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Le vrai secret du capitalisme (1/2)

lundi 14 avril 2003

Imaginez un pays où personne ne pourrait savoir qui est propriétaire de quoi, où on ne pourrait pas s’assurer facilement d’une adresse, où on ne pourrait forcer personne à payer ses dettes, où on aurait toutes les peines du monde à convertir en argent un bien matériel, où on ne pourrait pas diviser en parts les titres de propriété, où la description des capitaux ne serait pas normalisée de sorte qu’on ne saurait pas les comparer, et où les règles qui régissent la propriété changeraient d’un quartier à l’autre voire d’une rue à l’autre. Vous venez de faire connaissance avec à la vie réelle d’un pays en voie de développement ou anciennement communiste.

Plus précisément, vous venez d’imaginer la vie de 80 % de sa population, qui est aussi radicalement coupée de son élite occidentalisée que les Blancs et les Noirs d’Afrique du Sud pouvaient être divisés par l’Apartheid. Cette majorité de 80 % n’est pas, comme les Occidentaux se la figurent souvent, désespérément pauvre. En dépit de leur évidente pauvreté, même ceux qui vivent sous le régime le plus grossièrement inégalitaire possèdent bien plus de ressources que quiconque l’a jamais appréhendé. Ce qu’elle possède, cependant, ne se présente pas de telle manière qu’on puisse en tirer une valeur supplémentaire.

Si vous faites un pas en-dehors du Nile Hitlon, ce que vous laissez derrière vous n’est pas le monde high-tech des ordinateurs ou des machines à glace, de la télévision par satellite et du Viagra. Toutes ces choses-là, le peuple du Caire y a accès. Non, ce que vous laissez derrière vous, c’est le monde où la loi protège les transactions sur les titres de propriété. Prendre une hypothèque, pour investir dans une richesse supplémentaire, est hors de leur portée y compris de certains habitants du Caire qui vous frapperaient comme étant plutôt riches. En-dehors du Caire, certains des plus pauvres des pauvres vivent dans un quartier de vieilles tombes qu’on appelle la Cité des Morts. Mais en fait, c’est presque la totalité du Caire qui est une cité des morts ; la cité d’un capital qui reste sans vie, d’actifs auxquels on ne peut donner qu’une fraction de leur valeur. Les institutions qui lui donneraient vie, à ce capital, celles qui permettent de garantir les intérêts des tierces parties par du travail et des biens n’y existent pas. Pour comprendre comment cela est possible, il faut revenir aux Etats-Unis du XIXème siècle, lorsque ceux-ci se taillaient une société sur des terres sauvages. Les Etats-Unis avaient hérité de la Grande-Bretagne non seulement un droit du sol fantastiquement complexe mais aussi un système conflictuel d’attributions des terres.

Le même hectare pouvait appartenir à quelqu’un pour l’avoir reçu au titre d’une vaste attribution de la Couronne britannique, à un autre qui affirmait l’avoir acheté à une tribu indienne, et à un troisième qui l’avait accepté d’une législature d’état à titre de salaire et il se pouvait en outre qu’aucun d’entre eux n’ait jamais posé les yeux sur le terrain en cause.

Entre-temps, le pays se couvrait d’immigrants qui posaient des bornes, labouraient les champs, construisaient des maisons, aliénaient leurs titres immobiliers et se faisaient crédit bien avant que les Etats leur aient reconnu un quelconque Droit de le faire. C’était l’époque des pionniers et de l’Ouest sauvage. Une des raisons pour lesquels il était si sauvage est que ces pionniers, pour la plupart occupants sans titre, affirmaient que c’était leur travail, non des morceaux de papier ou des tracés arbitraires sur une carte qui, ayant donné à la terre sa valeur, fondaient la propriété

Ils pensaient que s’ils occupaient la terre et lui donnaient de la valeur avec des maisons et des fermes, elle leur appartenait. Les hommes de l’Etat, local et fédéral, pensaient autrement. Les hommes de l’Etat envoyaient des soldats pour brûler les fermes, détruire les bâtiments. Les colons se défendaient. Lorsqu’ils étaient partis, les colons reconstruisaient et recommençaient à travailler la terre. Ce passé-là, c’est le présent du Tiers monde.

Une révolution surprise

Avant 1950, la plupart des pays du Tiers monde étaient organisées en sociétés rurales qui eussent amené un Européen du XVIIIème siècle à se sentir tout à fait chez lui. La plupart des gens travaillaient la terre, que possédaient un petit nombre de grands propriétaires fonciers certains d’entre eux appartenant à l’oligarchie indigène, les autres étant des planteurs coloniaux. Les villes étaient petites et jouaient le rôle de marchés et de ports plutôt que de centres industriels. Elles étaient dominées par des élites mercantiles qui protégeaient leurs intérêts sous d’épaisses couches de règles et de réglementations.

