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Les "procès de Moscou", point d’orgue des grandes purges

mardi 15 avril 2008

Le 5 juin 1936, la Pravda annonce : "D’une main ferme, nous continuerons à anéantir les ennemis du peuple, les monstres et furies trotskistes." Derrière les affiches qui proclament dans les rues "La vie est meilleure, la vie est plus belle", une inimaginable purge se prépare. Trois "procès de Moscou" en seront la façade publique.

De 1932 à 1934, de nombreux procès à huis clos ont déjà laminé toute opposition à Staline. Cette fois, le Vojd (Guide) innove. Une partie des "vieux" bolcheviks, ceux qui ont fait la révolution, sont poursuivis pour tentatives d’assassinat des dirigeants, sabotage de l’économie, espionnage... Et tous reconnaissent les faits ! Rallié au pouvoir, l’ex- "opposant de gauche" Iouri Piatakov déclare, après le premier procès : "Le sang se glace devant ces crimes. Notre magnifique pays se serre étroitement autour de nos chefs bien-aimés, en premier lieu Staline." Piatakov est la "vedette" du procès suivant, et avoue des "crimes" similaires.

Objectifs des procès : élargir le champ de la terreur aux membres du parti eux-mêmes et, accessoirement, persuader le bon peuple que les "saboteurs", et non le régime, sont responsables de ses souffrances quotidiennes.

JUSQU’À LA NAUSÉE

Le procès dit "des seize" s’ouvre le 19 août 1936. Avec les dirigeants historiques, Zinoviev et Kamenev, tous avouent avoir formé un "centre" pour torpiller l’économie et assassiner Staline, Vorochilov ou Jdanov. Condamnés à mort, ils sont exécutés le 25. Un mois plus tard, Staline nomme Nikolaï Ejov au commissariat du peuple aux affaires intérieures, grand ordonnateur des "enquêtes". Précédent occupant du poste, Henrik Iagoda figure au banc des accusés du deuxième procès. Celui-ci se tient du 23 au 30 janvier 1937. Quinze nouveaux accusés entourent Piatakov, Radek et Mouralov. Avouant des "crimes" similaires, ils y ajoutent l’"espionnage" au profit de l’Allemagne nazie, de l’Angleterre et de la Pologne. Hormis Karl Radek, envoyé en camp, ils sont passés par les armes. La gradation dans l’abject se poursuit avec le dernier procès (2-13 mars 1938), centré sur Nikolaï Boukharine, brillant théoricien accusé d’avoir été un "espion" anglo-allemand dès les années 1920, mais aussi d’avoir voulu assassiner Lénine en 1918.

A chaque fois, les accusés égrènent jusqu’à la nausée que Trotski (en exil depuis 1929) est "l’âme et l’organisateur des centres terroristes" ; tous expriment leur tardive vénération du "génial Staline". Comment ces hommes sont-ils amenés à s’avilir ainsi ? Anciens opposants brisés par des années de prison, fournissent-ils un ultime service au parti auquel ils ont voué leur vie ? Explication très courte. Sur les 90 "vieux" bolcheviks cités lors des procès, seuls seize comparaissent. Malgré les tortures, les menaces sur leurs familles, les autres ont refusé de confesser des crimes imaginaires et sont liquidés en secret. A la barre, certains accusés "résistent". "Je n’ai commis aucun des crimes que l’on m’impute", déclare Krestinski. Le procès s’interrompt. Le lendemain, il avoue. Radek jette aux juges : "Si vous n’avez affaire qu’à des criminels, des mouchards, comment pouvez-vous être sûrs que ce que nous avons dit ici est la vérité ?"

"IL A TELLEMENT CHANGÉ"

De tous, Boukharine joue sa partition avec le plus de brio. "L’aveu des accusés est un principe moyenâgeux", lance-t-il au procureur Vychinski. Celui-ci lui demande s’il reconnaît le témoin Kareline. "Oui, répond-il, nous étions ensemble dans votre bureau", laissant entendre que dépositions et aveux sont préparés d’avance. Vychinski insiste : "Vous l’avez connu avant" ; Boukharine rétorque : "En 1918 ou 1919. Mais il a tellement changé que j’aurai de la peine à dire que c’est le même homme !"

Ces déclarations, comme les innombrables contradictions et invraisemblances des dossiers d’accusation, passent inaperçues. Les écrivains soviétiques Babel, Pasternak, Grossman, Alexeï Tolstoï clament : "Pas de pitié pour les complices du fascisme !" Des millions de communistes dans le monde acceptent des verdicts que l’Association internationale des juristes estime "parfaitement légaux". Hormis de très rares intellectuels, l’opinion occidentale ne s’émeut guère.

