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Une Bastille d’Ancien Régime

dimanche 14 avril 2002

Le pouvoir, dans cette histoire de retraites, cherche-t-il à trancher le noeud gordien de la réforme ? Ce serait trop beau ! Mais il est vrai que la Bastille d’un système de retraites consenties à une catégorie privilégiée en fait le verrou, à la fois effectif et symbolique, d’une résistance d’Ancien Régime. Celle des services publics, fiefs campés sur leurs privilèges et rétifs à tout, à la réduction de leur nombre comme à celle de leur coût. Une fronde antidémocratique qui paralyse la République.

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L’affaire des retraites est à maints égards exemplaire. Nulle part ailleurs la défense obtuse d’un « avantage acquis » n’apparaît aussi crûment contraire à l’intérêt général. Aussi platement fondée sur un aveuglement délibéré, sur la négation pure et simple de la réalité.

Car enfin ce n’est pas un complot ploutocrate qui a produit ce déséquilibre des temps modernes où l’heureux accroissement de la longévité multiplie les bénéficiaires à la charge des actifs. Ce n’est pas un complot ploutocrate qui établit que la baisse annoncée dans trois ans de la population active contraindra mécaniquement soit à augmenter les cotisations, soit à diminuer les pensions. Ce n’est pas un complot capitaliste qui a gratifié un secteur public protégé d’un taux plein de retraite (soit environ les trois quarts du salaire des six derniers mois) après trente-sept ans et demi de cotisations, alors qu’il faut aux salariés privés quarante années de cotisations pour un taux calculé sur la base moins gracieuse des vingt-cinq meilleures années de leur vie active. Si nous ajoutons que l’espérance de vie est meilleure dans le secteur public, voici donc le comble : « Ceux qui vivent le plus longtemps sont ceux qui partent le plus tôt en retraite et bénéficient des pensions les plus élevées... » (1) Comment les champions de l’égalitaire s’arrangent-ils de cette inégalité-là ?

Le « non » épais des électriciens et gaziers au projet pourtant excessivement conciliant du gouvernement - et dont la CGT elle-même s’accommodait - nous rappelle cette évidence : dans un pays où le corporatisme des services publics s’épanouit depuis des lustres à proportion de leurs capacités de nuisance publique, les bénéficiaires n’iront pas d’eux-mêmes déposer, en action de grâces, leurs privilèges sur l’autel désaffecté de la vertu civique. Le corporatisme a les dents rentrantes du brochet : il engoule bien et restitue mal.

Que de poisons durables furent ainsi inoculés à la nation par la déchéance d’un Etat ligoté par ses serviteurs ! Un Etat, de surcroît, longtemps décervelé par la mystique socialiste du moindre travail qui réduisit - par retraites précoces et 35 heures - l’activité nationale quand, au contraire, tous les grands pays développés s’emploient désormais à la prolonger.

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Pour faire sauter les cliquets d’un engrenage si fatal, il faudra, je le crains, beaucoup « communiquer ». Ecouter ? Sans doute, mais pas seulement ceux qui font le plus de tapage. Quant à convaincre, on n’y parviendra pas sans que des vérités soient enfin proférées : celle d’une France devenant, avec l’Allemagne, dans sa gestion des affaires publiques, le mauvais sujet de l’Europe. On nous dit qu’il ne faut pour autant pas dresser une partie de la France contre l’autre ! Soit ! Mais qui donc a fomenté cette disparité choquante des statuts de l’une et de l’autre ? Et devrait-on se résigner à faire payer par ceux qui triment le plus, dans des emplois non garantis, les avantages inéquitables des détenteurs d’emplois protégés ?

Ce qui menace le pouvoir, dans son zèle à fuir tout ce qui fâche, c’est d’user de l’incantation oecuménique. D’abuser des harangues d’apparat à la manière de Joseph Prud’homme, effigie jadis d’une certaine niaiserie nationale : « Tous les hommes sont égaux... avec pour seule distinction les différences qui existent entre eux. »

Aussi bien, la première bonne nouvelle, c’est la décision de Raffarin de ne pas obtempérer au camouflet du vote EDF. La lutte contre les bastilles de l’ancien régime ne fait que commencer. L’opinion mûrit et peut soutenir la réforme si on lui parle avec force et clarté. Si l’on évite de saucissonner l’affaire des retraites et de ses divers régimes trop spéciaux - aujourd’hui EDF, demain la SNCF, etc. -, si l’on expose l’inanité de ses principes déglingués, la réalité présente et ses conséquences inéluctables. Si se trouvent devant le peuple, exposés sans guimauve, les choix qui incombent aux citoyens, lesquels sont aussi les payeurs.

Malgré tout, voudrait-on appeler à la rescousse Joseph Prudhomme et ses métaphores ampoulées, alors, que ce soit pour dire, comme lui, qu’en la circonstance « le char de l’Etat navigue sur un volcan »...
1. « Le choc de 2006 », de Michel Godet (Ed. Odile Jacob).

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