A partir de 1950 commence dans le Tiers monde une révolution semblable aux ruptures sociales et économiques qui s’étaient produites en Europe aux alentours de l’année 1800. De nouvelles machines réduisent la demande de travail agricole en même temps que de nouveaux médicaments et méthodes d’hygiène réduisent le taux de mortalité infantile et allongent l’espérance de vie. Bientôt, on voit des centaines de milliers de personnes cheminer le long des routes nouvellement tracées, vers ces villes qui ont l’air tellement attirantes dans les programmes de radio qui viennent de se créer. La population des villes augmente rapidement. En Chine, plus de 100 millions de personnes ont quitté les campagnes pour s’installer dans les villes depuis 1979. Entre 1950 et 1998, la population de Port-au-Prince en Haïti s’est accrue de 140 000 à 1,5 million ; vers 1998, elle approchait les 2 millions. Presque les deux tiers de ces gens vivent dans des bidonvilles. Ce nouvel afflux de citadins mettait déjà les experts au désespoir en 1973, bien avant que le plus gros afflux se soit produit.

"Tout se passe comme si la ville était en train de partir en lambeaux", écrivait l’architecte Albert Mangonese. "Une construction anarchique, partout, n’importe comment. Le système des égouts est incapable d’évacuer les eaux de pluie, il se bouche quotidiennement. La population se concentre dans des zones précises où il n’existe aucune infrastructure sanitaire… Les trottoirs de l’avenue Dessalines sont littéralement occupées par de petits vendeurs… la ville est devenue invivable".

Bien peu sont ceux qui avaient pressenti cette énorme transformation des modes de vie et des manières de travailler. Les théories du développement à la mode voulaient alors amener le développement aux campagnes. Les paysans n’étaient pas censés venir dans les villes à la recherche u XXème siècle. Et pourtant, il en est venu des dizaines de millions, malgré toutes les réactions d’hostilité. Ils se heurtaient à un mur impénétrable de règles qui leur barraient l’accès aux activités légales dans l’économie et la société. Il était terriblement difficile à ces nouveaux citadins d’acquérir légalement un logement, de faire officiellement des affaires, ou de trouver des emplois qui ne soient pas au noir.

Les obstacles à la légalité

Pour nous faire une idée des difficultés de la vie pour un immigrant, mon équipe de recherche et moi-même avons ouvert un petit atelier de vêtements dans les faubourgs de Lima. Notre projet était de créer une nouvelle entreprise en toute légalité. L’équipe s’est donc mise à remplir les formulaires, à faire la queue, et à faire les trajets en bus au centre de Lima pour obtenir toutes les autorisations nécessaires à l’ouverture au Pérou d’une petite entreprise suivant la lettre de la loi. Elle y a passé six heures par jour pour finalement enregistrer l’entreprise en question… 289 jours plus tard. Alors que l’atelier n’était censé employer qu’un seul ouvrier, le coût de l’enregistrement légal équivalait à 1 231 dollars 31 fois le salaire minimum mensuel. Obtenir l’autorisation légale de construire une maison sur un terrain d’Etat a pris six ans et onze mois, exigeant 207 démarches administratives dans 52 administrations. Obtenir un titre juridique sur ce bout de terrain a nécessité 728 démarches. Nous avons aussi découvert qu’un conducteur privé de car, de taxi ou de taxi collectif qui voulait voir son trajet officiellement reconnu devait faire 26 mois de formalités administratives.
Obtenir l’autorisation légale de construire une maison sur un terrain d’Etat a pris six ans et onze mois, exigeant 207 démarches administratives dans 52 administrations.

Mon équipe de recherche a renouvelé ces expériences dans d’autres pays avec l’aide d’associés locaux. Les obstacles ne furent pas moins formidables qu’au Pérou ; souvent, ils étaient encore plus décourageants. Dans les Philippines, une personne ayant construit un logement sur un lotissement urbain serait, pour l’acquérir légalement, obligée de former une association avec ses voisins pour accéder à un programme public de subventions au logement.

L’ensemble du processus pouvait exiger 168 démarches, mettant en oeuvre 53 organismes publics et privés, et prendre de 13 à 25 ans. Et cela même suppose que le programme public a suffisamment d’argent. Si le logement se trouve sur une zone encore considérée comme agricole, le nouvel arrivant devrait encore franchir des obstacles supplémentaires pour faire passer le terrain en zone constructible 45 démarches bureaucratiques supplémentaires devant 13 entités, ajoutant deux années de plus à la procédure.

