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L’homme européen et la destruction des nations

Nietzsche et l’Europe

dimanche 27 octobre 2002

Le commerce et l’industrie, l’échange de lettres et de livres, la mise en commun de toute la culture supérieure, le changement rapide de lieu et de site, la vie nomade propre actuellement à tous ceux qui ne possèdent pas de terres, — ces circonstances entraînent un affaiblissement fatal des nations, s’achevant en destruction, tout au moins des nations européennes : tant et si bien qu’elles donneront nécessairement naissance, par suite de croisements continuels, à une race mêlée, celle de l’homme européen. La fermeture des nations sur elles-mêmes, résultant de la formation de haines nationales, œuvre sciemment ou non à l’encontre de ce but, mais ce métissage n’en poursuit pas moins sa lente progression, en dépit de ces courants contraires du moment ; ce nationalisme artificiel est du reste aussi dangereux que l’a été le catholicisme artificiel, car il est par essence un état violent de siège et d’urgence, décrété par une minorité, subi par la majorité, et il a besoin de ruse, de mensonge et de violence pour se maintenir en crédit. Ce n’est pas l’intérêt du grand nombre (des peuples), comme on aime à le dire, mais avant tout l’intérêt de certaines dynasties princières, puis celui de certaines classes du commerce et de la société, qui poussent à ce nationalisme ; une fois cela reconnu, il ne reste plus qu’à se proclamer sans crainte bon Européen et à travailler par ses actes à la fusion des nations : oeuvre à laquelle les Allemands peuvent collaborer par leur vieille qualité éprouvée d’interprètes et d’intermédiaires des peuples.

— Soit dit en passant : le problème des Juifs n’existe à tout prendre que dans les limites des Etats nationaux, car c’est là que leur énergie et leur intelligence supérieures, ce capital d’esprit et de volonté longuement accumulé de génération en génération à l’école du malheur, doivent en arriver à un degré de prédominance qui suscite l’envie et la haine, si bien que dans presque toutes les nations actuelles — et cela d’autant plus qu’elles adoptent à leur tour une attitude plus nationaliste — se propage cette odieuse littérature qui entend mener les Juifs à l’abattoir, en boucs émissaires de tout ce qui peut aller mal dans les affaires publiques et intérieures. Dès lors qu’il ne s’agit plus du maintien des nations, mais de la production d’une race européenne mêlée et aussi forte que possible, le Juif en est un élément aussi utilisable et souhaitable que n’importe quel autre vestige national. Toute nation, tout homme a des traits déplaisants, voire dangereux ; il est barbare d’exiger que les Juifs fassent exception. Il se peut même que ces traits soient chez lui tout particulièrement dangereux et repoussants, et le jeune boursicotier juif est peut-être en somme la plus répugnante trouvaille du genre humain. Néanmoins, j’aimerais bien savoir jusqu’où, lors d’une explication générale, il ne faudra pousser l’indulgence envers un peuple qui, de tous, a eu l’histoire la plus chargée de misères, non sans la faute de tous, et auquel nous devons l’homme le plus noble (le Christ), le sage le plus pur (Spinoza), le Livre le plus imposant et la Loi morale la plus influente du monde. En outre, aux temps les plus sombres du moyen âge, alors que les nuées asiatiques avaient étendu leur épaisseur de plomb sur l’Europe, ce furent les Juifs, libres penseurs, savants, médecins, qui, malgré la pire violence faite à leur personne, continuèrent à tenir l’étendard des lumières et de l’indépendance d’esprit, défendirent l’Europe contre l’Asie ; c’est en grande partie à leurs efforts que l’on doit la victoire finalement revenue à une explication du monde plus naturelle, plus conforme à la raison et en tout cas affranchie des mythes : grâce à eux, il n’y a pas eu de rupture dans l’anneau de la culture qui nous relie maintenant aux lumières de l’Antiquité gréco-romaine. Si le christianisme a tout fait pour orientaliser l’Occident, c’est le judaïsme qui a essentiellement contribué à l’occidentalisation derechef et sans trêve : ce qui équivaut en un certain sens à faire de la mission et de l’histoire de l’Europe la continuation de celles de la Grèce.

Friedrich Nietzsche, Humain trop humain I, n°475, 1878.

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