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L’Amérique, à prendre ou à laisser

lundi 18 avril 2005

On ne peut qu’être hanté ces jours-ci par des souvenirs de tragédie shakespearienne. Le royaume empeste d’un crime impuni. Le prince héritier, jeune intellectuel frais émoulu de son université, est averti du nom du coupable. Il faut agir ! Il faut nettoyer au plus vite le royaume du criminel et de ses complices. Or le prince Hamlet est profondément troublé. L’innocence lui paraît revêtir le visage de la trahison et la culpabilité prendre les accents de l’innocence. L’essentielle ambiguïté des mots, des êtres et des choses le tourmente. Il demande des preuves. Quand il se décide à affronter l’adversaire caché, il est trop tard. Il est frappé à mort en même temps que l’ennemi enfin démasqué. Sur la scène jonchée de cadavres surgit alors Fortinbras. C’est ce jeune héros sans états d’âme, à la tête d’une armée, qui prend en charge l’avenir du royaume.

Elseneur, serait-ce le monde après le 11 septembre ? Hamlet, l’Europe ? L’Amérique de George W. Bush, Fortinbras ? Il faut revenir à Shakespeare et à Milton pour toucher le fond de l’imaginaire politique anglo-américain. La sinueuse disponibilité littéraire de nos Gide ou de nos Barthes lui est en fin de compte étrangère. A la tragédie d’« Hamlet » Fortinbras semble donner un happy end. Dans la trilogie d’« Henri V », le prince Hall, qui a un côté Hamlet, se révèle un leader résolu, sitôt devenu roi. Dans « Le paradis perdu », le rusé Satan peut bien ébranler le Ciel, puis la Terre, c’est Dieu qui toujours aura le dernier mot. Les westerns et les space operas américains dérivent de ce fonds religieux qui fait confiance à la liberté, à la volonté et à la providence pour prendre résolument parti en faveur du meilleur et sans frémir exterminer le pire.

L’Amérique aux deux visages

Ne nous trompons pas d’époque. Il fut un temps où l’Hamlet européen avait, outre-Atlantique, de nombreux disciples et admirateurs. La crise d’identité américaine atteignit des sommets avant, pendant et après la guerre du Vietnam. Elle valut aux Etats-Unis de vives sympathies européennes. Elle ne troubla certainement pas l’Amérique profonde, mais elle fit frémir ses vitrines les plus en vue des Européens : New York, la Californie, leurs quartiers noirs à émeutes et leurs campus universitaires à sit-in, où l’on déroulait le tapis rouge sous les pas de philosophes français, visiting professors de la déconstruction, de la rupture épistémologique et de la sociologie néomarxiste. Cette Amérique secouant ses anciennes certitudes n’était qu’une minorité agissante, une mince frange de l’électorat démocrate, mais les hommes politiques du parti étaient portés à la flatter, tant elle tirait d’autorité de son audience dans les médias nationaux et de la faveur qu’elle rencontrait en Europe. Au mieux, on lui prêtait les traits de John Kennedy, au pis ceux de Jimmy Carter.

Le successeur démocrate de Kennedy, Lyndon Johnson, tout en combattant le communisme au Vietnam contre l’avis de la gauche « libérale » de son parti, n’en édifia pas moins un véritable Etat-providence, la Great Society, qui répondait à l’attente de cette même gauche éclairée. Ainsi allait l’Amérique aux yeux de l’Europe, titubant entre l’impérialisme obscurantiste du Pentagone, de Wall Street, du Sud « biblique », du sénateur McCarthy, et les lumières d’avant-garde du multiculturalisme de New York et de San Francisco, de la libération sexuelle et du féminisme, de l’affirmative action en faveur des minorités opprimées. Cette Amérique minoritaire importait volontiers de France, dans les départements de littérature et de sociologie de ses universités, les subtilités critiques de ce qu’elle appela « Théorie », sans doute pour l’opposer à la pratique de l’Amérique majoritaire.

