ontologique de l’intellectuel : Alain Minc parle ainsi au sujet de l’intellectuel d’une « notion floue, vague, dans une société de plus en plus fluide ». Restera-t-il une place éminente pour l’intellectuel organique ? Chacun sera un peu intellectuel car l’intellectuel est né à une époque de savoir restreint et élitiste. Mais sur le plan social, l’affaiblissement du pouvoir politique, la promotion des formes de communication, l’auto-régulation de l’économie, ne fournissent guère de valeurs. Il y a alors une place pour un engagement intellectuel, si, comme le dit Debray, un pouvoir agnostique est un pouvoir à prendre.

Les formes de l’intervention intellectuelle sont en mutation : elles sont aujourd’hui essentiellement personnelles, ponctuelles, véhémentes. A la cohérence d’un programme, à l’engagement, on préfère la beauté d’un geste (l’engagement est vécu comme un happening). Dès lors la vraie question n’est pas de savoir si l’intellectuel a encore une place, mais plutôt s’il a encore un discours à tenir. L’intellectuel est renvoyé à la valeur propre de son discours.

2. Un discours problématique

L’intellectuel est menacé par une crise de la culture (son terroir) et par une mort des idéologies (son terrain).

2.1. Remise en cause

Nous ne vivons pas une fin des idéologies. Tout le monde s’accorde à dire qu’il n’y a pas d’ambigüité sur les valeurs car il n’y en a pas. On rejoint ainsi par-delà les époques une des figures de l’utopie communiste (le passage du gouvernement des hommes à l’administration des choses). Or ce monde est totalement impensable. Mais le malaise n’en est pas moins réel : il reflète une remise en cause d’un type de dicours idéologique.

- Il y a une crise de l’ancrage traditionnel de l’intellectuel à gauche. L’Opium des intellectuels de Raymond Aron amorce l’ère du soupçon. Il avertit déjà les intellectuels : vous pourriez, dit-il, oeuvrer non pour le bonheur des peuples, mais pour la barbarie, avec la responsabilité pleine et entière d’un homme cultivé se comportant avec naïveté. Mais on a surtout assisté à un grand mouvement de désillusion : la force des choses a pesé plus lourd qu’Aron. L’URSS, Cuba, la Chine, le tiers-monde, ont été démythifiés par le temps. Ils ont montré la possibilité d’une rupture radicale avec un engagement qui n’avait jusque là entraîné que des protestations locales. Le courant intellectuel récent des nouveaux philosophes s’est engouffré dans cette brèche : L’Archipel du Goulag, Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann prennent pour cible non seulement les adhérents à tel ou tel parti, mais le marxisme lui-même. Le partage fondamental passe, disent-ils, entre la démocratie et le totalitarisme, non entre dominants et dominés. Le sort de Sartre et Aron est révélateur : on a reconnu de plus en plus dans l’observateur libéral un nouveau modèle d’intellectuel modeste, attentif, mesuré. Sartre, par contraste, étant l’incarnation de l’erreur en politique. Mais malheureusement, cette vision a conduit à une remise en cause de tout engagement, comme dans un extrémisme inverse. La valeur ne se mesure plus à l’utilité d’une prise de position, mais à l’absence de faute de parcours. (logique de l’exactitude et non de la responsabilité) Le paradoxe est que la victoire de la gauche politique en 1981 intervient au moment où la gauche intellectuelle est dans un désarroi profond [8]. Si bien que même si la tentative de la Nouvelle droite (incarnée par Alain de Benoist) semble avoir tourné court, on ne peut pourtant plus être intellectuel de gauche de la même façon qu’auparavant. Non seulement la notion d’intellectuel organique (celle de Gramsci, d’intellectuel de classe) est indéfendable, mais la position de « compagnon de route » apparaît elle, suspecte de collaborationnisme.