Une infernale répression - l’"Ejov- chtchina" - s’abat sur la société. Staline craint l’Armée rouge : un procès secret, en juin 1937, envoie la moitié de l’état-major devant le peloton d’exécution. Plus de 15 000 trotskistes, en camp depuis dix ans, y sont fusillés ; 30 000 responsables du parti, dévoués à Staline, y sont envoyés. En 1937-1938, 2 millions de Soviétiques arrivent au goulag. Fin 1938, Ejov disparaît, remplacé par Beria. Il aurait été fusillé ou interné comme fou.

Sylvain Cypel


Staline, complice puis vainqueur de Hitler

A sa mort, l’Occident préféra saluer le chef de guerre glorieux plutôt que le dictateur. Le généralissime fut pourtant un piètre stratège, et son aveuglement a coûté cher au peuple soviétique. Mais, en Russie, le mythe du père de la victoire a la vie dure.

"Le maréchal Staline est mort", titre poliment Le Monde du 7 mars 1953. Le président Vincent Auriol évoque "avec émotion la mort de M. le généralissime Staline" : la guerre est finie depuis presque huit ans, mais c’est le chef de guerre vainqueur, et non le dictateur au pouvoir depuis trente ans, que l’on préfère saluer. Contrairement à Hitler, Staline n’a pourtant jamais combattu dans l’armée : il a été réformé. Son premier contact avec la guerre (civile) remonte certes à l’été 1918, à Tsaritsyne (la future Stalingrad), mais s’il s’y distingue, c’est surtout en désobéissant aux ordres de Moscou jusqu’à être relevé de son commandement, et en faisant fusiller et noyer à tour de bras des officiers de l’Armée rouge. Ce n’est qu’après la victoire de Stalingrad, en février 1943, dès lors que l’issue de la guerre contre l’Allemagne nazie devient prévisible, qu’il se fait décerner le titre de maréchal. Entre-temps, son attitude à l’égard de l’Allemagne de Hitler a suivi une longue et tortueuse évolution.

Au début des années 1930, le Komintern, sur son ordre, proclame la social-démocratie - qualifiée de "social-fasciste" - plus dangereuse que le fascisme. Les communistes allemands coopèrent à l’occasion avec les nazis, avant que ces derniers ne les écrasent en 1933. Mais Staline n’en démord pas. "Bien sûr, déclare-t-il au 17e congrès du parti, en 1934, le régime fasciste est loin de susciter notre enthousiasme. Mais le fascisme en soi n’est pas en cause, ne serait-ce que parce que, en Italie par exemple, il n’a pas empêché l’URSS d’établir les meilleures relations avec ce pays." Jusqu’en 1937, soit après le début de la guerre d’Espagne, il poursuit ses offres de négociation avec l’Allemagne.

En faisant tuer pendant les grandes purges de 1936-1939, dans une situation internationale de plus en plus tendue, 40 000 officiers - dont 39 maréchaux sur 41 et 714 généraux -, Staline était-il inconscient, ou persuadé qu’il n’avait rien à craindre de Hitler, en tout cas pour de longues années ? Le Führer, lui, en tira argument pour convaincre, en 1940, ses généraux que "l’Armée rouge n’avait jamais été aussi faible" et qu’on pouvait l’attaquer sans risque.

L’année précédente, 1939, avait vu l’extraordinaire et indécente lune de miel entre les deux dictateurs. Alliance de circonstance, certes, lourde de part et d’autre d’arrière-pensées, mais alliance décisive. Signé le 23 août 1939 à Moscou, le pacte Ribbentrop-Molotov, du nom des deux ministres des affaires étrangères, donne à Hitler le feu vert pour déclencher la guerre. Le 1er septembre, l’Allemagne envahit la Pologne ; le 17, les armées soviétiques pénètrent dans les territoires polonais orientaux. Le 27 septembre, Ribbentrop revient à Moscou et accepte la proposition soviétique de modifier le tracé de la frontière fixé dans les clauses secrètes du pacte. Dans la bonne humeur et les congratulations, la Russie renonce à une portion du territoire polonais au profit de la Lituanie - on signe les nouvelles cartes. A Brest- Litovsk, Allemands et Soviétiques organisent bientôt une parade commune. Molotov salue la mort de "l’avorton du traité de Versailles" (la Pologne) et, en décembre, Hitler envoie ses vœux d’anniversaire à Staline, qui lui répond en mentionnant "l’amitié soviéto-allemande scellée dans le sang". Le même hiver 1939, à Zakopane, des officiers du NKVD (services spéciaux de l’armée) se promènent en traîneau avec leurs collègues de la Gestapo. De part et d’autre, on livre des opposants à leurs bourreaux.

