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La concurrence des libéralismes

lundi 14 avril 2008

Notre thèse est que, nonobstant ou peut-être grâce à cette hétérogénéité, le libéralisme a dorénavant conquis un grand nombre de nouveaux adeptes, qui, de manière essentielle ou accessoire, incorporent à leur propre corps de doctrine une dose jamais négligeable de libéralisme. Et que par conséquent, à un libéralisme apuré et concentré à quelques cénacles militants, s’oppose un nouveau modèle qui devrait réjouir tout véritable libéral : la concurrence entre des libéralismes.

Le libéralisme ancien n’a jamais été monocéphale

Pour autant que l’on puisse établir avec une quelconque certitude de quand datent les fondements de cette doctrine politique, il apparaît avec une grande clarté que tous les grands mouvements en faveur de la liberté ne sauraient être rangés le long de la même branche ; que, bien au contraire, de cet arbre généalogique un grand nombre de tiges ont poussé, et qu’elles sont souvent déphasées, sinon contradictoires.

En 1848 par exemple, de grands libéraux se sont alliés au mouvement des nationalités, qui permit à plusieurs pays européens de sortir de la barbarie monarchique.

Mais soyons précis : le mouvement des nationalités n’est pas le nationalisme. Ce dernier est une attitude figée, un repli sur soi, sur le confort douillet de son quant-à-soi, où rien ne vaut que l’on s’ouvre. C’est un refus désespéré du changement, de l’émulation que permet l’échange, et de ses conséquences — notamment la peur de se trouver inférieur ou minoritaire.

A l’inverse, le mouvement des nationalités ne compte comme force, ne devient un principe de changement, qu’à partir du moment où il s’inscrit dans les mentalités, dans les sensibilités, et il perd toute influence une fois parvenu à ses fins, car il est un principe mobile, évolutif, d’un anti-conservatisme très prononcé. Il a besoin de s’appuyer sur plusieurs vecteurs, parmi lesquels bien sûr la lutte contre l’absolutisme, mais aussi des facteurs de maché (par exemple le Zollverein pour l’unification allemande).

Dans ce cadre, le libéralisme est intervenu essentiellement au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, principe dont on ne souligne jamais la force profonde, qui est celle-ci : un peuple ne saurait admettre d’autre fondement à l’existence ou à la création d’une organisation publique, que l’adhésion libre. C’est ainsi qu’Andreas Hofer, un aubergiste d’Innsbrück, prendra la tête du mouvement tyrolien contre les Français en 1809. C’est aussi le cas, pour partie, de la bataille de Leipzig de 1813.

Le Congrès de Vienne (1815) opprimant à la fois le sentiment national et l’idée libérale, suscite du même coup l’action concomitante des mouvements des nationalités et des mouvements d’opposition à la Sainte Alliance. Les révolutions de 1830 présentent ce double caractère de révolutions libérales et de révolutions nationales : la Belgique se soustrait ainsi à la domination de La Haye et se dote d’une constitution libérale en 1831. Mais il est vrai que cette hybridation n’a duré qu’un temps, et que très rapidement le mouvement des nationalités, de libéral, est devenu socialiste. On parlera alors de nationalisme.

Or à la même époque, le libéralisme, ou plutôt un autre libéralisme, prônait le libre-échange, la lutte contre le colonialisme, l’égalité des hommes et des peuples, et s’insurgeait contre toute velléité protectionniste. Il faudrait faire preuve d’une grande légèreté pour agréger ce libéralisme-là au le précédent, dans un œcuménisme mal placé. C’est un fait que les défenseurs de ce courant libre-échangiste se sont également opposés au mouvement des nationalités. Bastiat écrit :

"L’esclavage est une violation, sanctionnée par la loi, des droits de la personne […]. C’est qu’en effet on ne saurait imaginer, au sein d’une société, un fait plus considérable que celui-ci : la loi devenue un instrument d’injustice" (1)

Ce libéralisme libre-échangiste a fait florès jusqu’à nos jours, et il n’est pas un libéral digne de ce nom qui ne lui reconnaisse toutes les vertus qu’il mérite.

