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Droit et devoir d’ingérence

lundi 14 avril 2008

L’effondrement du droit au Moyen Age marque la rupture de l’unité de la chrétienté. Ainsi se développent de grands Etats nationaux monarchiques qui se proclament souverains, et sont frappés d’une hostilité permanente les uns les autres. Selon la doctrine machiavelienne, un Etat n’a ni ami ni ennemi, mais seulement des intérêts nationaux à défendre. Ceci détermine a contrario la pensée d’un Rousseau, pour qui il est nécessaire de mettre en place un gouvernement mondial, souverain et unique, pour lutter contre l’anarchie de la société internationale. Aron lui répondra que cette société est basée sur la force, pas sur le droit.

Fondamentalement, le droit ou devoir d’ingérence renvoie à la "communauté internationale", qui annoncerait une fédération mondiale. Ainsi en est-il de la théorie du droit naturel, selon laquelle les normes morales et juridiques sont établies en dehors des Etats et valables pour tous de façon permanente. Hayek représente bien une telle vision.
Mais il semble que cette vision reste aujourd’hui très partielle : on oublie un peu vite que les relations internationales sont faites de solidarité, de coopération, de négociation. On oublie également l’existence de règles obligatoires : le traité, mais aussi la coutume du jus cogens. Et ce d’autant plus que la solidarité entre les Etats est formelle, pas réelle. La paix peut très bien être celle de la terreur (la pax atomica de Daniel Colard). A la polémologie de Clausewitz, l’ingérence oppose une irénologie dont il faut bien convenir qu’elle n’est pas absolue en son principe : le projet de paix perpétuelle qu’elle appelle de ses voeux n’est pas toujours la paix volontaire, mais aussi parfois la paix par la terreur.

Le terme d’ingérence a deux sens différents en droit interne : il désigne soit une immixion sans titre dans la gestion des affaires d’autrui, soit il vise une infraction consistant pour un fonctionnaire à s’immiscer dans des affaires incompatibles avec son statut.

Tout a pour origine la notion d’"intervention" : on peut citer à cet égard l’arrêt rendu par la CIJ (Cour internationale de justice) en 1949, dans l’affaire du canal de Corfou opposant le Royaume-Uni et l’Albanie. La Cour, pour stigmatiser le comportement de la marine britannique, emploie ce terme d’"intervention", lui donnant bien sûr un sens péjoratif : "le prétendu droit d’intervention ne peut être envisagé que comme la manifestation d’une politique de force" (la Royal Navy avait perdu deux bâtiments ayant sauté sur des mines dans des eaux préalablement déminées pour les débarrasser des restes de la seconde guerre mondiale, et avait unilatéralement procédé à un nouveau déminage en vue de saisir des pièces à conviction).
Si les interventions politiques ont été fréquentes à partir de 1945, l’Etat intervenant a cherché à légitimer son action militaire en invoquant une institution internationale ancienne, l’intervention d’humanité. Rougier écrivait, en 1910, : "Toutes les fois qu’une puissance interviendra dans la sphère de compétences d’une puissance, elle ne fera jamais qu’opposer sa conception du juste et du bien social à la conception de cette dernière, en la sanctionnant au besoin par la force. [...] Ainsi l’intervention d’humanité apparaît comme un moyen ingénieux d’entamer peu à peu l’indépendance d’un Etat pour l’incliner progressivement vers la mi-souveraineté." Toute l’ambiguïté de nombres d’interventions dites d’humanité était ainsi parfaitement exposée.

Un peu moins d’un siècle plus tard, ayant l’occasion de se prononcer sur la notion d’intervention humanitaire dans le litige opposant le Nicaragua aux Etats-Unis, la CIJ (1986) énonce une conception restrictive : "L’assistance doit se limiter aux fins consacrées par la pratique de la Croix-Rouge, à savoir prévenir et alléger les souffrances des hommes, et protéger la vie et la santé et faire respecter la personne humaine ; elle doit aussi, et surtout, être prodiguée sans discrimination à toute personne dans le besoin au Nicaragua".

Certes, la souveraineté étatique n’est plus, en cette fin de XXe siècle, un absolu. Mais de là à admettre qu’un Etat ou un groupe d’Etats, une organisation interétatique ou une organisation non gouvernementale puisse décider d’intervenir sur le territoire d’un autre Etat à des fins humanitaires, il y a un pas malaisé à franchir.

La notion d’"ingérence humanitaire" naît d’une initiative conjointe d’un professeur de droit, Mario Bettati, et d’un médecin, Bernard Kouchner, qui organisèrent en 1987 à Paris un colloque sur le thème Droit et morale humanitaire. L’origine lointaine de cette entreprise est directement liée à la guerre du Biafra, tentative de sécession d’une partie du Nigeria entre 1967 et 1970. L’affaire du Bangladesh, en 1971, fut considérée comme un précédent regrettable. Au cours de la guerre du Biafra, la Croix Rouge internationale, qui était intervenue pour apporter une aide humanitaire à la population biafraise encerclée et assiégée, fit l’objet d’actions hostiles de la part des forces armées nigérianes, se traduisant notamment par des attaques délibérées contre les hôpitaux. Un groupe de médecins français, dont B. Kouchner, estima à partir de ce moment-là qu’une aide humanitaire impartiale apportée sans discrimination, comme celle de la Croix-Rouge, était dépassée, dès lors que l’une des parties, le pouvoir central en l’espèce, se livrait à un massacre des populations adverses dans des conditions susceptibles de tomber sous le coup de l’accusation de génocide.

