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Les faux prophètes

lundi 14 avril 2003

Sciences humaines - Deux physiciens, Alan Sokal et Jean Bricmont, dénoncent l’arrogance, le jargon, le flou de la pensée des philosophes à la mode. " Impostures intellectuelles " est une attaque sans merci.

L’affaire, ou plutôt, l’explosion Sokal, depuis ses débuts, il y a dix-huit mois, a débordé le cercle des intellectuels pour atteindre celui du public qui les lit, ou les admire sans les lire. Elle restera devant la postérité comme un exemple d’évaluation expérimentale de la validité d’une culture ou d’une école.

Rappelons les faits - et le forfait. Alan Sokal, professeur de physique à l’université de New York, avait fini par se lasser de voir les mathématiques et la physique invoquées abusivement, sans pertinence ni compétence, par de faux prophètes en sciences humaines. Il était par ailleurs agacé par leur jargon, souvent vide de tout sens - mais c’est là un travers bien antérieur à notre époque. Pour soumettre à une épreuve les philosophes à la mode, il compose alors une parodie dans le style de leurs élucubrations, multipliant les exploitations erronées de notions mathématiques ou physiques et les imbécillités volontaires dans l’extrapolation de ces notions aux sciences sociales. Il truffe son canular de citations authentiques, sélectionnées pour leur absurdité et tirées des auteurs mêmes qu’il moque. Ces derniers sont pour la plupart français, hélas ! Sokal couronne son pastiche d’un titre ronflant, " Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique ", énoncé dépourvu de sens, mais non de bouffonnerie.

Puis il adresse son article à l’une des revues les plus prestigieuses dans les milieux universitaires américains, Social Text. Surprise : les directeurs de la revue et son comité " scientifique " ne s’aperçoivent pas de la supercherie. Ils publient avec empressement leur propre mise en boîte. Mieux : aucun des lecteurs de Social Text, à savoir le gratin des maîtres penseurs de l’Ancien et du Nouveau monde, ne flaire non plus l’horrible piège. Des semaines passent. L’expérience ayant réussi au-delà de toute attente, Sokal révèle, en mai 1996, qu’il s’agissait d’une sottise intentionnelle à fins démonstratives.

Aujourd’hui, dans " Impostures intellectuelles ", livre écrit en collaboration avec Jean Bricmont, un physicien belge, Sokal tire les enseignements de l’accablant succès de sa ruse. Bricmont et Sokal développent et précisent leurs critiques des auteurs " postmodernes " ou classés comme tels.

Par exemple, Jacques Lacan - l’ancêtre fondateur - recourt sans arrêt à des notions mathématiques qu’il ne comprend pas lui-même. Ecrivant : " Dans cet espace de jouissance, prendre quelque chose de borné, fermé, c’est un bien, et en parler c’est une topologie ". Lacan trace une phrase qui ne veut rien dire d’un point de vue mathématique et a fortiori moins que rien comme application des mathématiques à la psychologie. Il ne justifie par aucun raisonnement ses analogies entre topologie et psychanalyse. De plus, ses énoncés mathématiques sont par eux-mêmes dénués de sens.

Bruno Latour nous apprend, pour sa part, que le pauvre Einstein ne s’est pas compris lui-même. Heureusement, Latour vint pour révéler que " la théorie de la relativité est sociale de part en part ". Autrement dit, elles n’est pas scientifique. C’est une représentation sociale, un peu comme la chanson d’Elton John en l’honneur de Diana. Dans sa bonté, Latour rend à Einstein le service posthume de lui apporter la lumière. " Avons-nous appris quelque chose à Einstein ? " se demande-t-il en toute modestie. Oui, car " sans la position de l’énonciateur... l’argument technique d’Einstein lui-même est incompréhensible ". Qu’il le soit pour Latour paraît certain.

Deleuze et Guattari s’empêtrent pour leur part dans des distinctions entre équations linéaires et non linéaires qu’ils confondent, d’ailleurs, les unes avec les autres et dont ils font une application aux sciences humaines forcément des plus oiseuses. Lors de la guerre du Golfe, Baudrillard nous dévoile de son côté que " l’espace de la guerre est devenu définitivement non euclidien ". Comme les géométries non euclidiennes se construisent dans un espace purement conceptuel et différend de celui de notre perception, on aimerait savoir en quoi le Moyen-Orient se distingue géométriquement des autres parties du monde. Par un point donné, peut-on y mener une infinité de parallèles à une droite donnée ?

