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Le Moralisme Européen

dimanche 18 avril 2004

L’Europe se flatte d’être plus subtile et plus nuancée que son lourdaud cousin d’outre-Atlantique (supposé pratiquer, par tempérament et par intérêt, la politique de la canonnière). A l’ entendre, elle privilégierait la persuasion à la force, la négociation à la menace, la diplomatie à la coercition, le respect des procédures à l’action. Cette profession de foi est en tout point admirable. Vu que cette ligne de conduite est suivie par les gouvernements européens depuis plusieurs décennies, le monde devrait, à l’heure actuelle, ressembler à un petit paradis. Or, que constatons-nous ? On est bien loin du compte évidemment. Qu’avons nous fait ces quinze dernières années pour résoudre les problèmes au Proche-Orient (ou dans le monde en général ) ? Pratiquement rien. Combien de propositions constructives et de victoires diplomatiques pouvons nous mettre à notre actif ? Quasiment aucune. Lesquelles de nos belles proclamations ont-elles eu un impact quelconque sur le cours des choses ? Presque aucune. L’Europe se contente de dénoncer l’unilatéralisme des américains et de serrer des mains de dictateurs au nom des vertus du dialogue, de la coopération, etc. Les seuls succès significatifs en la matière (Oslo en 1993 et Camp David en 2000), éphémères mais réellement porteurs d’espoirs à l’époque, sont à porter au compte des américains.

Dans un chapitre célèbre d’un de ses ouvrages majeurs intitulé " Phénoménologie de l’Esprit ", Hegel présente le conflit prototypique entre deux positions : celle de la conscience opérante et celle de la conscience jugeante. Voici deux profils psychologique qui, au regard de la situation actuelle, nous semblent criants de vérité. Face aux évènements, la conscience peut opter entre deux attitudes morales : soit agir, assumer les conséquences et recalibrer son action sur base des résultats (c’est l’attitude de la conscience opérante, en l’occurrence le pragmatisme américain), soit hésiter et reculer devant la perspective de s’impliquer concrètement (on aura reconnu la " prudence " européenne). Voici le raisonnement de cette seconde conscience : puisque agir implique toujours le risque de se tromper et de se compromettre d’une manière ou d’une autre, pourquoi, dès lors, ne pas se réfugier dans la sphère du langage ? Elle succombe à la tentation de ne plus agir et de ne plus faire que parler. La " belle âme ", c’est ainsi que Hegel l’appelle, vit dans l’angoisse de souiller la splendeur des préceptes moraux qu’elle abrite en elle. Se gardant de toute action, elle se contentera de déplorer le triste cours des choses et se figera dans une posture exclusivement contemplative.

Ce refus de prendre part activement au destin du monde la transmue ainsi en "conscience jugeante". Sans relâche, dans la majesté de son élévation inactive, elle s’acharne à débusquer en chaque action les mobiles intéressés. Aucune action n’est innocente à ses yeux : sous les motifs apparents se cachent des ambitions, des passions, des intérêts. Rien n’est gratuit. Et du coup, rien n’est ni grand ni généreux ni désintéressé. Rien, nous dit Hegel, ne peut échapper à un tel jugement. Cette démarche a un nom : la mesquinerie. Voilà le combustible constitutif de cette conscience toute confite de certitudes : elle a besoin de disséquer l’action de la conscience agissante pour pouvoir se définir elle-même comme pure. Or qu’est-ce que cette " pureté " sinon le fruit de la mesquinerie de la conscience jugeante ? En réalité, cette conscience, qui prétend trôner au-dessus de la fébrilité des affaires humaines, est , nous dit Hegel, la conscience la plus basse et la plus vile. Elle salit les victoires de la conscience opérante et fait son miel des échecs et autres déboires de cette dernière. Non contente d’être mesquine, elle se fait hypocrite : elle ne reconnaît pas que le fait de se confiner dans l’inaction est déjà une sorte d’engagement tacite (le refus de choisir est-lui même un choix), une acceptation du statu quo, laquelle peut s’avérer lourde de conséquences.

On connaît la matrice de la position pacifiste européenne : "Pas de guerre pour le pétrole". Difficile de trouver un slogan plus inepte que ce dernier.

Premièrement, cette position est inconséquente : on apprécierait que ceux qui le brandissent revendent leur voiture et troquent leur chaudière contre un poêle à charbon. Mais non : sans trop se l’avouer, les européens veulent le beurre et l’argent du beurre. Le pétrole et la bonne conscience. La sécurité et les mains propres. A terme, cette politique de défense véritablement parasitaire mène directement vers ce qu’elle prétend éviter : une dépendance chaque jour plus grande de l’espace européen par rapport à l’hégémonie militaire américaine.