Sur le plan des idées enfin, deux courant inconciliables ont balayé les fondements mêmes de la pensée libérale. Il existe en effet un libéralisme a priori et un libéralisme des circonstances. Le premier, que nous baptisons libéralisme in vitro, prend des accents thomistes chez Rothbard, contractualistes chez Locke, rawlsiens chez Nozick. Même von Mises, quoi qu’en disent les tenants de la praxéologie, dit très bien que

La praxéologie est une science théorique et systématique, non une science historique. Son champ d’observation est l’action des hommes en soi, indépendamment de toutes les circonstances de l’acte concret, qu’il s’agisse de cadre, de temps ou d’acteur. Son mode de cognition est purement formel et général, sans référence au contenu matériel ni aux aspects particuliers du cas qui se présente. […] Ses affirmations et ses propositions ne sont pas déduites de l’expérience ; elles sont, comme celles des mathématiques et de la logique, a priori".

A l’inverse, il existe un libéralisme in vivo, qui accorde aux faits historiques une place prépondérante dans la lutte en faveur de la liberté. Si les hommes veulent être libres, c’est non pas au nom d’une aspiration naturelle issue en droite ligne de l’état de nature, mais parce que le marché ne peut être compris et promu que dans un monde de liberté déjouant tous les absolutismes. La main et la pensée de l’homme, au centre du libéralisme in vitro, sont subordonnés, ici, à des forces sociales (mais non collectives) qui ont leur logique propre. C’est tout le sens de la distinction hayékienne entre kosmos et taxis.

Il est vrai que les oppositions ne sont pas toujours irréductibles. Autant que le libéralisme du XIXe siècle a été libre-échangiste ici (Europe de l’Ouest), émancipateur là (Europe centrale), il est permis de trouver des points d’ancrage communs entre libéralisme in vivo et in vitro. Cela étant, même si le résultat final est proche, on ne peut pas assimiler une pensée qui part de la lutte contre la coercition (Hayek) à une autre qui part du droit absolu accordé à la propriété (Rothbard).

Plus fondamentalement, le libéralisme étant une doctrine qui, certes politique, accorde un poids central à l’économique — ce qui le rapproche du marxisme —, on ne pouvait observer qu’un reflux de ses thèses au moment où tant le libre-échangisme que le laissez-faire allaient se voir soumis à la folie du constructivisme guerrier et socialiste.

Le développement de l’Etat total (1914-89) a réduit les libéraux à la portion congrue

Le Xxe siècle, au sens historique du terme, est très bref (1914-1989), mais a été marqué par une application à une échelle jamais égalée des principes posés par l’absolutisme monarchique, dont le caractère pernicieux s’est parfaitement accommodé et marié au socialisme naissant. Trois courant ont en effet directement contribué aux grands crimes totalitaires : un ancien, l’absolutisme, et deux modernes, le démocratisme et le socialisme (2).

Bertrand de Jouvenel écrit :

"Le Minotaure mobilise la population, mais c’est en période démocratique qu’a été posée le principe de l’obligation militaire. Il capte les richesses mais doit à la démocratie l’appareil fiscal et inquisitorial dont il use. Le plébiscite ne confierait aucune légitimité au tyran si la volonté générale n’avait été proclamée source suffisante de l’autorité […]. La mise au pas des esprits dès l’enfance a été préparée par le monopole, plus ou moins complet, de l’enseignement. L’appropriation par l’Etat des moyens de production est préparée dans l’opinion" (3).

Le libéralisme est né de l’opposition à l’absolutisme ; il put ainsi mener tant la Glorieuse révolution anglaise que la bourgeoise révolution française. Le libéralisme sut contester avec mordant le socialisme utopique naissant. Mais il perdit la main face aux coups du butoir portés par le socialisme scientifique. Il n’avait plus assez de bras pour s’opposer à toutes les forces collectivistes, saint-simonisme, anarchisme socialiste, marxisme, nationalisme, qui incubèrent dans les têtes au XIXe, et qui se matérialisèrent durant le Xxe siècle.

A de très nombreux égards, le Xxe siècle est le siècle anti-libéral par excellence. A aucun autre moment de l’histoire, tous les courants antilibéraux n’ont pu aussi bien se coaliser, entrer en assomption : démocratisme et nationalisme pour tous les pays d’Europe en 1914-18, nationalisme, démocratisme et socialisme en Italie fasciste et en Allemagne nazie (avec racisme en prime pour cette dernière), démocratisme et socialisme dans les pays de l’Est après 1945, nationalisme et démocratisme, voire socialisme assez souvent, dans les pays décolonisés, allègrement subventionnés par l’URSS.