L’accession en France à des fonctions ministérielles de deux médecins se réclamant de l’ingérence humanitaire, le Dr Malhuret à l’époque de la première cohabitation, puis le Dr Kouchner, allait avoir une incidence directe sur l’officialisation de telles activités. Le fondement de cette officialisation, c’est tout simplement le droit à la vie, tel qu’énoncé par la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 (art.3), et aussi les deux pactes des Nations unies de 1966 sur les droits civils et politiques (art.6), et les droits économiques et sociaux (art. 12). De tous ces documents, ressort la volonté des promoteurs de l’ingérence humanitaire de vouloir faire consacrer dans l’ordre juridique international le droit de secourir les victimes de toutes les "catastrophes", tant naturelles que politiques, à travers les frontières étatiques.

La formalisation juridique de l’ingérence humanitaire passe naturellement par l’ONU, autant à l’Assemblée générale (AG) qu’au sein du Conseil de sécurité (CS).

S’agissant en premier lieu de l’AG, c’est à l’initiative de la France qu’elle a adopté à ce sujet deux résolutions successives, en 1988 et en 1990. La première, la 43/131 du 8 décembre 1988, précise la notion d’"urgence", laquelle impose de ne pas laisser sans assistance les victimes en leur reconnaissant un droit à être secourues sans entraves, étant entendu que l’Etat concerné conserve un rôle premier dans l’initiative, l’organisation, les autres Etats et les organisations humanitaires n’intervenant que si cet Etat n’est pas en mesure de le faire. Le hasard fit que cette résolution eut l’occasion d’être appliquée au lendemain même de son adoption, lorsqu’un important séisme frappa l’Arménie (alors soviétique) et que l’URSS, manifestement dépassée, laissa entrer des secours étrangers.
La seconde, la 45/100 en date du 14 décembre 1990, porte sur les couloirs d’urgence humanitaire. Elle institue, au profit des victimes, un "droit de passage sanitaire", limité dans l’espace, le temps, l’objet, l’exercice. Deux applications subséquentes devaient avoir lieu, l’une au Sud-Soudan affecté gravement par la famine, l’autre au nord de l’Irak, suite à la guerre du Golfe, pour venir en aide aux populations kurdes, l’une et l’autre en 1991.
Ces deux résolutions furent adoptées sans opposition formelle. Mais nombre d’Etats, du Tiers Monde en particulier, ne cachèrent pas leurs réticences devant les notions de secours immédiat et d’accès aux victimes de crainte qu’elles ne légitiment des atteintes à leur souveraineté nationale. Une authentique consécration juridique passerait par la conclusion d’un traité, comme ce qui a été fait dans le cadre interaméricain par une convention adoptée par l’OEA le 12 juin 1991, pour faciliter l’assistance en cas de désastre naturel.

S’agissant en second lieu du CS, c’est dans des circonstances tout à fait particulières qu’il a été conduit à adopter la résolution 688 du 5 avril 1991 à l’issue de la guerre du Golfe. Deux parties de la population de l’Irak, les Kurdes au nord et au nord-est du pays, les chiites au sud, se soulevèrent contre le régime au pouvoir à Bagdad (encouragés à le faire par certaines déclarations américaines), ce qui provoqua une répression armée sévère de la part du pouvoir central, d’où un exode massif. Cette résolution 688 prend soin de se référer à l’article 2 § 7 de la charte, qui interdit à l’ONU de s’immiscer dans les affaires intérieures des Etats-membres. Ensuite le CS ne manque pas de se justifier en rappelant les obligations qui sont les siennes en vertu de la charte, à savoir le maintien de la paix et de la sécurité internationales. Mais ce qui était nouveau et à souligner, c’était que pour la première fois un problème réellement humanitaire, le sort de certains réfugiés irakiens, était considéré comme internationalisé. (1) Les alliés installèrent en territoire irakien des "centres humanitaires" et des "relais humanitaires" pour permettre le retour des populations kurdes déplacées, sous la supervision de quelques centaines de "gardes bleus" de l’ONU, suite à un accord du 23 mai 1991 entre l’ONU et l’Irak.

Il faudrait également citer toutes les autres interventions onusiennes depuis le début des années 1990, de l’ex-Yougoslavie par exemple, accompagnées d’un déploiement de forces armées strictement nationales (Somalie d’abord), ou sous pavillon de l’ONU.