- Le flux et reflux des sciences sociales : l’engagement politique intellectuel était au début du XXe siècle inscrit sur des valeurs de la philosophie des Lumières (vérité, justice, raison). Ces valeurs, selon Benda, sont intemporelles, désintéressées, rationnelles. Le marxisme a remis en cause cette prétention à l’universalité trans-historique, qui n’est pour lui qu’une invention intéressée des philosophes bourgeois du XVIIIe siècle. Les études historiques concrètes montrent la variation et la relativité au coeur des données apparemment les plus immuables [9].

- D’autre part, des soupçons planent sur le prétendu désintéressement intellectuel : l’anthopologie nous dit que la culture européenne est ethnocentriste, impérialiste. Finkielkraut n’a pas tort de dire dans La Défaite de la pensée que le structuralisme marque la relativisation des cultures jusqu’à l’éclatement de la notion même de culture. (jusqu’au cas presque caricatural de Levi-Strauss). En situant toute culture comme une culture particulière, ce mouvement de pensée a interdit l’exercice du discours intellectuel dans ce qu’il avait de plus traditionnel : la prétention à l’universel. (Montaigne, lui, ne disait-il pas : « En moi je peins l’humaine condition » ?).

On attendait des sciences sociales qu’elles fournissent un nouveau cadre de référence. Mais l’apport a été moins totalisant qu’espéré. André Comte-Sponville [10] voit dans le marxisme une théologie du politique : c’est la construction idéaliste d’un ordre de vérité révélée que le monde d’ici-bas doit reproduire peu ou prou. Il s’agit de tordre le réel pour imposer cette théologie. On aboutit bien à une dictature, mais c’est la dictature d’une aristocratie, celle des clercs.

La recherche en sciences sociales a fait apparaître un morcellement, une clôture des démarches sur elles-mêmes. La tentative de créer une sémiologie (Kristeva, Sollers), science de tous les systèmes de signes, pour fonder une approche unifiée du social, s’est ainsi heurtée à la spécificité des domaines. Or cette collection de savoirs distincts ayant chacun leur cohérence est la preuve manifeste que l’on n’a pas retrouvé l’universel.

2.2. Perpectives

L’intellectuel d’aujourd’hui est plus lucide mais plus désabusé que naguère. La situation actuelle est peut être une phase de retour en arrière. Ainsi Finkielkraut se réjouit du déclin du marxisme mais s’inquiète du déclin des intellectuels. Le silence sur une définition positive des valeurs signifie-t-il qu’elles sont déjà la ? [11] Leur contenu a-t-il changé ?

Un pas de plus et l’on se retrouve dans un nouveau conformisme, conservateur cette fois. Quelle place y a-t-il pour les intellectuels lorsque tout le monde en vient à penser à l’unisson (individualisme, démocratie, droits de l’homme) ? Quelle différence entre l’intellectuel et ceux dont il entend se distinguer (technocrates, etc.) ? BHL parle du « sartron » qui naît de l’illusion qu’une poignée de mains supprime les contradictions. Il n’est pas certain qu’il ait tort.


Illustration sous licence Creative Commons : Bernard Henri Levy


[1Paul Valéry et ses civilisations ont souligné la faillibilité des intellectuels autant que celle des civilisations

[2Jean-François Ory et Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France, de l’Affaire Dreyfus à nos jours

[3Régis Debray, Le Scribe, 1990

[4Michel Crozier, Le Phénomène bureaucratique

[5Michel Henry, La Ruine de l’homme, 1987

[6A l’exemple de Montaigne

[7Formule de Régis Debray

[8Comme le souligneront Jean-Denis Bredin et Max Gallo

[9Ainsi en est-il de la sexualité, ou encore de la mort telle que l’étudie Philippe Ariès par exemple

[10André Comte-Sponville, Le Mythe d’Icare, 1984

[11On pourrait ainsi citer les figures tutélaires de Benda, la matrice de la Déclaration des droits de l’homme, ...

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