Sokal et Bricmont se demandent également comment Paul Virilio, tout en cherchant à épater le lecteur à l’aide de références scientifiques, peut confondre vitesse et accélération, deux notions soigneusement distinguées au début de chaque cours de physique élémentaire. Ils diagnostiquent chez Virilio un " mélange de confusions monumentales et de fantaisies déclinantes ", preuves à l’appui. Et ils s’étonnent donc que Le Monde écrive en 1984 : " Avec une érudition étonnante, qui mêle les distances-espaces et les distances-temps, ce chercheur [Virilio] ouvre un important champ de questions philosophiques, qu’il appelle la dromocratie (du grec dromos, vitesse). " Encore nos deux physiciens ne se sont-ils pas aperçus que, par dessus le marché, dromos, en grec, ne signifie pas du tout vitesse, mais course, ou encore lieu dans lequel se déroule une course. C’est tachos qui signifie vitesse.

Dresser le sottisier de la French theory, comme on nomme aux Etats-Unis cette forme de pensée, ou, pour mieux dire, cet ensemble de procédés, n’aurait été qu’un passe-temps satirique fort amusant, mais limité. Nos deux physiciens vont plus loin. Certes, arriver à refiler un faux à des faussaires, c’est déjà un peu venger l’art authentique. Mais il est préférable de rappeler ensuite avec énergie ce qu’est celui-ci.

Car toute l’arrogance postmoderne consiste à expliquer en termes sociologiques le contenu des théories scientifiques. Il n’y aurait pas de différences entre les croyances vraies et les croyances fausses. Selon l’un des postmodernes cités, par exemple, la rotation du Soleil autour de la Terre a été longtemps " considérée comme un fait ". Lequel a été remplacé " par un autre fait " : la rotation copernicienne de la Terre autour du Soleil. Les deux faits sont vrais - ou faux, comme on voudra. Donc un fait " considéré " comme vrai et un fait vrai se valent.

" Toute connaissance, écrit un autre des auteurs analysés dans ce livre, est produite par des sujets dans un contexte historique... La science manifeste certains choix, certaines exclusions dues notamment au sexe des savants. "

Voilà ce que décrète Luce Irigaray dans son piquant essai " Le sujet de la science est-il sexué ? ". La vérification expérimentale des lois dépend du sexe de l’expérimentateur.

En somme, tout se passe comme si, à la suite de l’échec de la philosophie, les philosophes voulaient montrer que la science aussi a échoué ; qu’il n’y a pas de différence entre le démontrable et l’indémontrable ; que tout énoncé résulte de conditions à la fois subjectives et sociales ; qu’il n’y a pas de vérité, mais seulement des opinions. Naturellement, les postmodernes se gardent bien d’attribuer ce relativisme à leurs propres théories. Ils nous les assènent avec une morgue dogmatique où le seul argument devient l’argument d’autorité, baptisé " audace ".

C’est pourquoi ils ont contre-attaqué en usant d’armes étrangères à l’intelligence, consistant surtout à traiter Sokal de réactionnaire " poujadiste ", et - cela ne saurait tarder - de sympathisant du Front national et de " révisionniste ". Pitoyables égarements ! Il est vrai, lorsqu’on a érigé la tricherie en système et qu’on est pris la main de la sac, comment riposter, sinon en changeant de terrain avec la plus constante mauvaise foi ? L’honnêteté intellectuelle serait un suicide. De plus, ce sont les postmodernes qui sont réactionnaires. Car s’il n’y a aucune différence entre le vrai et le faux, le bien et le mal, le juste et l’injuste, toutes les idées, tous les comportements deviennent légitimes, y compris le racisme et le totalitarisme. L’enracinement dans son identité définit la seule vérité et la morale ? C’est retomber dans les conceptions nazies. C’est tourner le dos à toutes les conquêtes de la vraie gauche depuis trois siècles.

Car, concluent Sokal et Bricmont, " souvenons-nous qu’il y a bien longtemps il était un pays où des penseurs et des philosophes étaient inspirés par les sciences, pensaient et écrivaient clairement, cherchaient à comprendre le monde naturel et social, s’efforçaient de répandre ces connaissances parmi leurs concitoyens et mettaient en question les iniquités de l’ordre social. Cette époque était celle des Lumières et ce pays était la France ".

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