Deuxièmement, tout gouvernement a la charge de veiller aux intérêts de son pays. Les pays européens ont-ils jamais fait autre chose ? Il n’y a rien de déshonorant à cela. C’est évidemment critiquable quand des considérations de realpolitik prennent le pas sur les valeurs fondamentales de la démocratie et de l’Etat de droit. Ce n’est pas le cas ici. C’est, par contre, la situation de la France dont on vient d’apprendre que les raisons de son refus d’entrer en guerre étaient singulièrement moins nobles que celles invoqués : des accords pétroliers et autres crédits la lieraient à Bagdad (c’est l’histoire de l’arroseur arrosé).

Troisièmement - l’argument est ici plus profond - on confond souvent " intérêt " et " intéressement ". Quand on dit que les américains défendent des intérêts dans cette guerre, on comprend ces derniers comme purement mercantiles. Entendons-nous : les américains ont indéniablement des intérêts stratégiques et économiques (que nous partageons d’ailleurs avec eux en grande partie) mais il en est d’autres auxquels ne s’attache aucune connotation d’infamie : le démantèlement des réseaux terroristes, la sécurité au niveau mondial, le rétablissement de la démocratie, le respect de l’Etat de droit font partie de ces derniers. Discréditer d’emblée un acte parce des retombées matérielles positives échoiront à quelques uns, c’est aller un peu vite en besogne. Emmanuel Kant commettait la même erreur, lui qui estimait que, pour être morale, une action doit toujours être foncièrement désintéressée (notre sensibilité ne peut y goûter la moindre satisfaction, aussi minime soit-elle). Il allait même jusqu’à soutenir que, peut-être, n’y a t’il jamais eu la moindre action morale sur terre. En ce sens, avons nous dit, toute action est intéressée. Même celle de Mère Térésa ou de Sœur Emmanuelle : à suivre cette lecture mesquine, leur dévouement et leur altruisme seraient autant de tentatives déguisées pour gagner une certaine notoriété ou de se garantir un passeport de première classe pour monter au ciel.

Le philosophe Karl Popper appelle " infalsifiable " toute affirmation qui ne peut être démentie. Non pas parce qu’elle serait vraie mais parce qu’elle est formulée de telle manière qu’elle ne puisse jamais être réfutée (rien, dans la réalité, ne permet de la confirmer ou de l’infirmer). C’est le cas de la phrase suivante : " demain, il pleuvra ou il ne pleuvra pas ". L’énoncé " les américains agissent toujours en fonction de leur intérêt " est également une proposition infalsifiable (le mot " intérêt " signifiant tout et son contraire). Expliquons-nous. Un conflit éclate quelque part. Les américains interviennent ? Normal, ils sont impérialistes, unilatéralistes, veulent tout régenter et se prennent pour les " gendarmes du monde ". Ils n’interviennent pas ? Normal, ils sont alors isolationnistes, égoïstes, cyniques, indifférents. Interviennent-ils au Proche-Orient ? La cause est entendue : c’est évidemment exclusivement pour le pétrole. En ex-Yougoslavie ? Il veulent " élargir leur zone d’influence en Europe ". En Afghanistan ? C’est une place " stratégique ". Il n’y a pas de pétrole ? Oui, mais ils caressent le rêve de " faire passer un oléoduc ". En Somalie ? On ne sait pas trop mais il y a " sûrement " là des " intérêts vitaux ". La preuve ? " Les américains y sont intervenus ". Nous, européens, sommes au balcon et nous distribuons les mauvaises notes.

On aura remarqué le caractère irrationnel de cette position. Il n’est pas fortuit. Toute passion xénophobe, une fois qu’elle gagne un certain degré d’intensité, partage les traits que Sartre attribuait à la passion antisémite : elle devance les faits qui devraient la faire naître, elle va elle-même les chercher pour s’en alimenter et doit les interpréter à sa manière pour qu’ils deviennent vraiment offensants. Les faits qui la contredisent passent à la trappe ou sont réaménagés par des procédés quelquefois démentiels. La forme paroxystique de ce phénomène a été atteinte il y a plusieurs mois avec le best-seller de Thierry Meyssan : aucun avion n’est rentré dans dans le Pentagone. Il s’agit en réalité de quelques missiles envoyés fort à propos suite à un complot orchestré par le complexe militaro-industriel américain, etc. Le discours anti-américain - et, plus dramatiquement, sa réception dans le public européen - est arrivé à un tel point qu’il peut désormais se mouvoir de façon autonome par rapport au réel. Plus rien, même la matérialité la plus incontestable des faits, ne peut le démentir. C’est devenu, au sens authentique du mot, une idéologie.

