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Le terrorisme de l’esprit

lundi 14 avril 2003

On aurait pu attendre une autre analyse de la part du maître ès variations sur la gémellité du réel et du virtuel, de l’image et de la substance, du média et de la réalité. L’effondrement des Twin Towers pouvait marquer, à ses yeux, le triomphe définitif du virtuel, le moment où il s’empare, de manière assourdissante, du réel, la démonstration, en un mot, de la justesse de la pensée Baudrillard la plus classique.

Au lieu de ces gammes-là, fussent-elles familières, notre philosophe a décidé d’occuper la posture, si traditionnelle en France, du grand intellectuel prophète de l’événement, garant de sa légitimité et naturellement caution de la révolution en marche. Après Michel Foucault, avocat du khomeinisme iranien en 1979 et donc solidaire en théorie de ses exactions, voilà Baudrillard philosophe du "modèle terroriste" (sic).

A tout seigneur, tout honneur ; les coupables sont – comment en être surpris ? – la mondialisation et son corollaire, l’hyperpuissance américaine. La "mondialisation libérale est en train de se réaliser sous la forme exactement inverse : celle d’une mondialisation policière, d’un contrôle total, d’une terreur sécuritaire. La dérégulation finit dans un maximum de contraintes et de restrictions, équivalant à celles d’une société fondamentaliste".

A une terreur ne peut donc répondre qu’une autre terreur, à un fondamentalisme un autre fondamentalisme : CQFD... N’est-ce pas "le système lui-même qui a créé les conditions objectives de cette rétorsion brutale ? En ramassant pour lui toutes les cartes, il force l’Autre à changer les règles du jeu" : CQFD encore. Qui est cet Autre si digne qu’il appelle une majuscule ?

"C’est le monde lui-même qui résiste à la mondialisation." Le tour de bonneteau devient de plus en plus osé : le terrorisme est donc l’incarnation du "monde". Il est certes "immoral" – quelle concession de la part de Baudrillard ! – mais il ne fait que répondre "à une mondialisation qui est, elle-même, immorale". Voilà le principe d’équivalence fonctionnant à plein régime : le monde répond à la mondialisation, une terreur à une autre, un mal à un mal.

Comme Baudrillard sent venir l’objection sur la distinction du Bien et du Mal, il la désagrège par anticipation : "Pour une fois qu’on a un événement qui défie non seulement la morale mais toute forme d’interprétation, essayons d’avoir l’intelligence du Mal. Le point crucial est là justement : dans le contresens total de la philosophie occidentale, celle des Lumières, quant au rapport du Bien et du Mal." Notre prestidigitateur pervers est au comble de son talent : là où vous croyez voir le Bien, il y a son double, CQFD toujours.

Tout à son désir d’escamotage, il fait, dans un autre tour de magie, disparaître le débat sur l’islam : "L’islam n’est que le front mouvant de cristallisation de cet antagonisme." Ni promesse de paradis, ni fatwa, ni excommunication, une cristallisation – en utilisant le même mot que Stendhal pour l’amour : c’est une synthèse plutôt cursive de l’islamisme.

Enfin, il ne manque, pour corser le propos, qu’une fascination morbide vis-à-vis des terroristes. Baudrillard y cède avec des mots plus qu’ambigus : "Obligation sacrificielle... Sans rien perdre de cette complicité à la vie et à la mort... Tout est bon pour déconsidérer leurs actes... Certes leur mort ne prouve rien mais il n’y a rien à prouver dans un système où la vérité elle-même est insaisissable..." Ultime flèche d’indifférence : "Les conséquences à la fois jubilatoires (jubilatoires ! Vous avez bien lu) et catastrophiques en sont elles-mêmes largement imaginaires."

Devons-nous attacher la moindre importance à cette apologie, en forme d’explication, du terrorisme ? Oui, malheureusement. Elle vient d’un intellectuel en majesté, un de ces penseurs dont la classe médiatique ne prononce le nom qu’avec respect, une de ces figures bienvenues pour cautionner tous les combats, les meilleurs comme les pires. Elle traduit l’incapacité si traditionnelle dans l’intelligentsia française à reconnaître qu’il existe une hiérarchie des valeurs et que se référer à une morale n’est pas indécent.

On avait vu l’"anti-humanisme" se déployer pendant des décennies et plastronner, mais on le croyait englouti avec le communisme. Erreur : il est là, bien présent, et Baudrillard le pratique avec componction : rien ne vaut rien ; les droits de l’individu sont un leurre ; la violence terroriste est le corollaire du totalitarisme institutionnel.

Cette démonstration porte jusqu’à l’incandescence les pulsions antiaméricaines, les réflexes tiers-mondistes, les réactions gauchisantes qui parcourent l’opinion française. Ce n’est pas un point de vue isolé que défend Baudrillard ; il ne fait que dévoiler, grâce à l’appareil conceptuel du philosophe, ce qui chez tant d’autres relève du non-dit et de l’arrière-pensée. Il suffit d’une circonstance exceptionnelle pour voir renaître les vieux démons du totalitarisme intellectuel.

Pourquoi l’autre camp est-il si silencieux ? Pourquoi si peu de penseurs ou de philosophes ne nous rappellent-ils pas quelques vérités d’évidence ? La première d’entre elles : il existe une supériorité absolue de la démocratie. Affirmation qui n’a rien de commun avec les inepties à la Berlusconi sur la supériorité des valeurs occidentales. Certains pays musulmans se sont essayés, en effet, à pratiquer la démocratie et le jeu électoral, témoignant d’un courage collectif autrement plus impressionnant que lorsqu’il s’agit de déposer son bulletin dans l’urne à Luxembourg ou à Bruxelles. La démocratie, cette valeur suprême, n’est pas la chasse gardée de l’Occident.

Deuxième vérité, plus iconoclaste : Amérique rime avec démocratie. Comment Baudrillard explique-t-il le réflexe patriotique, depuis le 11septembre, de toutes les minorités, y compris musulmanes, d’un bout à l’autre du territoire américain ? Va-t-il s’imposer le vieux détour de l’aliénation marxiste pour s’y retrouver ?

Troisième vérité, sans doute trop infantile aux yeux de nos bons esprits : la morale n’est pas un ensemble vide, comme disaient les mathématiciens, et le régime démocratique lui permet de s’exprimer moins mal que tout autre système.

Quatrième vérité, encore plus banale : comment refuser aux pays démocratiques le droit de se défendre ? Aurait-il fallu, au nom du respect des populations civiles, que les Anglais ne bombardent pas Dresde, ni les Américains Hiroshima, quitte à laisser la deuxième guerre mondiale se perpétuer ?

Cinquième et ultime vérité : c’est au sein même du système occidental, c’est-à-dire du couple indissociable démocratie et marché, que s’élaborent le mieux les contrepoids, les contre-pouvoirs, les antidotes aux excès mêmes du libéralisme. Tous les régimes alternatifs ont péché : le fondamentalisme islamique n’est pas, de ce point de vue, plus attrayant que le fascisme ou le communisme.

Ce vade-mecum modéré est évidemment moins grisant à manipuler pour une "grande conscience" que des fantasmes globalisants et totalitaires. Baudrillard prend, à l’évidence, plus de plaisir au terrorisme de l’esprit, mais ne se rend-il pas compte qu’au-delà de la dimension ludique, sa posture est pitoyable ?

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