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L’ivresse du seul contre tous

dimanche 18 avril 2004

Cette rupture, toutefois, si elle devait être consommée, n’aurait pas les mêmes conséquences pour les deux partenaires. Il y a un an, Paris n’a pas seulement milité pour la paix, position en soi parfaitement défendable puisque nul n’a trouvé jusqu’à présent d’armes de destruction massive, Paris a surtout milité contre l’Amérique. La promesse faite par le président Chirac d’aller au veto quelles que soient les circonstances, le renvoi dans les cordes d’un Tony Blair tenté un instant de s’abstraire du conflit, la tournée des popotes en Afrique et ailleurs pour rameuter le plus de voix possible à l’ONU témoignaient d’un véritable activisme contre un pays ami. On aurait pu s’abstenir, on s’est engagé corps et âme pour poignarder notre allié dans le dos.

Il y a longtemps que les intellectuels de cour, souverainistes ou ex-gauchistes qui fournissent le Quai d’Orsay et l’Elysée en doctrines officielles, ont théorisé cette rupture également souhaitée à l’extrême droite. Il n’est en effet pas de mois, de semaine, où quelque spécialiste, ancien ministre ou journaliste, ne vitupère "l’hyperpuissance" et son supposé déclin imminent... Et l’on ne s’étonnera pas, dans ces conditions, que les plus hautes autorités de l’Etat nous parlent de l’Amérique à la fois comme les Guignols de l’info brocardant la World Company et comme les communistes Jacques Duclos ou Georges Marchais au temps de la guerre froide. Curieuse manière de se débarrasser des Etats-Unis que de les attaquer jour et nuit, que de leur rester inféodés par la détestation qu’on leur voue !

Pour notre malheur, dans notre "rébellion" contre l’Empire yankee, nous sommes bien seuls. Il est encore une majorité de pays en Europe pour qui la coupure radicale avec Washington ne va pas de soi (surtout quand on attend de la reprise outre-Atlantique un redémarrage de nos économies) et pour qui l’alliance avec Moscou reste problématique.

Même nos comparses du camp de la paix, l’Allemagne et la Russie, ne sont pas fiables et n’ont pas envie de rompre des lances avec Washington pour complaire au petit coq gaulois.

La France pense qu’elle est l’Europe alors qu’elle n’est que la France et qu’une majorité de nos voisins se méfient de nous, exaspérés par notre vanité, notre morgue. Ils ne sont pas dupes de notre fronde contre les Etats-Unis. Ils savent qu’elle est moins motivée par la divergence des points de vue que par la similarité des attitudes. La France déteste l’Amérique parce qu’elle lui ressemble trop et partage ses défauts : même arrogance, même prétention, même mélange de moralisme et de cynisme, mais sans les moyens de la puissance.

On châtie l’Espagne, coupable de nous avoir tourné le dos durant la guerre du Golfe, dans l’affaire du TGV Perpignan-Barcelone ; on fustige l’Angleterre ; on gourmande la Pologne ; on tire l’oreille de l’Italie, bref, on se conduit avec nos partenaires de l’Union européenne comme un maître d’école dépositaire du Bien suprême.

D’où cette politique du ressentiment, masquée sous un respect du droit et qui, à la défense des libertés et de la démocratie, substitue celle de l’identité érigée en valeur suprême.

On a interprété le "non" français à la guerre comme un mouvement de rébellion contre les diktats de la Maison Blanche. En fait, c’était une rébellion contre toute forme d’entrave, y compris communautaire. Tout se passe comme si, en s’affranchissant du lien transatlantique, la France, par une sorte de réaction en chaîne, se délestait aussi de ses obligations vis-à-vis de l’Europe. Elle contourne les réglementations de Bruxelles, piétine les traités qu’elle a signés et, comme le gouvernement de George Bush, exige des autres qu’ils obéissent à des lois qu’elle-même bafoue.

Là aussi, c’est une curieuse manière d’édifier ce contre-pouvoir européen qu’on veut opposer, à juste titre, à l’hégémonie américaine. C’est que la France actuelle, cette nation de rentiers qui se croient des héros, n’a pas d’autre ambition qu’elle-même (sauf à confisquer le projet européen à son profit). Isolée dans sa splendide (in)suffisance, obsédée par sa grandeur perdue, elle veut contradictoirement faire l’Histoire mais sans se salir les mains, jouir du double statut de spectateur désengagé et de donneur de leçons tous azimuts.

L’Amérique agit, mal peut-être, mais au moins elle fait quelque chose et obtient parfois des résultats quand la France gesticule, vitupère pour masquer son inertie profonde. Ce qui nous guette, si nous persistons dans cette voie, c’est une provincialisation accrue couplée à un lyrisme échevelé : baudruche et boursouflure.

Le pire tour que les Etats-Unis pourraient nous jouer serait non pas de nous punir, mais de nous ignorer. L’ivresse du seul contre tous est mauvaise conseillère, surtout quand elle s’accompagne, comme c’est le cas aujourd’hui, d’une grave crise interne.

Notre intérêt le plus cher nous commande de rester associés avec les nations qui nous sont proches et partagent avec nous un socle de valeurs et de mémoire communes. Il supposerait aussi d’adopter vis-à-vis de Washington une attitude plus subtile que celle dictée par la rivalité mimétique et la jalousie, même enveloppées dans la rhétorique du "multilatéralisme". Mieux vaut un partenariat conflictuel qu’un isolationnisme stérile. L’Amérique et l’Europe peuvent se passer de la France. L’inverse est-il vrai ?

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