De la même manière qu’il existe un déni de la mort dans notre société (un refus d’en parler et de l’assumer), il existe en Europe un déni de la guerre. Nous vivons heureusement depuis une soixantaine d’année dans une société totalement pacifique. Ceci nous rend incapable de comprendre la menace de guerre terroriste pesant sur nous. On aura beau jeu de proclamer que ces prétendues menaces ne reposent sur rien de concret. On ironisera sur la paranoïa sécuritaire. Preuve seulement que nous sommes devenus singulièrement amnésique : l’attentat du 11 septembre n’était pas véritablement une charmante espièglerie de collégiens.

Cette opération ne doit pas être conçue comme une guerre contre le peuple irakien mais comme une guerre de libération de cette population opprimée. La question est évidemment la suivante : quel sera l’impact de cette campagne sur l’opinion publique arabe ? C’est un risque à prendre. Qui connaît, qui peut jauger l’opinion publique d’une population qui n’a ni le droit de s’exprimer ni même de penser ? Qui nous dit que les irakiens ne désirent pas être délivrés du joug de ce dictateur qui a plongé son pays dans la ruine et la désolation en le soumettant à deux guerres aussi inutiles que meurtrières ? L’histoire nous a prouvé que, souvent, la majorité est l’otage d’une tout petite minorité régnant par la terreur et l’intimidation. Rien que cela justifierait une intervention militaire dans ce pays. Comme l’écrivait récemment JF Revel, " nul doute que si, un jour, l’Iran parvient à rétablir la démocratie et que si l’Irak se débarrasse de son potentat, ce n’est pas à l’Europe qu’elles le devront ".

On nous promettait une immense boucherie en Afghanistan. Les pulsions belliqueuses des américains allaient, disait-on, déstabiliser la planète pour des décennies. Qu’est-il advenu ? La fameuse théorie du château de cartes dont parle Etienne de la Boétie dans " De la servitude volontaire ". En l’espace de quelques jours, le gouvernement taliban est tombé et l’Afghanistan a désormais pris, vaille que vaille, le chemin de la démocratie.

La ligne directrice de la politique étrangère européenne actuelle tient en ceci : " Surtout, ne jetons pas de l’huile sur le feu ". Ce qui revient à dire : " surtout ne vexons pas les organisations terroristes car sinon, elles risquent de se fâcher contre nous ". Cette attitude absurde et puérile fait penser à ces peuples dont nous parle Hegel et dont " la liberté est morte de la peur de mourir ". Combien de fois n’a t’on pas vu revenir, dans le cadre de ce conflit ou dans d’autres, de diplomates européens arborant le sourire de Neville Chamberlain parce qu’un dictateur leur avait marmonné quelques vagues promesses ?

Il serait grand temps que, nous, Européens, nous occupions de faire notre examen de conscience.

On aurait pu penser que les leçons tirées du conflit yougoslave nous avaient fait mûrir. Ce scandale, qui a duré plus de dix ans et dont les victimes se chiffrent en dizaines de milliers, est assurément notre plus grand sujet de honte. La cause d’une telle ampleur et d’une telle durée tient en ces tergiversations interminables et ce refus de prendre position ou de se mobiliser manu militari contre les véritables agresseurs : les Serbes. " N’y touchons pas, c’est une poudrière " proclamait-on. L’inaction est parfois l’autre nom de la complicité. On connaît la suite : une interminable série de viols, de pillages, de carnages, de charniers et de camps d’épuration ethnique. Fidèle à sa tradition du dialogue et d’ouverture, l’Europe tentait de solutionner les choses en recevant Milosevic à Paris. Finalement, les Etats Unis, spécialistes des basses œuvres, ont pris l’initiative de procéder à des frappes aériennes (abondamment critiquées comme il se doit). Ceci explique peut-être pourquoi, récemment, certains pays de l’Europe de l’Est - qui savent ce que guerre et dictature signifient - ont pris fait et cause pour la position américaine.

Il y a fort à parier que la guerre aura lieu. Il y a fort à parier que notre siècle naissant sera encore le triste témoin d’attentats terroristes spectaculaires. Il est en tout cas sûr que la conscience jugeante s’empressera d’établir triomphalement entre les deux un lien de cause à effet.

La boutade que Carl Schmitt formulait à l’encontre des démocraties libérales s’applique assez bien à l’Europe actuellement : qui faut-il choisir entre le Christ ou Barrabas ? Il suffit, dira t’on, de voter une motion de renvoi, de mettre en place une commission d’étude et de décider à une date plus propice...

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