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Ne pas céder à l’empire de la mort

dimanche 18 avril 2004

De nos jours, rien n’a moins de sens que la mort. Avant, dans nos contrées, les gens mouraient pour quelque chose. Pour quoi meurent-ils aujourd’hui ?

Nous (ma femme et moi) connaissons Jamal depuis longtemps. Il avait un garage à Tel-Aviv, depuis de nombreuses années, et il réparait notre voiture, à l’occasion. Tout cela s’est terminé l’année dernière. Touché par les décrets d’expulsion, il est rentré chez lui, à Deir al-Balah, dans la Bande de Gaza.

Vendredi dernier, après une longue période de silence, il nous téléphona et demanda à parler à Dorit. Nous pensions qu’il avait besoin de notre aide.

Mais non, il voulait simplement nous dire que son fils aîné avait été tué par des soldats israéliens. Pour Jamal, son fils était mort pour rien. Il n’avait commis aucun crime.

Je ne sais pas, et je n’ai pas cherché à savoir. A quoi bon ? Aux yeux de Jamal, son fils restera innocent pour toujours et les militaires diront qu’il s’agissait d’un `dangereux terroriste´. Qui peut le dire ? Et d’ailleurs, cela n’importe plus. La machine de mort travaille sans discontinuer et produit des morts, les leurs comme les nôtres, sans que personne puisse les séparer les uns des autres. Jamal téléphonait pour nous mettre au courant. Il ne demandait rien.

Quand Jamal avait encore son garage à Tel-Aviv, un incendie s’est déclaré dans un immeuble de bureaux voisin. Jamal risqua sa vie, entra dans l’immeuble en flammes et sauva de nombreuses vies. Des Juifs. A l’époque, si ma mémoire est bonne, il reçut une citation de la part de la police, qui ne lui fut d’aucune utilité quand ils furent tous chassés. J’imagine que le fils de Jamal a entendu son père raconter cette histoire plusieurs fois.

Plus tôt dans la semaine, j’ai appelé Amiram Goldin, qui habite Mitzpe Aviv dans le district de Segev, en Galilée. Je l’ai appelé pour lui exprimer mes condoléances après la mort de son fils, Omri, tué dans l’attentat contre le bus à Meron. Que pouvais-je dire à Amiram, que je connais depuis longtemps, un partisan de la paix, et un ami personnel ? Omri est lui aussi un produit de cette machine de mort, qui fait son travail de façon automatique, aveugle et stupide. Amiram me dit qu’Omri était soldat de Tsahal, mais aussi soldat du camp de la paix israélien. Il avait suivi son père et le terroriste l’avait tué.

La guerre actuelle est la plus cruelle qui soit car elle n’a pas de sens. Les gens ont même arrêté de dire `que cette victime soit la dernière´, car tout le monde sait qu’il y en aura beaucoup d’autres. C’est devenu une sorte de routine. Le désespoir et la bêtise ont touché de tels fonds que la vengeance est tout ce qui nous reste : le meurtre pour le meurtre.Qui parle aujourd’hui de plans, de stratégie, de paix, de sécurité ? Le jeu aujourd’hui s’appelle `vengeance´. Nous agissons non pour dissuader ou pour empêcher, mais seulement pour leur rendre la monnaie de leur pièce, pour infliger de la souffrance. Les Palestiniens se vengent, nous nous vengeons, et vice versa, et `Dieu des vindictes, Eternel, Dieu des vindictes, apparais´ (Psaumes, 94:1). Ils n’ont plus d’espoir que leurs actes meurtriers puissent apporter quoi que ce soit, et nous aussi avons perdu espoir, nous repaissant dans la vengeance du sang, comme deux tribus de sauvages.

Il y a quelques jours, j’ai vu un sondage montrant une majorité en faveur de l’assassinat de Salah Shehadeh, qui impliquait la mort de femmes et d’enfants. C’est difficile à croire, mais la même majorité comprenait parfaitement que l’assassinat de Shehadeh ne ferait qu’augmenter la terreur et le nombre de victimes. Les gens le savaient mais soutenaient quand même l’opération. En d’autres termes, on ne compte plus, on ne s’en fait plus.

L’important est de leur donner une leçon. Bien que nous sachions fort bien qu’ils n’apprendront rien, ni nous non plus.

Nous essayons encore de compter et de les garder dans notre mémoire comme des individus mais vu le nombre de morts, cela devient difficile. Nous faisons un effort parce que perdre le compte, c’est perdre son humanité. On souhaite se souvenir de tous mais on ne le peut pas. La mémoire du fils de Jamal et du fils d’Amiram restera avec nous après la toilette des corps, peut-être pas pour très longtemps, mais ensemble, en tas. Comme ceux qu’on voit lors d’une épidemie de choléra, en Afrique.

Pour ceux d’entre nous qui ne sont ni Arafat, ni Sharon, ni Ben-Eliezer, il est important que la mort signifie quelque chose. Parce nous ne pouvons pas céder à la mort un empire de cette sorte. Quand la mort aura un sens, la vie, par ici, aura elle aussi de la valeur.

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