Cette alliance de toutes les formes possibles d’étatisme ne pouvait mener qu’à la catastrophe. Eh bien, il fallut qu’elle advienne, sous l’attribut nouveau de "totalitarisme", pour que l’on prenne conscience des méfait du collectivisme et, en creux, des bienfaits de la liberté. L’Europe de l’Ouest ouvrit les yeux dès 1944, car elle avait vu et subi de près la plus terrible alliance jamais réalisée nationalisme-démocratisme-socialisme ; l’Europe de l’Est en revanche, garda ses illusions quelques années supplémentaires, avant que les peuples purent enfin se libérer du joug de l’Etat policier qui, jusque-là, avait maté toutes leurs velléités.

Les différents courants libéraux de l’époque ont donc été considérablement marginalisés ; ses laudateurs, véritables résistants, furent critiqués, ridiculisés ou ignorés, même les plus brillants, tel Raymond Aron en France. Sartre ne disait-il pas que tout anticommuniste était un chien ? Mussolini que si le libéralisme c’est l’individu, le fascisme c’est l’Etat ? N’a-t-on pas tenté, avec succès, de faire passer les libéraux pour des extrémistes de droite ? (4) Les néo-libéraux français n’ont-ils pas toujours été tenus en marge du débat intellectuel, ne les a-t-on pas traité de faux intellectuels — comme si être intellectuel et marxiste c’était tout un ? On les a même qualifiés d’"économistes", acception qui, dans la bouche de leurs opposants, était très négative et péjorative : les économistes sont des gens bornés, évidemment. Ils n’ont ni la sagacité ni l’intelligence des sociologues, des philosophes ou des journalistes (encore qu’un économiste keynésien, Fitoussi par exemple, peut, lui, être considéré comme un intellectuel...).

Comment, dans de telles conditions, les libéraux ne pouvaient-ils pas être réduits à la portion congrue du débat politique ? Comment purent-ils ne pas se focaliser sur leur dernier retranchement, l’économie ?

Ainsi durant la majeure partie de notre XXe siècle, les libéraux, devenus seulement économistes, ont poursuivi leur combat en faveur de la liberté sur un plan plus technique que politique, et se sont opposés, à la manière de la Constitution de la liberté de Hayek, à l’économie administrée. L’Histoire leur a donné raison.

Mais rares furent les penseurs politiques qui prirent le risque de tenir un discours cohérent et non économiquement centré sur les régimes opposés à la liberté ; il s’agit tout au plus de quelques individualités, brillantes mais ô combien clairsemées. Il est beaucoup plus facile de s’ériger philosophe de la 25e heure, au moment de la révolution de Bucarest, que de s’engager contre le Petit Père des Peuples en 1953.

Du coup, les principaux coups portés à l’encontre du totalitarisme, sur un plan politique, l’ont été par d’anciens adeptes du communisme, comme François Furet qui, dans Le Passé d’une illusion, mais aussi dans Penser la Révolution française, a porté un coup sans doute fatal à nombre de clichés de l’historiographie marxiste. On peut dire que le Livre Noir du communisme n’aurait sans doute jamais pu voir le jour sans l’évolution que Furet a incubé dans de nombreux esprits jacobino-totalitaires.

La chute du Mur ou la concurrence des libéralismes, un retour aux sources

Ce mouvement de contestation s’est accru dans les années 1990, à telle enseigne qu’il est rare de croiser un marxiste authentique, sauf à s’approcher des couloirs des Temps modernes ou du Monde diplomatique. Il est bien clair que l’on ne compte plus les apparatchiks d’hier de l’intelligentsia qui, ayant senti le vent tourner, se sont reconvertis en bien-pensants socio-démocrates.

Cela étant, ce mouvement s’est accompagné d’un véritable renouveau libéral, et c’est sur ce dernier point que nous allons insister.

