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L’étrange renversement d’alliance

vendredi 18 avril 2003

Passant par Paris le 11 février, Vladimir Poutine, nouvel archange de la paix, marqua "ce jour d’une pierre blanche" et salua en Jacques Chirac le leader qui "s’émancipe de la logique des blocs". Le bloc communiste ayant disparu depuis 1990, Vladimir Poutine félicite l’homme qui, selon lui, brise le bloc démocratique et met fin à l’Alliance atlantique. L’OTAN est un vestige, l’Europe se libère de la tutelle américaine, il n’y a plus d’ennemi commun pour souder les buveurs de vin et les amateurs de Coca-Cola. A Paris et à Berlin, il semble plus correct de s’entendre avec le postmoderne Poutine qu’avec le fondamentaliste Bush.

France-Allemagne-Russie-Chine-Syrie, le "camp de la paix" entonne le grand air du "droit" contre la force. Moscou décroche la timbale de l’hypocrisie, seul Etat pouvant aujourd’hui s’honorer d’avoir rasé intégralement une capitale. Pékin met à sac le Tibet. La Syrie occupe le Liban. Joyeuse compagnie qui glorifie sous l’appellation de "loi internationale" le droit sans limite pour un Etat de faire ce qui lui plaît sur ses terres. Charbonnier est maître chez lui, à chaque boucher son troupeau et ses abattoirs. Réduit au principe de souveraineté absolue, le droit international revient à donner permission à Saddam de gazer les siens, à Poutine de pousser jusqu’au génocide ses "opérations antiterroristes" au Caucase. Et pourquoi rétrospectivement ne pas reconnaître aux Hutus majoritaires au Rwanda le droit d’exterminer les Tutsis ?

Les prophètes d’une "multipolarité" censée tenir en échec "l’empire" paraissent se réclamer, fût-ce à leur insu, de Carl Schmitt. Ce dernier, dans sa période nazie, dotait l’Etat d’un pouvoir dit "totalitaire" ou "décisionniste". L’essence de la "souveraineté" se manifestant dans le privilège d’établir et suspendre les lois et de trancher sans règles écrites ou non écrites, on comprend que ce privilège quasi divin dévolu à l’autorité centrale séduise les autocrates chinois, russe ou irakien. On s’étonne que des démocrates participent à ce culte d’une souveraineté "über alles" garantie, quelque crime qu’elle ourdisse, contre toute ingérence.

Les bons apôtres ligués contre Bush entendent sauver l’autorité de l’ONU et du Conseil de sécurité qui est la loi et son prophète. Allons donc ! Les cinq membres permanents, disposant du droit de veto, sont au-dessus des lois qu’édicte le Conseil, ils peuvent en bloquer et l’énoncé et l’exercice. La France, la Russie et la Chine érigent l’ONU en gardienne des lois pour sanctifier les privilèges extraordinaires de leur souveraineté : aucune décision ne saurait être prise sans leur accord, aucun dictateur abattu sans leur bénédiction.

Le Conseil de sécurité a couvert les plus criminelles inactions. Chine aidant, le temple de la "loi internationale" ne trouva rien à dire pendant les massacres des Khmers rouges au Cambodge (1975-1978). A-t-il empêché le génocide des Tutsis au Rwanda (l994), la purification ethnique en Bosnie, au Kosovo (1999) et le calvaire actuel des Tchétchènes ? Lorsqu’il fallut avec quel retard ! stopper Milosevic, l’OTAN, Chirac et Fischer en tête, se passèrent allègrement de son feu vert (la Russie aurait dit "Niet !").

Souvent, états-majors et diplomates se lancent dans les conflits avec des plans et des concepts surannés. A leur tour, les "antiguerre" entrent dans la mêlée en retard d’une guerre. Les manifestants rejouent les campagnes contre l’intervention américaine au Vietnam. Il suffit de jeter un coup d’¦il sur sa télé pour découvrir que les opérations en Irak ne ressemblent en rien à la napalmisation massive des Vietnamiens jadis. Dans le sillage des luttes anticoloniales, les étudiants d’antan j’en fus pouvaient, non sans illusions, clamer "Ho ! Ho ! Ho Chi Minh !". Difficile, par contre, d’acclamer le tyran de Bagdad, qui, au vu et au su de tous, torture et massacre. Les pacifistes préfèrent l’oublier. Descendre dans la rue pour conspuer Bush et Blair réconforte le Staline irakien et risque d’infliger à ses sujets vingt ans de terreur supplémentaires. Pas de quoi être fier : on crie "A bas la guerre !", l’écho répond "Vive la dictature !".