En Egypte, la personne qui voudrait acquérir et faire enregistrer une parcelle sur un terrain désertique appartenant à l’Etat devrait en passer par 77 procédures auprès de 31 organismes publics et privés. Cela peut prendre le temps qu’on voudra, entre cinq et quatorze ans. Construire légalement un logement sur un ancien terrain agricole exigerait de six à onze ans à se débattre entre les bureaucraties, peut-être davantage. Cela explique pourquoi ce sont quelque 47 millions d’Egyptiens qui ont choisi de construire leur logement en dehors de la loi. Si, après avoir construit leur maison, les nouveaux habitants décident de devenir des citoyens respectueux de la loi et d’acheter les droits sur ces habitations, ils risquent de les voir démolir, d’avoir à payer une forte amende et d’être jetés pour 10 ans en prison.

En Haïti, une manière pour un citoyen ordinaire de s’installer légalement sur un terrain appartenant à l’Etat est de commencer par le louer pour cinq ans, puis de l’acheter. Travaillant avec des associés en Haïti, nos chercheurs ont découvert qu’obtenir un tel bail exigeait 65 démarches administratives nécessitant en moyenne un peu plus de deux ans tout cela pour le seul privilège de louer le terrain pendant cinq ans. Acheter le terrain exigeait de sauter 111 obstacles bureaucratiques supplémentaire et 12 années de plus. Délai total pour acheter un terrain légalement en Haïti : 19 ans.

Dans chacun des pays que nous avons examinés, nous avons découvert qu’il est aussi difficile de rester dans la légalité que d’y entrer. Les immigrants violent moins la loi que la loi ne les viole et ils choisissent de sortir du système. Il y a trente ans, plus des deux tiers des nouveaux logements construits au Brésil l’était pour la location. Aujourd’hui, il n’y a que 3 % environ de cette construction qui soit officiellement enregistré comme logements locatifs. Vers où a disparu tout ce marché-là ? Vers les zones extralégales des cités brésiliennes qu’on appelle favelas, qui vivent en-dehors des lourdes réglementations de l’économie officielle et qui fonctionnent en suivant l’offre et la demande. Il n’y a pas de contrôle des loyers dans les favelas, les loyers se paient en dollars US et les locataires qui ne paient pas sont rapidement évincés.

Une fois que ces nouveaux citadins quittent le système, leur seule possibilité est de vivre et de travailler en-dehors de la loi, en se servant d’accords non légalement contraignants pour protéger et mobiliser leurs actifs. En 1976, deux tiers de ceux qui travaillaient au Venezuela étaient au service d’entreprises légalement constituées ; aujourd’hui, la proportion est de moins de la moitié. Ces systèmes procèdent d’une combinaison de règles sélectivement empruntées au système juridique officiel, d’improvisations ad hoc, et de coutumes importées de leurs lieux d’origine ou inventées localement.

Ils sont maintenus par une forme de contrat social qu’accepte la communauté dans son ensemble et qu’imposent les autorités que cette communauté s’est choisies. Ces contrats sociaux extralégaux ont créé un secteur vivace mais sous-capitalisé, le centre du monde des pauvres.

Le secteur sous-capitalisé

Les migrants ont beau être des transfuges de la loi, cela ne veut certes pas dire qu’ils se soient repliés sur l’oisiveté. Partout dans le Tiers monde et dans les anciens pays communistes les secteurs sous-capitalisés bourdonnent de labeur et d’ingéniosité. Les ateliers d’artisans se sont répandus dans toutes les rues, fabriquant de tout, depuis l’habillement et les chaussures jusqu’aux fausses montres Cartier et aux faux sacs Vuitton. Il y a des ateliers pour construire des machines et les reconstruire, des voitures et même des autocars. Les pauvres nouvellement arrivés dans les cités ont créé des industries et des quartiers entiers qui doivent subsister sur des branchements clandestins à l’eau et à l’électricité. Il y a même des dentistes sans diplôme pour boucher les caries.

Ce n’est pas uniquement une histoire de pauvres qui s’échangent leurs services. Ces nouveaux entrepreneurs pallient aussi bien les défauts de l’économie officielle. Les bus, les taxis individuels et collectifs circulant sans licence représentent la plus grande partie du transport public dans bien des pays en développement. Dans d’autres parties du Tiers monde, les vendeurs issus des bidonvilles fournissent la plus grande partie de la nourriture disponible sur le marché, que ce soit à partir de charrettes circulant dans les rues ou à partir d’étals dans les bâtiments qu’ils construisent.