Depuis la fin des années quatre-vingt, et l’application (de courte durée) d’une doctrine libérale pure tant dans les pays anglo-saxons (Nouvelle-Zélande, Etats-Unis et Royaume-Uni) que dans des pays ayant sombré peu avant dans le socialisme (France notamment), ) offert aux libéraux une sorte de normalité dont ils ne pouvaient auparavant se prévaloir. Le libéralisme, qui s’était refermé sur ses éléments les plus extrêmes, s’est rouvert et l’on a redécouvert Aron, Tocqueville et Montesquieu. L’on a même relu les étapes les plus fondatrices de l’historiographie moderne à l’aune de ce nouveau libéralisme ( François Furet est sans doute l’exemple le plus marquant). Annah Arendt ne fut plus une persona non grata de la bienséance intellectuelle parisienne. D’autres, portés par les coups de butoir de Lepage, Aftalion ou Sorman, pour ne citer qu’eux, découvrirent même Hayek et nombre de libéraux anglo-saxons. Alain Minc fut, à travers ses nombreux essais à fort tirage, l’un des principaux vulgarisateurs d’un certain libéralisme, modéré mais affirmé.

Il nous semble à présent que, loin de marquer un recul des idéologies, le monde intellectuel et politique actuel est fortement empreint d’un libéralisme qui, pour être de degrés divers, n’en est pas moins authentiquement partagé par presque toute la classe politique. Il n’est en effet guère que les mouvements contestataires de droite comme de gauche qui ne prônent aucune réflexion libérale. Les autres, à commencer par les socio-démocrates, ont incorporé à leur propre corps de doctrine une dose chaque jour plus évidente de libéralisme. Personne ne peut mieux privatiser qu’un socialiste, c’est ce que l’expérience nous prouve.

En quoi pouvons-nous nous réjouir d’un tel état de fait ? En ce qu’il marque l’avènement d’une concurrence entre des libéralismes, se répondant les uns les autres, s’opposant parfois, mais partageant toujours entre eux le principal, une conception globale de la vie en société faite du respect de l’individualité de chacun. Nul ne peut détenir le monopole du libéralisme, et Minc est tout autant en droit de parler de Hayek que Lepage. C’est une marque de maturité que d’irriguer toute la pensée politique contemporaine ; c’était le cas il y a peu, en France, du marxisme. Réjouissons-nous que ce soit à présent largement le cas du libéralisme. C’est la raison pour laquelle, à Catallaxia, nous jouons une partition qui est, pour l’instant, un peu différente de celle des autres tenants du libéralisme. C’est en ce sens encore que notre libéralisme est alternatif.

Oh bien sûr nous savons que la société française est tout sauf libérale, que la population témoigne d’étonnantes marques de sympathie à l’égard de grèves corporatistes émanant pour l’essentiel du secteur public protégé. Mais le débat institutionnel et intellectuel se situe toujours dans les arcanes de la problématique du plus ou moins de libéralisme. C’est un signe qui ne devrait pas tromper. Du coup, promouvoir un social-libéralisme c’est encore faire avancer le libéralisme, c’est encore faire reculer l’interventionnisme.

Tel est le credo de Catallaxia II, qui sera peut-être un peu déviant par rapport à celui de la première version de ce site. Mais nous chercherons toujours à promouvoir cette concurrence des libéralismes dans la mesure où il n’est pas de meilleure promotion d’une doctrine que celle qui consiste à dire : « Vous êtes libéral sans le savoir ». Nous allons vous le montrer. Convaincre les sceptiques. Cette maïeutique, Socrate la pratiquait déjà dans la Grèce Ancienne. Voilà bien le genre d’exemple que nous nous honorerons de suivre.

Notes
1 : La Loi, in Bastiat, Œuvres Economiques, PUF, 1983, p.156.

2 : Du Pouvoir, p.36

3 : J’emploie le terme « démocratisme » pour signifier que l’on peut se baser sur la volonté générale tant concrètement (Europe de l’Ouest) qu’en paroles (Europe de l’Est).

4 : En 1996, le premier site Web du FN, dans un texte vraisemblablement rédigé par le Club de l’Horloge, affirmait sans sourciller que la pensée économique de ce parti conservateur, étatiste et raciste était tout droit issue des travaux de Maurice Allais (ce qui est discutable) et de Friedrich Hayek (ce qui est idiot et insultant).

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