ATTAQUE FRONTALE

L’idylle, bien sûr, n’est pas sans nuages. Le piteux bilan de l’attaque soviétique contre la Finlande encourage Hitler. En novembre 1940, la visite que lui rend Molotov ne se passe pas très bien. Staline essaie certes de rattraper le coup en faisant savoir que l’URSS est prête à adhérer au pacte tripartite (Allemagne, Italie, Japon), mais réclame des bases en Bulgarie et dans les détroits, et le départ des troupes allemandes de Finlande. Hitler n’est plus intéressé. Le 18 décembre, il signe l’ordre de préparer l’attaque contre l’URSS. Presque aussitôt, Staline en est informé par l’attaché militaire soviétique à Berlin, mais refuse d’admettre l’évidence. Quand Churchill l’avertit des préparatifs allemands, en avril 1941, il n’y voit qu’une manœuvre. Certes, il a donné des ordres pour pousser la production d’armements et commencé à nommer quelques généraux compétents, en particulier Joukov, à la tête de l’état-major. Mais il est persuadé que Hitler n’attaquera pas avant le printemps 1942.

Dans la nuit du 21 au 22 juin 1941, quand Joukov lui annonce au téléphone que les Allemands bombardent massivement sur tous les fronts, il reste longuement silencieux, comme paralysé. Au matin, il veut encore croire que "Hitler, manifestement, ne sait rien de cela". Quand on lui propose de s’adresser au pays, il répond qu’il n’a rien à dire. Molotov s’en chargera. Il reprendra, certes, le dessus : son premier souci sera de trouver des responsables.

Les commandants du front ouest, qui, à la veille de l’attaque, avaient obéi à ses ordres de ne rien faire, sont fusillés, tout comme le général d’aviation qui l’avait informé des défauts des appareils soviétiques. Lui-même, travaillant seize à dix-huit heures par jour, mais totalement ignorant des choses de la guerre, veut, pendant les premiers mois, diriger personnellement toutes les opérations, avant de se rendre compte de la catastrophe et de rendre son rôle à l’état-major. Mais toujours en imposant sa stratégie favorite : l’attaque frontale, au prix de pertes épouvantables.

FUSILLÉS PAR LES LEURS

C’est lui qui refuse l’application des conventions de Genève, ce qui coûtera la vie à des millions de prisonniers soviétiques, lui qui donne personnellement l’ordre de déployer partout derrière les unités du front des régiments de NKVD chargés de tirer sur les fuyards (à Stalingrad, 13 000 soldats soviétiques sont fusillés par les leurs). Lui également qui décrète que les prisonniers seront considérés comme des traîtres.

L’URSS a-t-elle gagné la guerre grâce à Staline, ou malgré lui ? Combien, parmi les 27 millions de victimes soviétiques du conflit, sont-elles mortes à cause de son aveuglement ou de son indifférence ? Une seule chose est certaine : le "généralissime" a sauvé le régime qu’il incarnait, et c’est lui qui, aux yeux du monde, a incarné la victoire de son pays. C’est en vainqueur qu’en juillet 1945 il se rend, en train, à la conférence de Potsdam, tout près de Berlin, protégé sur place par quatre régiments du NKVD et, tout au long de la voie ferrée, par 17 000 hommes et huit trains blindés. Et c’est en uniforme de maréchal avec épaulettes en or et décorations en platine qu’il fut embaumé.

Jan Krauze


Livrée en "cadeau" à la Gestapo

Margarete Buber-Neumann, femme du leader communiste allemand et important kominternien Heinz Neumann, avait rencontré Staline en villégiature, à Sotchi, en 1932. Après l’arrivée de Hitler au pouvoir, le couple se réfugie en URSS. Commence alors la course à l’abîme. Heinz Neumann est arrêté en 1937 et fusillé. Margarete est pour sa part condamnée à cinq ans de camp, à Karagandy, au Kazakhstan. "C’était moins terrible que la Sibérie, écrira-t-elle. Il ne faisait jamais moins de - 25°." En août 1940, un an après la signature du pacte germano-soviétique, elle est livrée en "cadeau" par Moscou à la Gestapo. Quatre autres années l’attendent au camp de concentration de Ravensbrück. Elle y sauve la vie de l’ethnologue Germaine Tillon et y rencontre la journaliste Milena Jesenska, le grand amour de Kafka, qui ne survivra pas aux privations imposées aux déportés. Comme elle, plusieurs centaines d’anciens responsables communistes allemands envoyés en camp par Staline avaient ensuite été "offerts" à Hitler.

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