En 1993, la Chambre de Commerce du Mexique estimait à 150 000 le nombre de ces échoppes dans le district fédéral de Mexico, avec 293 000 de plus dans 43 autres centres urbains du Mexique. Ces petites baraques font en moyenne moins d’un mètre cinquante de large, mais si les seuls vendeurs de Mexico juxtaposaient les leurs le long d’une voie unique sans s’interrompre aux intersections, elles formeraient un alignement de plus de 200 kilomètres de long. Des milliers et des milliers de gens y travaillent dans le secteur extralégal dans la rue, chez eux, et dans les boutiques, bureaux et usines non enregistrées de la ville. Une tentative faite en 1994 par l’Institut National de la Statistique du Mexique pour mesurer le nombre des micro-entreprises non enregistrées dans l’ensemble du pays est revenue avec un total de 2.65 million. Ce sont tous là des exemples de la vie économique dans le secteur sous-capitalisé de la société.

Dans les anciens pays communistes, vous pouvez observer des activités encore plus élaborées qui ne sont pas comptabilisées, depuis la production de matériel et de logiciels informatiques jusqu’à la construction d’avions de combat pour l’exportation. La Russie, bien sûr, possède une histoire tout à fait différente de celle de pays du tiers monde comme Haïti et les Philippines. néanmoins, depuis la chute de l’Union soviétique, les anciennes républiques ont glissé dans le même schéma de possession non officielle. En 1995, Business Week rapportait que, quatre ans après l’effondrement du communisme, il n’y avait en Russie que "280 000 agriculteurs sur 10 millions propriétaires de leur terre". Des estimations fondées sur la consommation d’électricité indiquent qu’entre 1989 et 1994, l’activité non officielle dans les Etats ex-soviétiques esr passée de 12 à 37 % de la production totale. Certains estiment cette proportion encore plus élevée.

Rien de tout cela ne paraîtra nouveau à ceux qui ne vivent pas en Occident. Vous n’avez qu’à ouvrir une fenêtre ou à prendre un taxi de l’aéroport jusqu’à votre hôtel pour voir le périmètre des villes bourré de maisons, les armées de colporteurs qui font l’article dans la rue, un aperçu furtif à travers une porte de garage sur un atelier en pleine activité, et des bus cabossés traversant dans tous les sens les rues poussiéreuses. On perçoit souvent l’extra-légalité comme un sujet marginal, comparable aux marchés noirs dans les pays avancés, ou à la pauvreté, ou au chômage. On se représente typiquement ce monde hors la loi comme un endroit où rôdent les gangsters personnages sinistres qui n’intéresseraient que la police, les anthropologues et les missionnaires.

Or, en fait, c’est la légalité qui est devenue marginale, et l’illégalité qui est devenue la norme. Les pauvres ont déjà pris le contrôle d’une grande partie de l’immobilier et de la production. Ces agences internationales, qui envoient leurs consultants à la rencontre du "secteur privé local" derrière le reflet de ses tours de verre dans les quartiers huppés de la ville ne traitent qu’avec une partie du monde de l’entreprise : dans le Tiers monde et les anciens pays communistes, le pouvoir économique émergent est celui, bien plus bas, des chiffonniers, des quincailliers et des entreprises illégales du bâtiment. Le seul choix réel pour les gouvernants de ces pays est de savoir s’ils vont finir par intégrer ces ressources-là dans un ordre juridique cohérent ou s’ils vont continuer à vivre dans l’anarchie.

Combien de capital ainsi figé ?

Au cours de la dernière décennie, mes chercheurs ont mené des études sur cinq villes du tiers monde le Caire, Lima, Manille, Mexico et Port-au-Prince pour tenter de donner une valeur au capital possédé par ces gens qui ont été exclus de l’économie capitaliste par une législation discriminatoire. Pour avoir plus de confiance en nos résultats, nous avons concentré notre attention sur le plus tangible et repérable des actifs : l’immobilier.

A la différence du commerce de la nourriture ou des chaussures, de la réparation automobile ou de la fabrication de fausses montres Cartier activités qu’il est difficile de compter et encore plus difficile d’évaluer les constructions ne peuvent pas se cacher. Vous pouvez apprécier leur valeur rien qu’en suivant le prix des matériaux de construction et en observant les prix auxquels se vendent les bâtiments comparables. Nous avons passé des milliers et des milliers de journées à compter les bâtiments pâté de maisons par pâté de maisons. Chaque fois qu’on nous a autorisés à le faire, nous avons publié nos résultats, de sorte qu’on puisse en discuter ouvertement et les critiquer. Nous avons découvert que la manière de construire dans le monde sous-capitalisé prend autant de formes qu’il y a d’obstacles légaux à contourner. La forme la plus évidente est celle du bidonville construit sur un terrain public. Cependant, nos chercheurs ont découvert des façons bien plus créatives de tourner la législation immobilière.

Au Pérou, par exemple, les gens ont formé des "coopératives agricoles" pour acheter des propriétés à leurs anciens possesseurs et en faire des lotissements résidentiels et industriels. Comme il n’existe aucune manière légale de changer facilement la possession des terres, les possesseurs agricoles des coopératives publiques ont illégalement subdivisés les terrains en parcelles privées. En conséquence, il en est peu qui aient un titre légalement valide sur la terre qui est la leur.