Vue de Paris, l’Amérique avait donc deux visages. L’un, « progressiste », offrait sa logistique et sa chambre d’écho à toutes les « avant-gardes » de la pensée, des arts et de moeurs dont la vieille Europe se tenait pour la mère patrie. L’autre, buté, muet, massif, restait impénétrable en bloc aux lumières de la modernité et postmodernité morales, esthétiques, philosophiques. Les méfaits et la stupidité attribués à l’Amérique conservatrice n’en étaient pas moins compensés par la vitalité et la visibilité de l’Amérique d’avant-garde. Avec plus d’aisance que Johnson, empêtré au Vietnam, Bill Clinton, originaire du Kansas, mais brillant comédien de l’establishment « libéral » de la côte Est, persécuté de surcroît par de sombres comploteurs d’une extrême droite bigote, a entretenu pendant ses huit ans de présidence démocrate l’illusion nourrie par le Quartier latin : l’Amérique intelligente, avec ses « inrockuptibles » locaux, était capable de tenir en respect l’Amérique patriote, religieuse, impérialiste, droitière.

L’Amérique résolue

Patatras ! George W. Bush est élu, de peu de voix, mais élu. On a pu croire d’abord qu’il ne tiendrait pas la route. Le 11 septembre a montré le contraire. L’incroyable attentat n’a pas créé du jour au lendemain une nouvelle Amérique unanime, mais il a levé le voile sur une lente et décisive évolution, qui gagnait du terrain depuis longtemps, et dont George Bush junior, surmontant son faible score électoral, a su ramasser toute la mise par son leadership de Fortinbras au lendemain du massacre des Twin Towers. Il a fait passer une nouvelle Amérique compacte, mais jusque-là invisible, de la puissance à l’acte. Les démocrates ont été contraints de se rallier, sous peine de passer pour mauvais patriotes. Le débat entre républicains sur l’emballage plus ou moins « multilatéral » d’une guerre préventive contre l’Irak n’aura été qu’une simple question de nuances, de tactique et d’efficacité. Le scepticisme ou l’hostilité des Européens face à la détermination de la Maison-Blanche ont rencontré de l’autre côté de l’Atlantique beaucoup moins d’assentiments que de vertes remontrances. L’Amérique bifrons n’est plus.

L’évolution dont nous constatons aujourd’hui les effets, sans en comprendre encore toutes les causes, a eu lieu en plusieurs étapes, scandées par deux brillantes présidences républicaines : celle de Ronald Reagan et celle de George Bush senior. Elle a beaucoup mûri dans les huit ans d’opposition à Clinton. Elle est devenue puissante, irrécusable. La volonté d’agir de Bush junior, inflexible et habile, en est l’expression fidèle. Sous Reagan, les républicains, s’appuyant sur les travaux de Milton Friedman et de l’Ecole de Chicago, avaient pris le contre-pied de l’Etat-providence johnsonien et enrayé la « décadence », annoncée au profit du Japon, de la vitalité économique américaine. De surcroît, défié par Reagan, l’« empire du Mal » soviétique s’était soudain volatilisé. Sous Bush senior, la preuve avait été apportée que le leadership moral et militaire américain pouvait rassembler, contre l’agresseur du Koweït, une coalition unanime et victorieuse. De la crainte d’un nouveau Vietnam il ne demeura que l’hésitation ultime à occuper militairement Bagdad. Cette faiblesse de Bush senior fait place aujourd’hui à la détermination de Bush junior.

La longue présidence clintonienne, timide dans sa réaction aux attentats terroristes contre les ambassades et les navires américains, inhibée vis-à-vis des manoeuvres dilatoires de l’Irak et persistant à croire que le conflit israélo-palestinien relevait de la diplomatie, a masqué les progrès de la pensée et de la volonté néolibérales dans les rangs républicains. Le haut personnel gouvernemental qui avait collaboré avec Bush senior, notamment Richard Cheney et Donald Rumsfeld, a tiré les conclusions d’une guerre du Golfe gagnée, mais seulement à demi. Les think tanks ou les départements universitaires de sciences politiques ont pris le pas sur la « théorie » philosophico-littéraire, aujourd’hui reléguée dans le charabia de revues et publications confidentielles. L’ex-doyen de l’Institut d’études avancées Johns Hopkins, Paul Wolfowitz, est devenu le sous-secrétaire d’Etat à la Guerre. Des publicistes aussi doués et hardis que Robert Kagan et William Kristol tiennent le haut du pavé et donnent souvent le ton aux commentateurs des chaînes nationales et des magazines. La bataille d’idées que l’on avait cru gagnées par le postmodernisme, le multiculturalisme et un néo-tiers-mondisme vert a connu un radical retournement de fortune, déconcertant et difficile à admettre pour l’Hamlet européen. Cette Amérique méconnaissable serait-elle prête rétrospectivement à soutenir Guy Mollet et Anthony Eden partis à l’assaut de Nasser ? Aurait-elle encore les objections morales adressées par John Kennedy à l’armée française déployée contre les « terroristes » algériens ? Vaines questions d’histoire-fiction. Aujourd’hui, c’est l’Amérique qui a toute l’initiative, selon des vues ambitieuses et à long terme qui visent manifestement à réformer la carte du Moyen-Orient qui lui fut léguée par les Britanniques.

