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Fédéraliser la France n’est plus un crime

vendredi 18 avril 2008

Le nier reviendrait à reconnaître l’impossibilité de toute réforme et à
considérer que la nature unitaire de notre pays constitue son essence
de manière éternelle. Sans présager des détails techniques du projet
de loi de révision constitutionnelle sur la
décentralisation qui doit être examiné très prochainement en Conseil
des ministres, il n’est pas besoin d’être devin pour anticiper que ce
texte devrait donner lieu à une controverse devenue « classique »
entre, d’un côté, les défenseurs de la Nation « une et indivisible »,
par définition réticente à toute reconnaissance des différences et
à l’inscription territoriale de la diversité et, de l’autre, les
avocats d’une redéfinition de notre République sous la forme du
décloisonnement de l’autorité centrale en une
pluralité de lieux et de niveaux de pouvoir.

Dans notre pays, l’histoire du droit et de l’Etat,
sous l’Ancien Régime avec la monarchie absolue, et après la Révolution
française avec le transfert du pouvoir souverain du roi à la nation,
est l’histoire de la centralisation, c’est-à-dire de la
concentration monopolistique des pouvoirs administratif et politique
par l’Etat. Or, si l’on tourne le regard vers d’autres expériences
politiques, comme celle des Etats-Unis, il est frappant de remarquer
que la révolution démocratique américaine et la création
constitutionnelle qui l’a accompagnée n’ont pas conduit à
l’édification d’un Etat autour de la centralisation à la fois du
pouvoir et de l’administration. A l’inverse,comme l’a mis en lumière
Tocqueville, les Etats-Unis sont parvenus à combiner la
nécessité d’un pouvoir fort (centralisation politique) et d’une
décentralisation de l’exercice du pouvoir relativement poussée
favorisant la participation, la liberté, et son corollaire la
responsabilité (décentralisation administrative), donnant lieu à un
gouvernement démocratique non pas fondé sur le postulat de la
nécessité d’une délégation verticale du pouvoir par l’Etat omnipotent
mais sur le principe d’une distribution territoriale des pouvoirs
selon le modèle « libéral » des freins et des
contrepoids. Cette différence essentielle entre les deux grandes
révolutions démocratiques éclaire, quand on reprend la question à la
racine, la méfiance « française » à l’égard du fédéralisme, suspect
d’introduire la pluralité, et par là, la division au coeur de la
nation : « fédéraliser la République » est considéré comme un
crime politique sous le gouvernement révolutionnaire.

Toute tentative, aujourd’hui encore, visant à
modifier la configuration « française » de
l’organisation territoriale du pouvoir, est perçue comme une atteinte
portée contre le sacro-saint principe de souveraineté « une et
indivisible ». La nature moniste et unitaire du pouvoir exclut toute
possibilité de division et de partage de l’autorité
souveraine (ce qui explique que notre perception de la construction
européenne soit si problématique) comme de délégation (d’où nos
réticences à l’égard de l’idée de décentralisation). Le principe de la
souveraineté nationale a pour corollaire l’unité du
territoire et l’impossibilité, qui lui est attachée, de refléter la
diversité et l’hétérogénéité des « provinces » ou des « pays », qui
rappellent trop, dans notre imaginaire collectif « jacobin »,
l’organisation féodale et son système de dépendances locales au
fondement de la société d’ordres et de privilèges d’Ancien Régime.
L’Etat souverain républicain implique, de ce point de vue, l’unité
nationale du territoire, puisque l’intérêt général doit nécessairement
prévaloir sur les intérêts locaux, par définition
particuliers. C’est ainsi le principe d’égalité qui justifie le
centralisme et l’unité territoriale contre les tendances « 
fédéralistes », toujours soupçonnées de favoriser
l’apparition de nouvelles formes de féodalité politique, pourtant
présentes dans la « tradition républicaine ».