A Port-au-Prince, il arrive même que des propriétés de grande valeur changent de mains sans que quiconque se soucie d’en informer le cadastre, lequel est de toutes façons désespérément engorgé. A Manille, les résidences pullulent sur des terrains que l’urbanisme vouait exclusivement à un usage industriel. Au Caire, les résidents de HLM à quatre étages en construisent trois de plus au-dessus des anciens et vendent les appartements à des membres de leur familles et à d’autres. Encore au Caire, les occupants officiels de logements dont les loyers ont été bloqués au début des années 1950 à un niveau qui représente aujourd’hui moins d’un dollar par an subdivisent ces propriétés en appartements plus petits et les louent à des prix de marché.

Au Caire, les résidents de HLM à quatre étages en construisent trois de plus au-dessus des anciens et vendent les appartements à des membres de leur familles et à d’autres.

Une partie de ces logements était hors la loi depuis le premier jour, construite en violation de toutes sortes de lois. D’autres bâtiments les maisons de Port-au-Prince, les appartements du Caire victimes du contrôle des loyers ont commencé dans le système légal mais l’ont abandonné quand respecter la loi est devenu trop coûteux et trop compliqué. Par une voie ou par une autre, presque tous les logements citadins ont quitté le cadre légal et avec lui les lois mêmes qui auraient pu en théorie fournir aux propriétaires les représentations et les institutions pour créer du capital. Il se peut qu’il existe encore des actes ou quelque espèce d’écrit entre les mains de quelqu’un. mais le véritable statut patrimonial de ces actifs a glissé en dehors du système d’enregistrement officiel, et les enregistrements comme les cartes sont périmés.

Le résultat est que la plupart des ressources de ces gens sont invisibles poour le commerce et la finance. Personne ne sait vraiment qui possède quoi et où, qui est responsable de la bonne fin des obligations, qui est responsable en cas de perte ou de fraude, ou quels mécanismes sont disponibles pour imposer le paiement des biens et des services effectivement fournis. La conséquence est que la plupart des actifs potentiels des pays en question ne sont ni identifiés ni appréciés à leur juste valeur ; le capital accessible est rare, et l’économie marchande est contrainte et entravée.

Cette description du monde sous-capitalisé diffère notablement de l’opinion reçue sur le monde en développement. Cependant, c’est là que vivent la plupart des gens. C’est un monde où la possession des actifs est difficile à repérer et à prouver, et qui n’est gouverné par aucun système de règles que la loi puisse reconnaître ; où les attributs de ces actifs qui sont potentiellement utiles pour l’économie n’ont pas été décrits ni organisés ; où on ne peut pas s’en servir pour obtenir une plus-value par l’intermédiaire de transactions multiples parce que ces incertitudes laissent trop de place au malentendu, à l’erreur sur ce qui a été conclu, et à la remise en cause des accords ; bref, où la plupart des actifs sont morts en tant que capital financier.

Que vaut ce capital qu’on empêche de vivre ?

Ce capital figé, en montagnes virtuelles, s’affiche de part et d’autre des rues dans l’ensemble des pays en développement ou anciennement communistes. Aux Philippines, d’après nos calculs, 57 % des citadins et 67 % des campagnards vivent dans des maisons qui sont du capital mort. Au Pérou, ce sont 53 % des citadins et 81 % des campagnards qui vivent dans des logements extra-légaux.

Les chiffres sont encore plus spectaculaires en Haïti et en Egypte. En Haïti, 68 % des citadins et 97 % des ruraux vivent dans des maisons sur lesquielles personne ne possède de titre juridique distinct. En Egypte, l’immobilier non mobilisable loge 92 % des citadins et 83 % des campagnards.

Une bonne partie de ces logements ne vaut pas grand chose à l’aune des critères occidentaux. Un taudis à Port-au-Prince va chercher dans les 500 dollars, une cabane au bord d’un cours d’eau pollué à peine 2 700 $ à Manille, une maison assez conséquente dans un village en-dehors du Caire tout juste 5 000 $. Et dans les collines qui entourent Lima, un respectable bungalow avec un garage ne s’estime qu’à 20 000 $. Mais il y en a vraiment beaucoup, de ces habitations-là, et collectivement leur valeur dépasse spectaculairement le patrimoine total des riches. En Haïti, les possessions immobilières sans titre valent en tout quelque 5,2 milliards de dollars. Pour remettre cette somme dans son contexte, cela représente quatre fois le total de tous les actifs de l’ensemble des sociétés travaillant légalement en Haïti, neuf fois la valeur de tous les actifs possédés par l’Etat, et 158 fois la valeur de tous les investissements étrangers directs jamais enregistrés dans l’histoire haïtienne jusqu’en 1995.