Je plains mon ami Joschka Fischer, qui, voilà quelques années, eut le courage de prendre les Verts à contre-pied. Il expliquait : pire que la guerre, "Auschwitz". Par Auschwitz, il entendait non la répétition de l’extermination, mais le symbole d’une terreur et d’une servitude sans fin. Il concluait à l’urgence d’interrompre dans l’¦uf, manu militari, l’escalade inhumaine du tyran de Belgrade. Estime-t-il, devenu ministre, Saddam plus humain et moins dangereux ?

Je plains mon président Jacques Chirac, oublieux de son audace face à Milosevic. Aujourd’hui, il constate que le désarmement du raïs entraînerait ipso facto sa chute, "car le désarmement suppose une transparence. Et les dictatures ne résistent pas longtemps à la transparence". C’est juste, mais le raisonnement doit être poursuivi : ce bon sens n’échappe pas à l’impétrant qui sait qu’en mettant bas les armes il signe son arrêt de mort. A moins de lui supposer une pulsion suicidaire, dont il n’a jamais témoigné, il faut conclure qu’il fait tout pour garder son potentiel destructeur et perpétuer le jeu de cache-cache où il excelle depuis douze ans. Si désarmement entraîne chute du régime, la réciproque est encore plus vraie : pour que l’Irak désarme, il faut briser sa carapace totalitaire. Ce que le veto promis franco-russo-chinois interdit ! Etrange " camp de la paix" qui refuse de désarmer un fauteur de guerre patenté.

Divorce en Occident ? L’antiaméricanisme d’un côté et le mépris pour la vieille Europe de l’autre sont récurrents depuis trois siècles. Ils n’ont pas empêché l’alliance occidentale de gagner la guerre froide. Pour la première fois, la déchirure Ouest-Ouest clive la politique mondiale, menace la construction européenne, ruine l’OTAN et paralyse les organisations internationales. Les stéréotypes fleurissent en bouquet. Analphabète, cow-boy, fanatique religieuse et cynique pragmatique, gouvernée par une cervelle de moineau et un clan de faucons, l’Amérique, pétrie d’idéal infantile, a soif de pétrole. C’est une hégémonie en plein essor et un empire parasitaire en décadence finale... Peu importent les arguments contradictoires, Bush est le danger numéro 1 et Saddam, aussi mortifère qu’on daigne le reconnaître, compte pour du beurre.

Paradoxe. Ce volcan de haine couve depuis le 11 septembre 2001. Première réaction, la compassion. Deuxième réaction, la dénégation : les Américains sont punis par où ils pèchent ; "arrogance", "impérialisme", ils reçoivent la monnaie de leur pièce. Pis, ils se vengent sur le premier venu... Bagdad brûle pour consoler Manhattan. Le délire antiaméricain est antérieur à la guerre, il naît d’une panique rentrée.

L’engagement anglo-américain coalise contre lui les nostalgiques du 10 septembre 2001. La vulnérabilité révélée du protecteur effraie. Le pouvoir de dévastation massive fut, un demi-siècle durant, monopolisé et bloqué par quelques puissances nucléaires. Il passe, le 11, à la portée du grand nombre. Non seulement le terrorisme atteint une envergure inégalée, mais le bricolage d’arsenaux biologiques, chimiques, voire atomiques, permet aux prédateurs de se sécuriser.

Ben Laden planté dans les grottes de Tora Bora fait rustique. Plus prometteuse est la solution Kim Jong-Il dans son silo nucléaire. Programmer le couplage d’un terrorisme à la Ben Laden et d’une sanctuarisation à la Kim, voilà ce que Saddam ne pouvait ni préparer ni concevoir, l’homme a trop de scrupules, l’amour du prochain l’habite et les ambitions picrocholines lui sont étrangères ! Enfouissons, comme des autruches, la tête dans le sable et gardons-nous de voir venir.

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