En disant cela, il ne s’agit pas de nier l’utilité
historique de la centralisation afin de garantir l’unité et la
cohésion de notre pays, mais de poser la question de savoir si
cette configuration est aujourd’hui encore pertinente, dans le
contexte contemporain de mise en cause de la forme politique
nationale. En effet, on constate aisément que, d’un côté, le
dépassement de l’Etat-nation vers la constitution d’une nouvelle
entité au niveau européen, et de l’autre les aspirations croissantes
des collectivités locales à davantage d’autonomie jettent un doute sur
la capacité du modèle national de l’Etat central à continuer d’exercer
son pouvoir de contrôle sur le niveau local. L’enjeu des
processus de décentralisation dans notre pays est double : d’abord, la
réorganisation de l’exercice unitaire et centralisé de la puissance de
l’Etat et la reconfiguration de l’organisation territoriale qui lui
est liée ; ensuite, et peut-être plus fondamentalement,
la reconnaissance corrélative de la nature « pluraliste » de la
démocratie contemporaine.

C’est en ce sens que cette métamorphose de notre « 
tradition républicaine » implique quelque chose comme une évolution
vers le fédéralisme, entendu comme modalité de décentralisation du
pouvoir et d’organisation, sur la base d’une logique
de subsidiarité, de la pluralité des niveaux de pouvoir entre les
différents échelons de collectivité. Il ne s’agirait pas tant, en
s’engageant dans cette voie, d’ouvrir la porte à une forme nouvelle de
féodalisme, ni même encore d’emprunter à d’autres
expériences politiques un modèle d’organisation du pouvoir qui ne
correspondrait pas à notre « génie » national, mais, contre la
fascination exercée par le dogme de la souveraineté et de l’unité
républicaine ainsi que par le mythe de la « volonté générale" du
peuple comme communauté nationale, de reconnaître la nécessité d’une
répartition claire des pouvoirs et des responsabilités entre une
pluralité d’entités,depuis le niveau local jusqu’au niveau national,
et au niveau européen.

Il faudrait ainsi enfin reconnaître, au-delà de la
charge polémique attachée au mot même de « fédéralisme », que les
Etats européens utilisent de manière croissante cette technique de
division de l’autorité, que ce soit sous la forme du partage des
compétences entre les Etats membres et l’Union européenne ou de la
distribution territoriale des pouvoirs. Si l’on parvenait à voir dans
le fédéralisme autre chose qu’un mot tabou ou une idée suspecte, cela
permettrait de favoriser le passage de la « tradition républicaine »
de l’Etat unitaire fondé sur le dogme de l’unité et de
l’indivisibilité de la République (et son corollaire l’idée que la
représentation politique ne peut être que nationale) à une logique « 
démocratique » selon laquelle l’Etat, dans le cadre d’une architecture
territoriale des pouvoirs renouvelée, ne doit plus exercer
sa puissance d’en haut, sur le mode d’une relation hiérarchique
instituant le lien social et garantissant la cohésion et l’unité
territoriales, mais doit constituer bien plutôt l’un des éléments d’un
système de pouvoirs et de représentation mettant en
présence des autorités concurrentes.

Cela implique une clarification de la distribution
des pouvoirs et de l’organisation politique du territoire, afin que
soient précisés les échelons pertinents d’exercice de
telle ou telle part d’autorité et des responsabilités qui leur sont
liées. Dans le cas contraire, l’autonomie n’aurait pas pour
contrepartie la responsabilité et, loin de favoriser
l’approfondissement démocratique de la République, c’est-à-dire le
ressourcement du système représentatif par une démultiplication des
foyers du jeu démocratique, cela pourrait bien conduire à un exercice
du pouvoir dépourvu de tout contrôle effectif. Les enjeux liés à la
décentralisation sont très clairs : l’acceptation du
pluralisme de la démocratie contemporaine, travaillée par la diversité
et l’hétérogénéité, et la reconnaissance de la nécessaire inscription
territoriale de cette pluralité sous la forme d’une démultiplication
des lieux de pouvoir.

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