Haïti n’est-il qu’une exception, un morceau d’Afrique francophone placée par erreur dans l’hémisphère occidental, où le régime Duvalier aurait systématiquement retardé l’émergence d’un système juridique organisé ? Peut-être. Alors examinons le Pérou, pays amérindien et hispanisant avec une tradition et une composition ethnique très différentes. Au Pérou, la valeur de l’immobilier détenu en-dehors de la loi s’élève à quelque 74 milliards de dollars. Ceci représente cinq fois la capitalisation totale de la Bourse de Lima avant a baisse de 1998, 11 fois plus que l’ensemble des entreprises et institutions d’Etat potentiellement privatisables, et 14 fois la valeur de tous les investissements étrangers directs dans le pays depuis qu’on y écrit l’histoire. Rétorquerez-vous que l’économie officielle du Pérou est étouffée par les traditions de l’ancien empire Inca, l’influence corruptrice de la colonisation espagnole, et la guerre récente avec les maoïstes du Sentier lumineux ?

Très bien, alors voyez les Philippines, ancien protectorat américain en Asie. La valeur de l’immobilier sans titre y est de 133 milliards de dollars, quatre fois la capitalisation des 216 sociétés locales enregistrées à la Bourse de Manille, sept fois le total des dépôts dans les banques commerciales du pays, neuf fois le capital des entreprises nationalisées et 14 fois la valeur de l’ensemble des investissements étrangers directs.

Peut-être que les Philippines, à leur tour, sont une anomalie quelque chose à voir avec le christianisme cultivé dans les anciennes colonies espagnoles. Dans ce cas, voyons l’Egypte. En Egypte, la valeur du capital figé dans l’immobilier est, d’après le décompte que nous avons fait avec nos collègues égyptiens, de quelque 240 milliards de dollars. Cela, c’est 30 fois la valeur de l’ensemble des actions sur le marché du Caire et, comme je l’ai déjà noté, 55 fois la valeur totale de l’investissement étranger direct en Egypte. Dans chacun des pays que nous avons examinés, l’ingéniosité entreprenante des pauvres a créé de la richesse sur une vaste échelle richesse qui constitue en même temps la plus grande source potentielle de capital pour le développement. Ces actifs non seulement dépassent de beaucoup les possessions de l’Etat, des sociétés par actions, et les investissements directs étrangers ; ils sont plusieurs fois supérieurs au total des aides des pays avancés et de tous les prêts accordés par la Banque mondiale. Les résultats sont encore plus stupéfiants lorsque l’on extrapole à partir de ces quatre pays sur l’ensemble du Tiers monde et des anciens pays communistes. Dans ces pays, nous estimons qu’environ 85 % des lotissements urbains et entre 40 et 53 % des terres agricoles sont détenues d’une manière telle qu’on ne peut pas s’en servir pour créer du capital.

Tenter de mettre une valeur sur tous ces actifs ne va forcément livrer qu’un nombre approximatif. Cependant, nous pensons que nos estimation sont des plus prudentes. D’après nos calculs, la valeur totale de l’immobilier détenu mais pas légalement possédé par les pauvres du Tiers monde est d’au moins 9,3 billions de dollars. C’est un nombre qui mérite réflexion : 9,3 billions de dollars, c’est deux fois la masse monétaire totale circulant aux Etats-Unis. A peu de choses près, c’est presque autant que la valeur totale de toutes les sociétés enregistrées sur les principales Bourses des 20 pays du monde les plus développés : New York plus Tokyo plus London plus Francfort plus Toronto plus Paris plus Milan plus le Nasdaq, plus une douzaine d’autres encore. Cela représente plus de 20 fois le total de l’investissement étranger direct dans l’ensemble du Tiers monde et des anciens pays communistes au cours des 10 années qui ont suivi 1989, 46 fois autant que l’ensemble des prêts de la Banque mondiale au cours des trois décennies écoulées, et 93 fois la totalité de l’assistance au développement accordée au Tiers monde par l’ensemble de tous les pays avancés pendant la même période.

Hectares de diamants

L’expression "pauvreté dans le monde" évoque trop facilement l’image des mendiants dénués de tout dormant sur les trottoirs de Calcutta et d’enfants africains mourant de faim sur le sable. Ces situations sont, bien sûr, bien réelles, et des millions de nos frères humains demandent et méritent notre aide. Cependant, la peinture la plus noire du Tiers monde n’est pas la plus exacte.