La pensée néolibérale

La plupart des consommateurs de ce côté de l’Atlantique attribuent la quasi-unanimité qui soutient aujourd’hui George W. Bush au « trauma » consécutif au 11 septembre. Quand l’analyse est poussée plus loin, elle remonte à la chute du mur de Berlin et à la prise de conscience progressive par les Etats-Unis de la réalité, sans rivale et sans précédent, de leur toute-puissance mondiale. Deux évidences massives. Mais elles dispensent d’apercevoir un fait difficile à avaler d’Europe, et surtout de France, où le « politiquement correct », gaulliste ou gauchiste, surprotégé par notre « exception culturelle », est pelotonné sur l’Hexagone.

Le fait nouveau, c’est que la contre-offensive républicaine, loin de se limiter à l’appareil judiciaire dirigé contre les écarts de Bill Clinton à la Maison-Blanche ou contre les expositions de photos pornographiques dans les musées, a gagné peu à peu aux Etats-Unis une autorité et un mordant intellectuels, une surface de presse et une influence politique dont nous n’avons pas pris ici toute la mesure. La critique de ce que l’on pourrait appeler le rousseauisme et l’hamlétisme de gauche, arrière-fonds des idées communes à l’« establishment anti-establishment », s’est étayée d’un renouveau philosophique et historiographique qui lui a donné pignon sur rue universitaire. Les liberals de l’avant-garde intellectuelle démocrate ont été surclassés par un néolibéralisme républicain musclé, qui ne se contente plus d’arguments économiques, mais se donne le luxe d’une vision du passé et d’une géopolitique pour l’avenir. C’est cette doctrine qui encadre le décisionnisme politique et militaire de l’équipe gouvernementale réunie par Bush junior. En endeuillant férocement Manhattan, le quartier général de la gauche du Parti démocrate, l’attentat du 11 septembre a mis New York, sa presse, ses émotions, son orgueil au diapason de l’Amérique républicaine. Il ne faut pas se leurrer : la philosophie anti-hamlétique dont le président actuel est la figure de proue peut agacer ou irriter, elle a toute chance aujourd’hui et demain d’être celle de la nation américaine rassemblée dans le péril.

A la lecture des auteurs et publicistes qui tiennent maintenant le haut du pavé, la grande pitié des « damnés de la terre », qui a tant servi pour jeter un discrédit moral sur l’American way of life, apparaît sous le jour beaucoup moins émouvant d’alibi pour les pires ennemis de toute société libérale : il leur permet de détourner l’attention des nations pauvres des voies modernes d’accès à la prospérité et de leur offrir en contrepartie une « théologie révolutionnaire de la libération » aussi furieuse sous ses oripeaux musulmans qu’elle a pu l’être en Amérique latine sous ses oripeaux catholiques. La compassion a changé de camp. Le terrain pour ce démontage du tiers-mondisme et de son successeur, le « no global », a été préparé par la critique, qui a fait mouche, d’un « Welfare state » dont on a pu montrer qu’il lui arrivait souvent d’enfoncer ses prétendus bénéficiaires dans le chômage, la haine et la délinquance, au lieu de les inciter à monter dans l’ascenseur social. Tout l’éclairage du problème israélo-palestinien s’en est trouvé indirectement mais profondément modifié. La « révolution » sexuelle et le féminisme, comblés et repus, se sentent maintenant menacés par la charia beaucoup plus que par Bill Graham. Et le développement d’une nombreuse et prospère bourgeoisie noire d’affaires et de services a démenti et réduit au mutisme les derniers avocats vociférants du Black Power, les Jesse Jackson et les Louis Farrakhan. Les communautés d’origine asiatique ou hispanique suivent depuis longtemps la même voie ascensionnelle, dont les Américains ne voient pas pourquoi elle n’étendrait pas un jour ses bienfaits en Afrique et en Asie, puisque les élites de ces continents sont de plus en plus souvent formées chez eux.

