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Irak : La fin de la « doctrine Eisenhower »

vendredi 18 avril 2003

La fin de la guerre froide a entraîné une révision parfois précipitée, parfois hésitante, de toutes les doctrines qui avaient structuré l’affrontement bipolaire. C’est ainsi que l’Inde et les Etats-Unis se sont rapprochés, que les connivences sino-américaines ont volé en éclats, que l’Otan a perdu de son rôle de pivot. Seul le monde arabe avait jusqu’à présent échappé à la redistribution des cartes, lui qui avait plus que tout autre tiré parti de la guerre froide, soit en jouant le jeu du non-alignement, soit en exploitant le besoin occidental de sécuriser l’approvisionnement pétrolier.

L’approche américaine du Moyen-Orient depuis 1945 a été tout entière guidée par l’impératif géostratégique (parfaitement légitime en tant que tel, insistons-y) du pétrole : s’assurer de la « station-service », empêcher que d’autres puissances n’en privent les Etats-Unis ou s’y servent elles-mêmes. A cette fin, amadouer le nationalisme arabe, propriétaire foncier local, le soutenir même dans ses extravagances, devenait impératif. N’est-ce pas la CIA qui finança le coup d’Etat qui, en 1952, porta au pouvoir les « officiers libres » égyptiens et le colonel Nasser ?

Despotes et dictateurs arabes devinrent les piliers de la stratégie américaine dans la région, avec en sus un despote persan et les Turcs occidentalisés, membres de l’Otan. Ce n’est pas avant 1967 que le soutien américain à Israël devint important. Témoignage de son importance, cette stratégie acquit même un nom en 1956 : la « doctrine Eisenhower », quand le président et son secrétaire d’Etat John Foster Dulles intervinrent brutalement pour intimer à la France et à la Grande-Bretagne l’ordre de cesser leur attaque contre le démagogue Gamal Abdel Nasser, qui venait de nationaliser illégalement le canal de Suez, premier pas d’une interminable liste d’outrageantes actions menées contre les Occidentaux par les potentats prédateurs qui dominent la région.

Cette formidable erreur stratégique des Américains, commise au nom d’un « anticolonialisme » intéressé, ne fut pas payée en retour par des bénéficiaires vraiment ingrats : sitôt sauvé du naufrage militaire par l’intervention américaine, Nasser, politiquement ressuscité, se tourna vers l’URSS, au nom du socialisme arabe. Quant aux « pro-américains », ils exprimèrent tout leur amour pour Washington un peu plus tard. En 1973, le partenaire saoudien joua un rôle essentiel dans la grande razzia lancée contre l’économie mondiale au moyen du quadruplement des prix du pétrole. Puis il appuya de toute la puissance de sa nouvelle richesse usurpée l’essor de l’armée du djihad.

Le terrorisme international des trente dernières années, l’évidence est criante, est principalement arabo-musulman, il émane du Moyen-Orient, d’où sont venus les pirates de l’air du 11 septembre. Mais le sacro-saint principe de l’alliance à tout prix avec les despotes et les dictateurs conduisit à octroyer d’étranges immunités. Le massacre des deux cent quarante et un marines dans leur caserne de Beyrouth, en 1982, avait été organisé par l’Iran et la Syrie, et partiellement sous-traité au Hezbollah et à l’OLP. Qu’à cela ne tienne ! L’impunité resta complète. Les Etats-Unis se ruèrent vers la porte de sortie, au prix de leur crédibilité dans la région.

Les Etats-Unis avaient hérité de la pax britannica au Moyen-Orient, mais ne l’avaient ni altérée ni remodelée : ils se contentèrent de gérer le statu quo. « C’est un salopard, mais c’est notre salopard à nous » : la formule prêtée à Dulles l’exprimait parfaitement. Tant que la guerre froide battait son plein, cette politique possédait encore l’ombre d’une justification. Après la chute de l’URSS, il n’y en eut plus aucune.

En apparence, le monde arabe était comme dans un état intemporel, exonéré de l’histoire. Mais, comme l’a montré l’équipe d’intellectuels arabes qui a élaboré et publié l’été dernier, pour le compte du Programme des Nations Unies pour le Développement, l’accablant rapport « L’état du développement humain dans le monde arabe », c’est une crise historique qui en est résultée.

Ce qui nous amène à l’épisode irakien de la grande guerre dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. L’impunité et l’immunité ont pris fin à la date du 11 septembre 2001. Les taliban s’en aperçurent peu après. Et l’assaut contre Bagdad inaugure un retournement complet de la stratégie américaine au Moyen-Orient. Afin de mener la guerre contre le terrorisme, le président Bush a répudié et abrogé la « doctrine Eisenhower ». C’est pourquoi la dictature syrienne, l’égale de l’irakienne, tremble si fort, et les ayatollahs honnis de leur propre population, et les perfides Saoudo-Wahhabites. C’est pourquoi on recommence à parler d’un Liban libre, au lieu de prétendre que tous les problèmes du Moyen-Orient viennent de la « question palestinienne », antienne des dictateurs qui permettait de masquer la malgouvernance et la tyrannie. L’effondrement du château de cartes saddamien montre à quel point les despotismes moyen-orientaux sont des tigres de papier.

Dans l’affirmation de ce nouveau cours stratégique, il y aura des hauts et des bas, pour cette simple raison que nul ne change le statu quo sans perturber les vieilles habitudes. De mémoire d’homme, tous les acteurs du drame moyen-oriental vivaient dans le cadre de la doctrine qui vient d’être abandonnée : ils n’ont pour la plupart pas encore saisi qu’ils vivent dans un nouvel univers. Mais c’est de cela, c’est avant tout de cela qu’il est désormais question.

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