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Irak : un désastre atlantique ?

La grande coalition nouée après le 11 septembre autour des Etats-Unis est en train de se déliter

lundi 14 avril 2003

L’événement stratégique le plus marquant intervenu une heure après l’attentat du World Trade Center, c’est-à-dire le ralliement de Poutine au camp occidental, laisse progressivement la place au retour d’une Russie classiquement impériale, lancée dans un jeu de puissances et utilisant au mieux les rares cartes que lui laisse une économie délabrée. La coopération nucléaire avec l’Iran, une relative ambiguïté à l’égard de la Corée du Nord, une manière habile de se placer, vis-à-vis de l’Irak, dans l’ombre des réticences françaises : Poutine a encaissé, en remerciement de son attitude du 11 septembre, les dividendes de la tolérance occidentale à propos de la Tchétchénie, mais il ne se comporte pas comme un féal des Etats-Unis. Rien n’est plus logique : à défaut d’être une superpuissance mondiale, la Russie demeure une superpuissance régionale, active sur ses frontières et, comme celles-ci sont longues, cela lui donne mille occasions d’actions. Et, si exigeants par ailleurs, les Etats-Unis acceptent, sans barguigner, les pas de côté de leur allié russe vis-à-vis duquel ils conservent une relation très « kissingerienne » de puissance à puissance.

Plus grave et plus sur prenant : l’agonie possible de l’Alliance atlantique, d’autant plus impressionnante que celle-ci avait fait la preuve de sa cohésion après le 11 septembre, au point de mettre en oeuvre, pour la première fois, l’article de sa charte relative à la soli darité automatique entre membres. Le panorama a aujourd’hui complètement changé. Il ne s’agit pas d’endosser le raisonnement caricatural de Robert Kagan sur le divorce inévitable entre des Etats-Unis aux valeurs viriles et une Europe condamnée au pacifisme, à la mollesse et à la neutralité. C’est, en effet, une partie beaucoup plus compliquée qui s’est mise en place entre quatre acteurs : l’Administration Bush ; la fraction de l’opinion américaine hostile à une attaque unilatérale sur l’Irak ; la Grande-Bretagne et quelques autres pays européens (Italie, Espagne) qui suivraient Washington, même dans une guerre lancée sans le « coup de tampon » du Conseil de sécurité ; la France, l’Allemagne et quelques Etats de moindre importance – « la « vieille Europe » suivant le mot de Donald Rumsfeld – qui oscillent entre le rejet absolu de la guerre et le refus d’un conflit unilatéral. Le jeu n’est pas que diplomatique ; il mobilise les opinions publiques, maintes arrière-pensées, des traditions historiques et les conséquences risquent d’être durables, une fois tournée la page irakienne.

Pour les opposants européens, la ligne de crête n’est pas aisée à suivre. Ils devraient éviter de passer d’une posture anti-Bush à une attitude antiaméricaine qui aurait pour conséquence de heurter le patriotisme de l’opposition américaine à la guerre et de la rapprocher, à son corps défendant, des positions défendues à Washington. Si cet équilibre subtil n’est pas assuré, l’hostilité aux Européens du continent deviendra le viatique d’une opinion américaine unanime et le divorce sera complet. Or, à être trop pacifistes sur la question irakienne, les Européens risquent de compromettre un dossier qui leur est favorable : s’affirmer fidèles au multilatéralisme qui, depuis Wilson, a été la marque de la politique étrangère américaine, et donc, au nom de cette ligne-là, s’opposer à la poussée brutale d’unilatéralisme de Washington, et à l’affirmation contenue dans le « livre blanc » de la Présidence selon laquelle les Etats-Unis peuvent s’arroger un droit illimité d’intervention en fonction de leurs intérêts supérieurs. L’Administration Clinton considérait que l’hyperpuissance crée des devoirs pour les Américains ; l’Administration Bush, qu’elle leur donne des droits. Ce n’est pas une mince différence : que les Européens continentaux soient « clintoniens » sans être antiaméricains ! Mais, poussés par leurs opinions, ils ont de plus en plus de difficultés à le faire ; ils glissent subrepticement de la posture française de l’automne vers la position allemande, pacifiste à « tous crins ».

Du côté des Européens pro-Washington, la ligne stratégique n’est pas plus aisée à tenir : il leur faut coller à l’Administration Bush, sans créer si possible un fossé avec la France, l’Allemagne et consorts qui compromettrait à jamais l’idée d’une politique européenne de défense et de sécurité. Des décennies d’efforts effacés à cause de l’épisode irakien ! Ce serait navrant, mais plausible.

Quant aux opposants américains à la politique irakienne de Washington, ils sont devenus les dépositaires, dans leur pays, de ce qui reste d’esprit atlantique. Est-ce à dire que l’Administration Bush ne partage pas cette philosophie qui avait été celle, entre autres, de George Bush senior ? La vision whashingtonienne de la solidarité atlantique n’est en aucun cas celle d’un partenariat entre égaux de droit, même si l’un d’entre eux, les Etats-Unis, est surpuissant ; elle n’imagine pas une seconde que l’Otan a tout à gagner à l’émergence d’une Europe forte. L’Otan est à ses yeux un régime féodal avec un suzerain américain et des féaux européens. L’Union européenne n’a d’autre vocation dans cet esprit que de constituer un réseau d’alliance complémentaire du système atlantique. De là l’insistance de Washington à pousser les Européens à accueillir la Turquie. C’est à leurs yeux un verrou supplémentaire pour garantir l’ancrage occidental d’Ankara. Que cette adhésion rende encore plus problématique l’émergence d’une puissance politique européenne, peu leur importe !

Le vieux rêve d’une solidarité atlantique entre des Etats-Unis extravertis et une Europe en voie d’unification politique peut disparaître dans les sables du désert irakien. Le système atlantique risque en effet d’exploser entre des Etats-Unis d’autant plus convaincus de leur bon droit qu’ils auront fait la démonstration de leur puissance et poussés par une opinion publique irritée par l’antiaméricanisme primaire des Européens, des satellites, Grande-Bretagne en tête, qui quêteront les dividendes de leur alignement et des continentaux en train de se transformer en une grosse Suisse et donc à se mettre hors du jeu stratégique.

Quelle perspective pitoyable aux yeux de tous ceux qui croient encore à la communauté de valeurs occidentales et qui sont convaincus que, dans un monde marqué à terme par l’émergence des géants asiatiques – Chine et Inde – et la puissance de l’islam, il existe autant de raisons pour les Occidentaux de serrer les rangs qu’au moment de la guerre froide.

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