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La vraie guerre à l’intelligence

dimanche 18 avril 2004

N’était-on pourtant pas en droit d’attendre, puisque l’intelligence est à ce point revendiquée, une réflexion plus profonde sur ce qui fait défaut dans les sphères dites "intellectuelles" ?

Par chance, un tel débat s’ouvre au moment même où l’ouvrage du sociologue Raymond Boudon, Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme, sort en librairie (éd. Odile Jacob). Ce livre vif et lumineux permet d’inverser totalement l’argumentation développée par Les Inrockuptibles. Si l’on suit Raymond Boudon, on comprend en effet qu’il existe bien, dans notre pays, une "guerre à l’intelligence", mais qu’elle est en réalité menée par ces fameux "intellectuels" contre le pluralisme et le libre débat.

Les "intellectuels" que nous décrit Raymond Boudon sont en effet épris d’une profonde hostilité à l’encontre de la pensée libérale. A la limite, peu importe que ce soit cette pensée plutôt qu’une autre qui fasse l’objet d’une stratégie de mise à l’écart. Ce qui marque l’esprit, c’est que le monde intellectuel français trouve sa caractéristique dans ce rejet fondamental d’un courant de pensée qui a pourtant sa place dans l’histoire comme dans les sociétés savantes de l’ensemble des autres pays.

Raymond Boudon dénonce ainsi l’"épanouissement du moralisme" qui, dans les sciences humaines plus qu’ailleurs, tend à se substituer à la confrontation sereine des opinions divergentes, à la recherche fondamentale et à la quête d’un savoir objectif. A l’heure actuelle, les "intellectuels" passent en effet plus de temps à coller arbitrairement des étiquettes dites "morales" sur les choix des uns et des autres et à entretenir les idées reçues sur les concepts libéraux plutôt qu’à rechercher des vérités scientifiques. Ce primat du moralisme est dangereux car il creuse le lit de l’intolérance intellectuelle et de l’absence d’esprit critique.

La récente polémique lancée contre le jury d’agrégation d’économie, qui se résume en une équation terrifiante selon laquelle "universitaire libéral égale incompétent égale partial", illustre parfaitement cette tyrannie intellectuelle typiquement française qui s’est installée dans un monde universitaire que l’on croyait pourtant préservé de ce type de vilenies partisanes.

Une telle défiance à l’encontre de la pensée libérale trouve notamment son explication dans le fait que les intellectuels français ne savent guère, ou feignent d’ignorer, qu’elle se caractérise "par son attention à la complexité des phénomènes économiques et sociaux, par son culte de la tolérance et par son insistance sur l’importance des analyses argumentées". Ils ne devraient pourtant pas nier que cette philosophie est respectable, qu’elle n’est pas une idéologie meurtrière, contrairement à celles qui ont ensanglanté le XXe siècle, et qu’elle s’est propagée dans le monde grâce au génie de grands penseurs français tels que Tocqueville, Turgot, Condillac, Say ou Bastiat.

Comment expliquer alors que le milieu intellectuel français puisse à ce point s’égarer dans des pratiques aussi méprisables que l’"ostracisation" ou le dénigrement de personnes ? La dignité d’un intellectuel n’est-elle pas, au contraire, de respecter, si ce ne sont les idées - même lorsqu’il ne les partage pas -, du moins les hommes qui les ont créées ou diffusées ? La réflexion ne perd-elle pas son âme lorsqu’elle s’égare dans des actions de déstabilisation ou de dénigrement au détriment du débat fondamental, argumenté et dépassionné ? La démocratie elle-même ne se dilue-t-elle pas dans la recherche à tout prix du monolithisme de la pensée ?

Nous assistons donc bien à une défaite contemporaine de la pensée. Mais il faut déplacer le projecteur allumé récemment par Les Inrockuptibles pour comprendre que le grand recul qu’il faudrait aujourd’hui dénoncer n’est pas celui que nous décrivent ces "artistocrates", pour reprendre le bon mot de Philippe Muray, mais bien plus celui du débat libre et serein qui devrait naturellement pouvoir s’instaurer entre la pensée constructiviste et la pensée libérale.

La vraie "guerre à l’intelligence" n’a donc rien à voir avec les réclamations strictement budgétaires des chercheurs et des artistes. Sur ce point, le gouvernement s’est en réalité laissé prendre, comme l’ensemble de ses prédécesseurs, au jeu dangereux de "qui veut gagner des subventions ?" Inéluctablement, il se retrouve aujourd’hui le dos au mur, incapable d’expliquer pourquoi il aide les buralistes et les restaurateurs plutôt que les chercheurs ou les intermittents. La gestion comptable, au jour le jour et au gré des revendications, provoque nécessairement ce type de déceptions et ne règle jamais le fond des problèmes.

Seule l’audace réformatrice consistant, en l’espèce, à faire table rase d’institutions aussi essoufflées que l’Inserm ou le CNRS et à développer, comme cela se fait dans d’autres pays - ceux-là mêmes où s’évadent nos élites -, de larges partenariats avec le secteur privé permettra de sortir les créateurs et les chercheurs de qualité de la paupérisation inhérente à toute organisation purement étatiste.

Mais, au-delà de ce débat, s’il fallait bien aujourd’hui rédiger une pétition contre la "guerre à l’intelligence", c’est avec l’ambition de restaurer le pluralisme intellectuel et le souci du respect des individus par-delà la confrontation des idées qu’il aurait fallu le faire. Le pluralisme est, en effet, au fondement même de la démocratie et il n’existe pas de meilleur anticorps contre la tyrannie.

C’eût alors été une belle preuve d’intelligence. Et une telle démarche aurait sans aucun doute pu être très largement suivie, non seulement par les libéraux, mais également par l’ensemble des personnes qui se reconnaissent dans les valeurs universelles de la philosophie des Lumières et dans la lutte acharnée pour la préservation du droit fondamental de penser autrement.

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