Un problème majeur mérite d’être soulevé, comme Rony Brauman et Philippe Biberson le font remarquer (2) : le risque de politisation du secours et de l’assistance. On est conduit ainsi à en faire l’objet de négociations, de marchandages ou de détournements, bref à réduire l’espace de liberté dans laquelle l’aide s’exerce. De la même façon, habiller en volontaires les soldats des contingents internationaux, c’est le désarmer, leur lier pieds et mains et risquer inutilement leur vie comme en Bosnie. La consécration au titre du Prix Nobel de la Paix du CICR a-t-elle consacré le droit humanitaire international ? A l’évidence, non. La distinction du HCR a-t-elle vraiment fait avancer la cause du droit d’asile ? Là encore, non. Il faut se garder de proclamations telles que "l’An I de l’ingérence humanitaire" au moment de l’intervention au Kurdistan. A-t-elle empêché le génocide du Rwanda, au vu et au su de tous ? Il faut éviter également des formules comme "crise humanitaire" dont l’effet immédiat est de transformer des crimes contre l’humanité et les responsabilités politiques qu’ils induisent en simples faits divers justiciables d’un déploiement logistique.
Capable tour à tour, ou simultanément, de tuer et de protéger, à sa guise et selon ses propres intérêts du moment, notre Occident laïque se prend pour la divine providence. C’est à l’ONU de jouer ce rôle, et c’est au pouvoir de blocage des maîtres de cette organisation qu’il faut s’attaquer.

Or voici le problème clef : l’Etat demeure l’acteur principal des relations internationales, directement ou indirectement dans le cadre des organisations internationales. L’ingérence humanitaire correspond-elle à un droit ou à un devoir pour les Etats ? Si c’est un droit, ce n’est qu’une faculté ; si c’est un devoir, on lie alors la compétence des Etats, car dès lors qu’aura été dûment constaté que dans un Etat tout ou partie de la population se trouve dans un état de détresse, les Etats tiers se verront obligés d’agir, restreigant ainsi leur souveraineté, avec le risque de voir leur responsabilité éventuelle mise en cause pour ne pas l’avoir fait.

Quant à l’Etat sur le territoire duquel l’intervention aurait lieu, de deux choses l’une : ou bien il sollicite l’intervention extérieure, et en ce cas sa souveraineté est ménagée, ou bien on considère que "l’humanité devant primer la souveraineté", qu’il y a des situations où les violations des droits de la personne humaine sont tellement graves et massives qu’une intervention extérieure s’impose pour y mettre un terme, et à ce moment-là la souveraineté de cet Etat serait fortement entamée.

Il faut alors rappeler que le principe de l’égalité souveraine des Etats a été consacrée par la Charte de l’ONU, dont le corrolaire est l’inadmissibilité de l’intervention dans les affaires intérieures des Etats. Par ailleurs, en dehors des cas où une telle ingérence humanitaire serait décidée unilatéralement par un Etat, il est clair que sa légitimité ne sera réellement fondée que si elle est décidée par l’ONU, c’est-à-dire par le CS. Cela suppose l’accord non seulement de ses quinze membres, mais surtout celui des cinq membres permanents, ou tout au moins l’absence d’opposition formelle de l’un d’entre eux. Cela signifie que s’il s’agit d’une situation affectant directement l’un d’entre eux ou l’un de ses alliés, amis ou clients, point n’est besoin d’être grand clerc pour deviner qu’il y mettra son veto.

Si l’intervention humanitaire est relativement peu "traumatisante" pour la souveraineté étatique lorsqu’elle se limite à la fourniture de vivres, de médicaments, voire à l’envoi de personnels civils compétents, il en va très différemment si elle se traduit par un véritable recours à la force armée pour faire cesser des violations graves et massives des droits de l’homme. De deux choses l’une : ou bien le rapport des forces sera tel que l’intervention militaire de certains Etats sera rendue possible parce qu’ils sauront ou se douteront qu’ils ne risqueront guère de se heurter à une résistance militaire organisée digne de ce nom, ou bien ces mêmes Etats ne voudront pas prendre un tel risque. Ainsi en a-t-il été en 1993-95 en Bosnie.
Il faut rappeler enfin le protocole II du 10 juin 1977, additionnel aux Conventions de Genève de 1949 sur la protection des victimes de guerre, protocole relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux. Il affirme qu’aucune disposition de ce traité ne peut être invoquée pour porter atteinte à la souveraineté d’un Etat ou pour justifier une intervention directe ou indirecte, pour quelque raison que ce soit.

Il s’agit ici de ce que Bertrand de Jouvenel nommait un problème politique difficilement soluble du fait de la contradiction des données (3), mais en revanche pouvant, le cas échéant, être réglés par la voie de concessions mutuelles et de compromis.

Notes

1 : Des réfugiés entraînant des violations de frontières avec des Etats voisins de l’Irak constitue une menace contre la paix et la sécurité internationales dans la région, ce qui permet l’intervention du CS sur la base du chapitre VII de la Charte.
2 : Le Monde du samedi 23 octobre 1999.
3 : B. de Jouvenel, De la politique pure, 1963.


A lire :

le droit du plus faible

Par Alain Madelin

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