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De la prospérité, la puissance

vendredi 18 avril 2008

Jusqu’au dix-huitième siècle, les Anglais n’étaient guère plus redoutables, en Europe et dans le monde, que la France, les Provinces-Unies, la Prusse ou l’Espagne ; une partie non négligeable des biens anglais provenait en droite ligne de leurs colonies. Puis, au dix-huitième siècle, la Grande-Bretagne doubla sa population et devint la première puissance mondiale. Pourquoi ? Ecoutons Voltaire : “C’est uniquement parce que les Anglais sont devenus négociants que Londres l’emporte sur Paris pour l’étendue de la ville et le nombre de citoyens ; qu’ils peuvent mettre en mer 200 vaisseaux de guerre et soudoyer les alliés”. La révolution industrielle vint parachever le tableau de la suprématie britannique.

Ce nouveau paradigme de la puissance qu’annonce le règne britannique, les Etats-Unis d’Amérique l’ont adopté avant de le sublimer. Alors que des auteurs européens de premier plan en étaient encore à opposer, en 1915, le “marchand” au “héros” (Werner Sombart, Händler und Helden), le peuple américain s’adonnait au commerce avec cette ardeur qu’Alexis de Tocqueville qualifiait d’héroïque. Le commerçant héroïque… Imagine-t-on figure plus étrangère aux gènes de la culture européenne continentale ? Est-il d’ailleurs d’autre pays que les Etats-Unis qui comptent parmi leurs auteurs les plus renommés une Ayn Rand, juive russe émigrée, dont l’œuvre maîtresse, Atlas Shrugged, retrace le parcours de héros de l’industrie, tels Hank Rearden ou John Galt, qui tentent d’exercer leur génie propre en dépit de l’asphyxie progressive à laquelle les condamne le bourgeonnement réglementaire et nuisible d’une bureaucratie ivre d’idéologie ? Nietzsche lui-même ne s’y était pas trompé ; décrivant l’esprit américain : “l’individu est convaincu d’être capable de n’importe quoi, d’être à la hauteur de n’importe quel rôle, tandis que chacun s’essaye, improvise, essaye à nouveau, essaye à plaisir, et que toute nature cesse, devient art…” (Le gai savoir, § 356).

Les Etats-Unis d’Amérique forment le premier “empire” dont la puissance est toute entière née de la richesse, et non l’inverse. C’est parce qu’ils ont atteint à ce niveau inégalé de croissance et de prospérité que les Américains, en sacrifiant à leurs dépenses militaires quelques pourcents à peine de leur produit intérieur brut, sont capables de déployer une puissance comme l’humanité n’en a jamais connue.

Interrogeons-nous sur les motifs structurels de cette prospérité : la mentalité n’y suffirait pas.

A la fin du dix-huitième siècle, en Angleterre, le Parlement l’a emporté sur la Couronne. Mais la conception selon laquelle aucun pouvoir, fût-il parlementaire, ne devrait être arbitraire et que tout pouvoir devrait être encadré par des règles supérieures tendait à s’estomper. Les colons américains avaient emmené ces idées dans leurs bagages et s’en servirent contre le Parlement anglais. Ils s’insurgèrent, non seulement contre le fait que les colonies n’étaient point représentées au Parlement de Londres, mais encore parce que ce Parlement ne reconnaissait aucune espèce de limite à ses pouvoirs. Or c’est la valeur qui leur était chère entre toutes qui était en cause : la liberté individuelle.

John Locke dépeint la société de liberté comme celle où les membres du pouvoir législatif acceptent des restrictions, la première étant qu’ils “gouverneront selon les lois établies et publiées, non par des lois muables et variables, suivant les cas particuliers ; qu’il y aura les mêmes règlements pour le riche et pour le pauvre, pour le favori et le courtisan, et pour le bourgeois et le laboureur” (Second traité du gouvernement civil, § 142). Ce qui est ainsi exprimé est ce que l’on a coutume de désigner comme le principe d’égalité devant la loi, l’isonomie des Grecs. L’isonomie est un idéal normatif – les lois en vigueur doivent être générales et abstraites – que consacrent les cinquième et quatorzième amendements à la Constitution des Etats-Unis et dont la Cour suprême est gardienne. Le point paraîtra excessivement abstrait, il est pourtant le cœur palpitant du système de liberté américain.

Lorsque la redoutable contrainte étatique ne s’exerce qu’au départ de règles générales et abstraites, elle est prévisible, donc évitable. Si l’Etat a le monopole de la contrainte, et que cette contrainte est évitable, alors l’homme est libre (Etat de droit). S’il doit advenir, par contre, que la contrainte étatique s’exerce au gré des humeurs du gouvernant ou de tel de ses exécutants (policier, juge), l’autonomie individuelle est constamment menacée, condamnant le citoyen à un perpétuel sentiment de crainte et à la perspective d’un embastillement arbitraire (Etat despotique).

Les Américains n’ont certes pas le monopole du gouvernement par la loi : les premiers linéaments en sont européens (allemands, notamment) et l’on en trouve des figures convaincantes dans nombre d’Etats européens de nos jours. Mais c’est en Amérique que fut patiemment élaboré le modèle le plus achevé de gouvernement par le droit, à travers la théorie du constitutionnalisme. Margaret Thatcher ne s’égare pas en instituant ce modèle comme le “legs durable des Anglo-Saxons à l’humanité” (Statecraft).

De cette obsession de la loi comme règle générale, l’histoire très récente des Etats-Unis nous fournit une illustration. Le motif primordial du célèbre arrêt Bush v. Gore, qui mit un terme final au débat post-électoral entre les deux candidats à la dernière élection présidentielle, était que les procédures de recompte des votes mises en place par les autorités de Floride violaient les 5ème et 14ème amendements, en cela que ces procédures investissaient les préposés au recompte d’un pouvoir d’apprécier la validité des votes qui était arbitraire, à défaut de définir des règles encadrant cette appréciation (cfr. ma récente contribution à la Revue internationale de droit comparé, 2003-2).

La liberté que garantit le modèle de la Rule of law est une valeur en soi, mais elle conditionne aussi l’initiative économique, l’entreprise et, en dernière analyse, la vitalité du tissu économique d’une Nation moderne.

La conjugaison de cette structure normative et institutionnelle et de la valorisation culturelle et sociale de l’héroïsme entrepreneurial expliquent la prospérité américaine, dont l’hyperpuissance n’est qu’un simple reflet.

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