Pire, elle détourne notre attention des exploits de ces petits entrepreneurs qui triomphent de tout obstacle imaginable et créent la plus grande partie de la richesse de leurs sociétés. Une image serait plus véridique, qui dépeindrait un homme et une femme économisant sou à sou pour se construire une maison à eux -mêmes et à leurs enfants, et créant des entreprises là où personne n’imaginait qu’on puisse les monter. Je n’aime pas qu’on représente ces héros de l’entreprise comme contribuant au problème de la pauvreté dans le monde.
Ce ne sont pas eux qui sont le problème ; eux font partie de la solution. Au cours des années qui ont suivi la Guerre de sécession, un conférencier du nom de Russell Conwell traversait les Etats-Unis avec un message d’enthousiasme pour des millions de gens. Il racontait l’histoire d’un marchand des Indes à qui un prophète avait promis qu’il deviendrait sûrement plus riche qu’on ne pouvait l’imaginer si seulement il se mettait à la recherche de son trésor. Le marchand se mit à voyager autour du monde, pour revenir finalement à la maison, vieux, triste et défait. Alors qu’il rentrait dans sa maison abandonnée, il eut envie d’un verre d’eau. Mais le puits s’était envasé. Avec peine, il prit une pelle… et trouva immédiatement la Golconde, la plus grande mine de diamants du monde.

Le message de Conwell est un message utile. Les dirigeants du Tiers monde et des anciens pays communistes n’ont aucun besoin de faire le tour des ministères étrangers et des institutions financières internationales pour trouver leur fortune. C’est au milieu de leurs quartiers et bidonvilles les plus pauvres que se trouvent sinon des hectares de diamants du moins des billions de dollars, tout prêts à être mis au travail… si seulement on pouvait découvrir le mystère qui permet de transformer ces actifs en capital vivant.

Le mystère de la conscience politique

La décomposition des peuplements traditionnels et de la loi autoritaire est depuis 40 ans une tendance indiscutable dans les pays en développement et dans les anciens pays communistes depuis 10. Les trois millions d’immigrants illégaux qui assiègent Pékin ont créé un maquis d’ateliers clandestins dans les faubourgs de la ville. Le marché noir représente désormais 50 % du PIB en Russie et en Ukraine et jusqu’à 62 % en Géorgie. L’Organisation Internationale du Travail rapporte que, depuis 1990, 85 % de tous les emplois nouveaux en Amérique latine et aux Caraïbes ont été créés dans le secteur extralégal. En Zambie, il n’y a que 10 % de la main-d’oeuvre dont l’emploi soit officiel.

Les gouvernements ont essayé de forcer les taxis indépendants, collectifs et autres, qui engorgent la circulation, à se plier à des normes minimales de sécurité ; ils punissent les pertes et les vols d’eau et d’électricité, tentent de faire respecter brevets et droits d’auteur ; ils ont arrêté et exécuté autant de gangsters et trafiquants de drogue que possible (du moins les plus connus d’entre eux) ; ils ont renforcé les mesures de sécurité pour contenir l’influence préoccupante de sectes politiques extrêmes au sein des multitudes déracinées et vulnérables.

Chacun de ces problèmes possède sa propre spécialisation universitaire pour l’étudier, et son programme public pour le traiter. Peu de gens semblent se rendre compte que ce à quoi nous avons affaire est une révolution industrielle, immense et mondiale : le passage massif d’une vie à petite échelle à une autre organisée sur une grande. Pour le meilleur et le pire, les gens qui n’habitent pas l’Occident, dans un effort pour améliorer leur sort, quittent les communautés autarciques et isolés pour devenir interdépendants sur des marchés beaucoup plus étendus.

La Grande-Bretagne ne faisait vivre que huit millions de personnes au début du quart de millénaire pendant lequel elle est passée de la cour de ferme à l’ordinateur portable. L’Indonésie fait le même chemin en quatre décennies seulement, avec une population de plus de 200 millions. Pas étonnant que ses institutions aient mis du temps à s’adapter. Mais s’adapter, il le faut bien. Une marée humaine est venue de ses communautés isolées pour participer à des cercles toujours plus larges d’échange économique et intellectuel. C’est cette marée qui a transformé Djakarta, Mexico, São Paolo, Nairobi, Bombay, Shanghai et Manille en mégapoles de 10, 20, 30 millions en submergeant leurs institutions politico-juridiques. Alors que toutes sortes de transactions anonymes se font régulièrement dans les pays développés, les migrants du monde en développement ne peuvent traiter qu’avec des gens qu’ils connaissent et respectent. Ces contrats non formalisés, spécifiques, ne marchent pas très bien. Comme Adam Smith l’a souligné il y a longtemps, plus le marché est vaste et plus les compétences peuvent se spécialiser. A mesure que les producteurs se spécialisent, l’économie devient plus efficace, ce qui fait monter les salaires et le prix des actifs. Une panne juridique qui empêche les entrepreneurs de négocier avec des étrangers entrave la division du travail et enchaîne les entrepreneurs à des cercles plus restreints de spécialisation où le productivité est faible.

