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La tentation nihiliste

vendredi 18 avril 2008

Force est de constater que la radicalisation des mouvements sociaux est contagieuse et tend désormais, en France, à s’établir en norme. Dans les banlieues, les jeunes issus de l’immigration se réclament ouvertement du modèle de l’Intifada, structurant les cités comme autant de camps de réfugiés, s’identifiant de plus en plus aux valeurs et aux principes d’action aux mouvements islamiques extrémistes, tels le Hamas ou Al-Qaida. Les manifestations hostiles à la réforme des retraites ont vu les agents du secteur public, détenteurs de l’autorité de l’Etat, multiplier les violences, enfreindre ouvertement la loi, abandonner toute éthique professionnelle, tels les professeurs organisant des autodafés du livre de Luc Ferry. Les quelque 170.000 jours de grèves alignés chaque année par les cheminots, dans une entreprise qui cumule 11,4 milliards d’euros de subventions pour un chiffre d’affaires de 20,1 milliards, ont achevé d’euthanasier le fret ferroviaire et minent le transport des voyageurs. Le vote négatif de la Corse lors du référendum du 6 juillet a été salué par une spectaculaire vague d’attentats, dans une île qui connaît en moyenne 300 attaques à l’explosif et une trentaine d’assassinats politiques par an, signant au passage l’inavouable alliance nouée autour du « oui » entre le gouvernement et les groupes terroristes et mafieux.
De la même manière, avec les annulations en chaîne des festivals des Francofolies, d’Avignon et d’Aix-en-Provence, les intermittents du spectacle ont entrepris un « suicide collectif », selon l’expression d’Ariane Mnouchkine. Il consiste de fait à interdire la tenue de toutes les manifestations culturelles qui les emploient, à ruiner les institutions qui les organisent et les collectivités qui les soutiennent, à mettre en péril une des déclinaisons tangibles de l’exception culturelle française, à renier les valeurs qui fondent leur métier et leur engagement, en allant jusqu’à molester artistes non grévistes et spectateurs.

Cet extrémisme destructeur n’est au reste pas le privilège du pseudo mouvement social. Il trouve son pendant et prétend à tort puiser sa légitimité dans le comportement déviant de certains dirigeants d’entreprise, dont l’enrichissement personnel est construit sur la liquidation des actifs, des emplois, voire des sociétés dont il avaient la charge. L’irrésistible ascension aux extrêmes de la violence sociale en France fait appel à des comportements et des schémas immuables. D’abord le rassemblement autour de mots d’ordre tendant à « tout bloquer » ou « tout casser ». Ensuite, le durcissement autour d’un noyau minoritaire, qui impose une ligne extrémiste par le recours à l’intimidation et l’idéalisation d’une posture de la radicalité, éventuellement contre le vote explicite de la majorité comme à Aix-en-Provence. Le refuge dans l’idéologie et le culte du rapport de force au détriment de l’intelligence de la négociation, qui suppose à la fois de redescendre de l’affrontement stratosphérique des principes abstraits vers la discussion des problèmes réels et de rentrer dans la logique démocratique du compromis. L’exaltation de la révolte au détriment de toute proposition alternative autre que le statu quo, qui justifie l’emploi de tous les moyens. L’appel systématique à l’Etat, non tant pour servir d’arbitre que de poche profonde, sommée de mobiliser les fonds publics pour répondre aux revendications corporatistes. Ainsi, les mouvements sociaux radicaux activent-ils en France, à une échelle réduite, la plupart des ressorts classiquement à l’oeuvre dans les systèmes totalitaires.

Les causes de cette exception sociale française sont multiples. Historiques avec le lointain héritage de la Révolution de 1789 qui a entendu faire table rase du passé, supprimer tout corps intermédiaire, construire le lien social sur la confrontation directe de l’individu et de l’Etat. Idéologiques avec le désarroi non seulement de la gauche mais d’une partie de la société française, convertie à l’anti-soviétisme par Soljenitsyne mais restée orpheline du communisme : d’où la réactivation des passions antilibérales et l’espace politique ouvert à l’extrême gauche ; d’où la poursuite du marxisme par d’autres moyens, réinterprétant le mythe révolutionnaire en le détachant de l’avenir radieux de la société sans classe. Economiques, avec les séquelles de trois décennies de croissance molle et de chômage de masse, qui se traduisent par une prolétarisation rampante de la société française, notamment de certains pans de la fonction publique, et par l’atomisation du corps social. Sociales avec la déliquescence de la négociation en rituel vide de sens et la perte de légitimité de syndicats qui dépendent entièrement de l’Etat par leur recrutement, leur mode de fonctionnement et leur financement. Sociologiques avec la constitution d’une vaste classe dépendant des subsides publics, composée aussi bien des 20 % de la population qui ont perdu tout lien avec le travail et qui tirent l’essentiel de leurs revenus des transferts de l’Etat-providence que des secteurs dont la majeure partie de l’activité est financée par des subventions directes ou indirectes opaques, illustrant la maxime de Frédéric Bastiat selon laquelle « l’Etat est cette grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde ». Politiques enfin et surtout avec la démagogie et le clientélisme partagés de la gauche et de la droite.

La menace nihiliste, faite du déchaînement des passions collectives, de la régression des citoyens en individus libérés de tout sentiment de responsabilité vis-à-vis de la collectivité, du déni du droit, est indissociable de la démocratie. En France, elle s’est régulièrement matérialisée depuis 1789 sous des formes et avec des conséquences très diverses. D’où l’importance cruciale de la politique qui permet de la contenir et qui passe à la fois par la redéfinition permanente d’un projet pour la nation, par des institutions en ordre de marche, par un système de normes efficaces, des valeurs et des moeurs rigoureuses. Aujourd’hui, le vide politique béant laissé par le retrait du chef de l’Etat de la vie nationale accusé par la navigation à vue du gouvernement, le démembrement de la Constitution sous l’effet d’une succession de révisions confuses, les libertés prises avec l’Etat de droit, le contraste entre la tolérance zéro revendiquée face aux jeunes délinquants et le laxisme affiché vis-à-vis des mouvements sociaux extrémistes, la splendide indifférence manifestée envers la nécessité de définir une politique économique et sociale cohérente, participent de la perte des repères et aggravent la fascination croissante de la société française pour le néant.

Dostoïevski soulignait que « toute société, pour se maintenir et vivre, a besoin absolument de respecter quelqu’un et quelque chose, et surtout que ce soit le fait de tout le monde, et non pas de chacun selon sa fantaisie ». Dans la France de 2003, chacun, du chef de l’Etat à José Bové en passant par les fonctionnaires grévistes, les intermittents du spectacle, les dirigeants fortunés d’entreprises ruinées, prétend agir selon sa fantaisie. Seul le destin collectif de la nation s’inscrit dans une trajectoire définie et obéit à un principe fixe qui se résume en une formule : no future.

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