Du coup, la redécouverte des origines et de l’essence libérales des institutions et des moeurs de la démocratie américaine, la réflexion sur le rôle que celle-ci a joué continûment dans l’histoire du XXe siècle à la tête de la civilisation (un mot retrouvé et réhabilité) sont devenues les prémisses d’influentes projections géopolitiques, elles aussi bien antérieures au 11 septembre. Le retour à Tocqueville et à sa « Démocratie en Amérique », dont Raymond Aron avait le premier signalé la modernité, s’est accompagné de la relecture des classiques de la politique. La déconstruction qu’on ne se gênait plus naguère d’appliquer à Jefferson et aux Pères fondateurs a cessé d’intéresser. Le culte de la Constitution la plus ancienne du monde a été rajeuni. Sur ce socle délivré d’impies, l’histoire américaine a pris un sens encore plus éclatant : à un rythme régulier, et avec une continuité jupitérienne, les Etats-Unis n’ont-ils pas levé un à un les obstacles au progrès universel de « la poursuite du bonheur » inscrit parmi les droits de l’homme ? Ils l’ont fait à l’intérieur d’eux-mêmes, en étendant progressivement les droits civils à tous, et ils s’y sont employés très tôt à l’échelle du monde. L’échec vietnamien n’aura été qu’un accident dans le parcours victorieux qui a eu raison du communisme. Le commodore Perry et le général MacArthur, en contraignant tour à tour le Japon à sortir de son féodalisme et de son militarisme, Theodore Roosevelt en faisant voler en éclats l’anachronique empire espagnol, Woodrow Wilson en 1917 en apportant aux Alliés la victoire sur les restes de la Sainte-Alliance, Franklin Roosevelt conduisant en 1942 la croisade contre le nazisme et amorçant le démantèlement des empires anglais et français, Ronald Reagan en portant les derniers coups à la Russie soviétique : autant d’étapes d’une libération continuée et inachevée du monde, autant de preuves de la « Manifest Destiny » des Etats-Unis, fer de lance historique de l’égalité dans la liberté. La nouvelle bataille engagée maintenant contre la « théologie de la libération » islamique et son terrorisme s’inscrit dans la suite logique de cette épopée de la liberté.

L’Histoire a grandeur et sens

Peu suspect de bourgeoisisme, le Tocqueville des « Souvenirs » reconnaît en 1848 que les Adolphe Thiers, les Odilon Barrot, bourgeois avec toutes leurs limites, n’en sont pas moins, et sans contredit, le rempart de la civilisation contre une théologie socialiste de la libération fatale pour la liberté. L’hésitation n’était pas possible. Un choix aussi net s’est peu à peu imposé à l’intelligence américaine. On ne peut tergiverser entre une menace de mort qui arguë de la compassion et le droit à la légitime défense d’une société qui, avec tous ses défauts, n’en est pas moins l’exécutrice testamentaire moderne d’Athènes, de Rome, de Jérusalem et de l’Europe des Lumières. Le multiculturalisme a vécu. Le canon, naguère contesté, des « Great Books » qu’il faut étudier en entrant à l’université est sorti de l’épreuve élargi et conforté. On confond moins volontiers aujourd’hui tolérance et laxisme. Il n’est donc pas surprenant que le fonds chrétien traditionnel du patriotisme américain ait pu faire sa jonction avec cette philosophie néolibérale et se rallier avec elle à la « guerre juste » déclarée par George W. Bush.

De prussien Hegel est devenu américain. Si l’on étudie toujours Nietzsche dans les séminaires, c’est pour se maintenir l’esprit en alerte contre toute tentation d’optimisme naïf. Pour ses alliés européens, l’Amérique de Fortinbras est à prendre ou à laisser. Il y a toutes chances pour qu’ils se décident à la prendre. Encore trop heureux que les Etats-Unis continuent à se considérer comme les acteurs d’une histoire dont l’Europe, comme l’Hamlet de Shakespeare, comme le Stephen Dedalus de Joyce, aimerait à se soustraire. Mais Hamlet et Stephen n’ont rien de bon à attendre des « théologiens de la libération ». Ils ne peuvent se passer ni de la volonté politique ni de la puissance militaire américaines
« L’ennemi américain », de Philippe Roger (Le Seuil). « Après l’empire », d’Emmanuel Todd (Gallimard). « Les nouveaux maîtres du monde », de Jean Ziegler (Fayard).

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