Peu de gens semblent se rendre compte que ce à quoi nous avons affaire est une révolution industrielle, immense et mondiale : le passage massif d’une vie à petite échelle à une autre organisée sur une grande.

Les avancées de l’Occident, jusqu’à la croissance exponentielle des techniques de l’information et de la communication, n’ont pu se produire que parce que les systèmes de Droits de propriété nécessaires pour les faire fonctionner étaient déjà en place. Des système intégrés de propriété formelle ont dissous la plupart des groupes restreints en invitant leurs membres à créer un réseau plus vaste où la possibilité de créer du capital était considérablement plus grande. Dans ce sens, la propriété aussi obéit à ce qu’on appelle la Loi de Metcalfe (nommée d’après Bob Metcalfe, inventeur de la norme Ethernet qui sert à former les réseaux entre ordinateurs personnels). D’après la loi de Metcalfe, la valeur d’un réseau définie comme son utilité est en gros proportionnelle au carré du nombre des utilisateurs. Un seul téléphone ne sert à rien : qui appeler ? Deux téléphones valent mieux, mais pas beaucoup plus. C’est seulement quand la plus grande partie de la population a un téléphone que le pouvoir du réseau atteint son potentiel complet de changer la société.

Comme les réseaux d’ordinateurs, existaient depuis des années avant que quiconque imagine de les lier entre eux, les systèmes de propriété deviennent terriblement puissants lorsqu’ils sont branchés entre eux dans un réseau plus vaste. C’est seulement alors que le potentiel d’un droit de propriété particulier n’est pas limité par l’imagination de son possesseur, de ses voisins ou connaissances, mais ouvert à tout un réseau plus large d’autres imaginations.

Lorsque des migrants passent de pays en développement ou anciennement communistes à des nations avancées, des institutions bien développées finissent par les absorber dans un système de propriétés en réseau qui leur permet de produire une valeur supplémentaire. Les gens qui migrent dans leur propre pays ne sont pas reçus de la sorte du moins pas assez vite. Il manque aux pays plus pauvres les institutions pour intégrer les migrants dans le secteur officiel, assurer à leurs actifs une forme fongible, et leur fournir les instruments de comptabilité et de faire de leurs possesseurs des agents économiques responsables, et leur fournir les outils d’association et de multiplication des moyens qui leur permettraient de multiplier les contacts et de créer du capital au sein d’un vaste marché protégé par la loi. Si bien que les migrants inventent, aux dépens de la légalité, une variété de systèmes extralégaux à la place des lois et institutions dont ils auraient besoin pour coopérer sur un marché élargi.

Le problème fondamental des pays non occidentaux n’est pas que les gens prennent le chemin des centre urbains, que les ordures s’accumulent, que l’infrastructure est insuffisante ou que l’on déserte les campagnes. Tout cela s’est déjà produit dans les pays avancés. Le problème n’est pas non plus la croissance des villes. Los Angeles s’est développée plus rapidement que Calcutta au cours de ce siècle, et Tokyo est trois fois plus grande que Delhi. Le problème premier est le retard que l’on met à reconnaître que la plus grande partie des troubles auxquels on assiste en-dehors de l’Occident est le produit d’une révolution qui est pleine de promesses.

Pourquoi tout le monde est-il passé à côté du véritable problème ? Tout d’abord, la plupart d’entre nous ne voient pas que le développement des populations hors la loi depuis 40 ans a engendré une nouvelle classe d’entrepreneurs qui ont leurs dispositions juridiques propres.

Les hommes de l’Etat ne voient qu’un afflux massif de population, et le travail au noir, et les risques d’épidémie et de délinquance. Alors, pendant que le ministère du logement s’occupe de ses affaires à lui, que les ministères de la santé et de la justice s’occupent des leurs, personne ne remarque que la vraie cause du désordre n’est pas la population, ni la croissance des villes, ni même la pauvreté d’une minorité, mais un système dépassé de propriété légale.

Le second point aveugle est que peu reconnaissent que les problèmes auxquels ils sont confrontés ne sont pas nouveaux. L’immigration, l’extra-légalité qui affecte les villes du monde en développement et anciennement communiste ressemblent étroitement à ce que les pays occidentaux ont connu au cours de leur propre révolution industrielle. Eux aussi avaient choisi de tenter de résoudre les problèmes un par un. La leçon de l’Occident est que les mesures à la petite semaine et les mesures d’urgence pour atténuer la pauvreté n’ont pas suffi. Les niveaux de vie n’ont monté que lorsque hommes de l’Etat ont réformé la loi et le système de propriété dans un sens qui rendait possible la plus grande division du travail.

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