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Epître aux rentiers de l’antimondialisation

mardi 15 avril 2003

Pauvre James Tobin qui se lamentait, avant sa mort, sur la postérité que, contre son gré, vous lui aviez assurée ! Et vos innombrables militants de rabâcher un sophisme d’une confondante naïveté : le mal vient de la spéculation financière ; la taxe Tobin vise à freiner celle-ci ; instaurons cette taxe et alléluia, le monde sera sauvé ! Jamais une mesure technocratique ne connaîtra à nouveau une telle gloire. Peu importe qu’elle ait été conçue à l’époque où les circuits financiers étaient d’une rare simplicité et qu’elle soit inapplicable aux dérivés, options, warrants, futures qui constituent désormais l’essentiel des transactions. Vous n’êtes pas davantage sensibles au fait qu’elle supposerait un univers financier sans paradis fiscaux et soumis à une autorité unique, c’est-à-dire aussi éloigné de la réalité que le serait une atmosphère sans loi de la pesanteur. Vous ne voulez pas réfléchir une seconde sur le raisonnement simpliste selon lequel, fût-elle appliquée, la taxe serait immédiatement répercutée dans les taux d’intérêt et renchérirait le loyer de l’argent aux dépens de la croissance - sans freiner, en revanche, les flux financiers. Les plus lucides d’entre vous connaissent naturellement tous ces arguments mais, avec le cynisme des vieux révolutionnaires, ils les laissent de côté, convaincus qu’il faut donner au bon peuple l’illusion des miracles possibles. C’est le propre de tous les mouvements antidémocratiques que de jouer avec des totems. [...]

Votre prophète, José Bové, est aussi chaleureux que Bourdieu était distant ; aussi naturellement en phase avec l’air du temps que l’autre l’était peu ; aussi rieur, inventif, roublard que son double était sérieux, prévisible, doctrinaire. C’est lui, et non le normalien, qui est un génie du vocabulaire : « démontage du McDonald’s de Millau » pour enrober de douceur sa destruction ; « haut-parleur du mouvement » pour définir avec bonhomie son propre rôle. Habile hybride entre le paysan traditionnel et le consumériste contemporain, partisan de la « terre qui ne ment pas » et internationaliste de conviction, véritable double de Walesa cloné par Coluche : vous avez avec José Bové un héros idéal. Le moindre de ses aphorismes vous tiendra lieu de prophétie, ses boutades de mots d’ordre, ses foucades de charges idéologiques.

Trouver désormais un intellectuel ou un journaliste qui affirme, perinde ac cadaver, sa solidarité avec les Américains relève de la gageure. On peut comprendre la schizophrénie des jeunes, dans les rues du Caire : chaussés de Nike, une canette de Coca-Cola à la main, accros des séries télévisées importées à bas coûts des Etats-Unis et brûlant le drapeau américain. Mais ce genre d’attitude est plus surprenant de la part de Régis Debray, Max Gallo, Jean-François Kahn, Jean Baudrillard, Paul-Marie de La Gorce... Notre bonne vieille éducation enseigne en théorie la retenue et la mesure. Or leur antiaméricanisme est au moins aussi agressif que l’était l’anticommunisme dans les années 50, alors que - peut-être en conviendrez-vous - le Washington d’aujourd’hui ne peut guère être comparé au Moscou d’alors. De même s’étonnerait-on, en relisant les textes antinazis des intellectuels français dans les années 30, de constater leur modération au regard des philippiques antiaméricaines publiées aujourd’hui à longueur de pages dans la presse française. [...] Votre degré de haine est donc tellement excessif qu’il en devient troublant. Quel en est l’« impensé » ? La jalousie d’une vieille nation hier dominante à l’égard de la nouvelle puissance impériale ? L’hostilité vis-à-vis d’un pays qui s’identifie, de manière quasi ontologique, à la modernité et au progrès ? Le rejet d’une société métissée, aux ressorts si éloignés des nôtres ? La répulsion devant la toute-puissance culturelle et linguistique ?

Or la question est d’autant plus légitime qu’il existe une dimension de l’antiaméricanisme, toujours tue, mais essentielle. Elle témoigne d’un refus, explicite ou latent, de la démocratie. Formulons la chose autrement : aucun démocrate ne peut être viscéralement antiaméricain [...]

Si les Anglais ont inventé l’habeas corpus, les Américains ont, eux, créé les checks and balances. Celui qui ne voit pas dans l’incessant perfectionnement des pouvoirs et des contre-pouvoirs la quintessence de la démocratie ne peut comprendre pourquoi un démocrate ne sera jamais antiaméricain.

Epître aux dévots de la pureté

Vous, les défenseurs d’une justice efficace, vous vous êtes mués en partisans du « complexe médiatico-judiciaire » - comme il existe aux Etats-Unis un complexe militaro-industriel -, puis reconvertis en acharnés de la transparence, avant d’incarner, sans le savoir ou sans le vouloir, cette pureté que Bernard-Henri Lévy avait qualifiée, en son temps, de dangereuse. [...]

« Petits juges » est devenu synonyme de « redresseurs de torts ». Pris dans le tourbillon inattendu de la gloire et de l’admiration, eux qui ont été si longtemps des obscurs, des sans-grade en ont goûté les plaisirs et ont vite compris que la machine médiatique ne leur conserverait cette position que s’ils lui fournissaient toujours plus. Toujours plus d’affaires ; toujours plus de perquisitions « grand public » ; toujours plus de mises en examen prestigieuses ; toujours plus de détentions provisoires iconoclastes ; toujours plus de surprises. [...]

Lorsque l’hubris frappe le monde journalistique, l’opinion lui sert doublement d’alibi. Il prétend que la presse ne fait que coller à cette sacro-sainte opinion, alors qu’elle n’en connaît ni les désirs ni les ressorts ; il affirme, à l’inverse, que les faits sont neutres et que la société fera, en toute sérénité, la part des choses. Ainsi protégé par ce bizarre raisonnement à double entrée, le journaliste peut avancer masqué et frapper sans restriction mentale, quitte à oublier, à l’instar du juge, que morale et responsabilité sont indissolublement liées.

Ni vos héros, juges et journalistes, ni vous-mêmes ne vous êtes posé, pendant ces moments paroxystiques, quelques questions frappées au coin du bon sens. L’adaptation de la procédure inquisitoire à la française à ces périodes d’hallali judiciaire ? L’absence d’un habeas corpus, à l’exception des quelques avancées que nous a imposées la Cour européenne des droits de l’homme ? Le recours systématique aux lettres anonymes et à la délation, ces vieilles passions nationales ? Voilà des pistes de réflexion pour ceux qui se targuent d’incarner la morale en action. [...]

C’est une étrange société que dessine votre culte de la pureté. Une société où chacun saurait tout sur autrui, où le « misérable petit tas de secrets », cher à Malraux, aurait disparu, où les individus seraient « nus ». Il ne faudrait pas qu’à force de quêter une dangereuse pureté vous ne suscitiez un retour en arrière qui, comme en Italie (avec Berlusconi), nous ramènerait aux pires temps de l’opacité -

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