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Capitalisme : l’esprit contre l’éthique ?

mardi 18 avril 2006

Nous ne vivons pas, depuis quelques mois, n’en déplaise à certains, la crise finale du capitalisme, mais le nouvel avatar de l’affrontement entre Joseph Schumpeter et Max Weber.

Schumpeter : l’esprit du capitalisme, la dynamique entrepreneuriale, la passion de la création et la pulsion de l’enrichissement, avec ses à-côtés inévitables : la spéculation, le goût du lucre, la richesse parfois indue.

Weber : l’éthique du capitalisme, l’ascèse de l’accumulation, le travail de longue haleine, le zèle, la discipline, la satisfaction de la tâche accomplie, avec pour corollaires une rigueur et une rectitude dont à ses yeux le protestantisme constituait le meilleur accomplissement.

La bataille entre ces deux penseurs qui n’en peuvent mais est naturellement une métaphore, mais elle témoigne de l’exceptionnelle aptitude de l’économie de marché de se perpétuer "telle qu’en elle-même l’éternité la change...". Il n’y a en apparence rien de nouveau sous le soleil, et la crise actuelle paraît d’un classicisme absolu.

Une révolution technologique dont l’enthousiasme pousse à anticiper les effets économiques, au prix de l’oubli d’un vieux principe : les premiers investisseurs se brûlent les doigts, les suivants sauvent les meubles, les troisièmes triomphent. Une bulle spéculative : l’emballement pour les entreprises liées aux chemins de fer il y a cent trente ans n’était guère différent de la vague Internet. Des victimes innombrables, actionnaires qui attendaient la dernière minute pour prendre leur profit, oublieux, suivant la jolie expression de Warren Buffett, plus poète qu’on ne l’imagine, que "s’ils veulent quitter la salle de bal de Cendrillon juste avant minuit, ils n’ont pas d’horloge pour les aider". De nombreux patrons saisis par l’orgueil démesuré ; quelques-uns poussés par la cupidité jusqu’à la malhonnêteté.

Les excès sont dans la nature même du capitalisme : il les porte en lui comme la nuée l’orage. S’ouvre désormais "la période Max Weber", c’est-à-dire l’instauration de nouvelles règles au nom du vieux principe que le marché et la règle du droit constituent l’avers et le revers indissociables du système capitaliste et que, si le premier démarre toujours plus vite, la seconde finit par le rattraper. Chaque spasme suscite, sur le plan de la réglementation, sa mode. Une fois une application plus stricte des mécanismes de protection de la concurrence ; une autre fois, du moins aux Etats-Unis, la distinction des métiers de banque commerciale et de banque d’investissement. Aujourd’hui, la fiabilité des comptes et l’instauration de contre-pouvoirs dans l’entreprise. Comme dans les cycles précédents, les mesures prises une à une peuvent paraître dérisoires, mais, globalement, elles exerceront cahin-caha leurs effets.

La fonction d’administrateur ne se pratique déjà plus, même en France, comme il y a cinq ans, alors que la vague réglementaire, venue de New York, ne nous a pas encore touchés. Les commissaires aux comptes commencent à être moins indulgents, se vengeant à bon droit de l’arrogance avec laquelle, dans le passé, les directeurs financiers les réduisaient en charpie.

Et enfin, rôde le spectre des procédures pénales : la signature désormais demandée aux patrons américains sur l’exactitude de leurs comptes n’est qu’une manœuvre d’intimidation, mais, dans un pays où il ne faut pas plaisanter avec la justice, elle fera son effet. "Circulez, il n’y a rien à voir." Tout serait-il rentré dans l’ordre ?

Non, parce que chaque crise du système est marquée par ses propres mutations. Quel a été le changement le plus marquant de la dernière décennie ? La démocratisation de l’actionnariat, son extension à de nouvelles couches de la population qui ignoraient jusqu’au mot même d’action, le poids de la Bourse dans les préoccupations des individus. De là, une transformation du débat sur la confiance. Nous savons, depuis Alain Peyrefitte et sa société de confiance, que celle-ci est, au même titre que le travail et le capital, un facteur de production. Mais ce n’est pas désormais la même confiance, moteur traditionnel de la seule classe bourgeoise. La confiance qui fait fonctionner le système est l’apanage de l’opinion publique. Ses ressorts sont d’une autre nature. Les responsables se battent sur ce terrain-là, avec les armes d’hier, toutes adaptées à une société de codes et de rites, mais non à une démocratie d’opinion.

Code : la gestion millimétrée des baisses de taux et des déclarations faussement prophétiques d’Alan Greenspan. Code : les incantations gratuites des hommes politiques. Code encore : les moulinets sur la réduction, souvent factice, des déficits publics. Il ne s’agit plus, à l’avenir, de dialoguer avec les seuls acteurs économiques, mais avec l’opinion, c’est-à-dire un être social insaisissable et énigmatique. La partition n’est pas complètement différente, mais ses morceaux changent d’intensité. Sauvegarder la fringale d’achat des consommateurs, malgré une contraction de leur patrimoine, empêcher les épargnants de céder à la panique boursière, les ramener vers le marché des actions : autant d’objectifs qui relèvent d’une délicate thérapie collective. Elle suppose des dosages subtils.

"Côté Max Weber", c’est- à-dire côté restauration de la morale et de l’exemplarité, sans doute faut-il sanctionner plus fort les dérapages que s’il s’agissait simplement de convaincre les détenteurs du pouvoir économique. "Côté Joseph Schumpeter", c’est-à-dire croyance au progrès économique et à l’efficacité de l’économie de marché, il n’existe pas d’autre pédagogie que l’exemplarité, donc la quête des réussites et des succès afin de faire contrepoids aux faillites les plus ostentatoires.

Quant aux responsables en charge de la politique économique, ils ne sont désormais détenteurs que du ministère de la parole. C’est leur seul moyen d’action, mais il est essentiel : à eux de ne sombrer ni dans le sermon qui morigène et qui inhibe ; ni dans le prêchi-prêcha naïf et artificiel.

Etonnante situation qui fait reposer l’ensemble du système économique sur la pointe étroite de la confiance des consommateurs et des épargnants, et celle-ci, pour partie, sur l’existence ou non d’un discours collectif intelligemment mobilisateur. Etonnante situation donc, qui n’évacue pas le politique du jeu économique, mais le transforme en psychothérapeute. Etonnante situation enfin qui voit l’opinion, déjà reine des jeux politiques, se transformer en figure tutélaire du système économique.

Nous vivions en démocratie d’opinion ; devons-nous désormais parler d’une "économie d’opinion" ?

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