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Alcatel, impôts et EDF : trois victoires du marché

vendredi 16 novembre 2001

Les décisions fracassantes d’Alcatel, qui veut se transformer en "une entreprise sans usines", aussi bien que les dernières annonces fiscales de Laurent Fabius, qui veut attirer sur le sol français les cadres étrangers, et les aventures italiennes d’EDF - trois dossiers en apparence sans relation entre eux - apportent une seule et même confirmation : le volontarisme en politique est de peu d’effet tant le cours des événements est maintenant le jouet de la "main invisible des marchés".

A cette thèse, qui n’a bien sûr pas le mérite de la nouveauté, le premier ministre peut, certes, opposer sa loi dite de modernisation sociale. Et cette réfutation n’est pas légère. Car, si d’autres dirigeants de la gauche européenne piochent allègrement dans la boîte à outils intellectuelle des libéraux, Lionel Jospin, lui, tente indiscutablement de sauver les apparences et de rassurer son camp, lui faisant espérer que les politiques publiques ont encore leur influence.

Après les affaires Danone et Marks & Spencer, très révélatrices de ce nouveau capitalisme patrimonial dans lequel la France est en train d’entrer, le gouvernement et la majorité plurielle se sont donc déchirés des semaines durant pour savoir quel est le meilleur plan possible pour contenir la nouvelle vague des licenciements - et notamment ces "licenciements boursiers" dénoncés par la gauche radicale. Et M. Jospin peut faire valoir que tout ce psychodrame n’a pas été inutile puisque, finalement, un compromis a été trouvé - notamment avec les communistes - qui contribuera à ce que les politiques sociales des grandes entreprises, pour parodier une formule célèbre, ne se fassent pas à la corbeille.

Le gouvernement est-il bien avisé de chanter victoire ? C’est tout le paradoxe de l’affaire Alcatel. La gauche française s’est enflammée quand l’affaire Danone a éclaté - même si l’entreprise a derrière elle une tradition sociale ancienne. Mais de la décision d’Alcatel de se recentrer vers la recherche-développement et les services et de rétrocéder l’essentiel de ses grands centres de fabrication à des sous-traitants, asiatiques notamment, elle ne s’en est presque pas préoccupé.

Or, l’évolution d’Alcatel est à l’évidence autrement plus préoccupante que celle de Danone. On peut même dire les choses encore plus clairement : si le géant français des télécommunications mène son projet à bien, la gauche pourra se dire que sa loi dite "de modernisation sociale" ne vaut guère plus qu’un chiffon de papier. Car à quoi bon durcir les législations antilicenciements ? Se transmutant en une "entreprise sans usine", Alcatel a par avance trouvé la parade. Et - paradoxe - des groupes comme Danone, qui ferment certes des usines sur le sol français, mais qui en maintiennent de nombreuses autres en activité, seraient en quelque sorte pénalisés ! A moins que cette loi ne soit indirectement pour les groupes industriels une incitation à suivre l’exemple d’Alcatel, c’est-à-dire, à plier bagage. En tout cas, on en a là un premier indice éclatant : la mutation du capitalisme fragilise les politiques sociales.

Le gouvernement ne veut pas se rendre à cette évidence et fait mine de penser qu’il a les moyens d’inciter les grands groupes à ne pas prendre la poudre d’escampette. C’est précisément la deuxième démonstration que le ministre vient d’essayer d’administrer, en annonçant que le volet fiscal du projet de loi de finances pour 2002 fera une large place à des mesures visant à retenir les cadres étrangers et, au-delà, à améliorer l’"attractivité" de la France : meilleure diffusion des stock-options, abattement d’impôt sur le revenu ou prélèvement au prorata temporis, selon un système proche de celui en vigueur en Grande- Bretagne pour les expatriés, etc.

SECRET DE POLICHINELLE

Ces propositions répondent à une logique implacable. Puisque la mondialisation progresse, puisque, à grands coups de fusions et d’acquisitions, les groupes industriels et financiers sont engagés dans une course au gigantisme et perdent progressivement leur enracinement national pour se comparer en permanence avec leurs concurrents internationaux, la France serait inconsciente de ne pas prendre la mesure du phénomène et de maintenir pour les cadres de très haut niveau une fiscalité qui leur apparaîtra de plus en plus discriminante. Faute de quoi, ce ne sont pas seulement des usines qui vont partir vers des pays à coût du travail allégé, ce sont aussi des sièges sociaux qui vont se délocaliser pour chercher refuge dans les pays à fiscalité minorée.

Voici un an, au plus fort de la polémique autour de l’"affaire Laetitia Casta", la France avait critiqué le système fiscal britannique du prorata temporis en faveur des cadres étrangers, estimant qu’il relevait du dumping. Au demeurant, le Conseil constitutionnel accepterait-il une telle entorse au principe de l’égalité des citoyens devant l’impôt ? Si la menace de la délocalisation est à prendre au sérieux, la puissance publique ne sera-t-elle pas plutôt obligée, tôt ou tard, d’abaisser de nouveau le taux marginal de l’impôt sur le revenu et donc de casser encore un peu plus cet impôt citoyen par excellence ? En tout cas, on a là un deuxième indice : la mutation du capitalisme fragilise aussi les politiques fiscales.

On devine, par avance, la réponse des socialistes. Il existe une ultime preuve de la spécificité de la politique économique de gauche, incontestable : face aux avancées du marché, la gauche défend les services publics. Belle affirmation, sans cesse répétée par le gouvernement, mais qui, à la vérité, emporte de moins en moins la conviction, comme le confirme notre troisième indice, celui d’EDF. Après la privatisation partielle de France Télécom - pourtant exclue initialement par Lionel Jospin -, celle en gestation de GDF, pour l’après-présidentielle, quels enseignements faut-il tirer des aventures italiennes de l’électricien français ? C’est évidemment un secret de Polichinelle : si l’entreprise publique française peut participer aussi allègrement au grand bal des OPA, des fusions et des acquisitions, c’est qu’elle a la conviction que, sitôt l’élection présidentielle passée, son statut évoluera. Tout est d’ailleurs parfaitement préparé avec le ministère des finances puisqu’une banque-conseil, en l’occurrence Goldman Sachs, a déjà été choisie pour préparer l’ouverture du capital de l’entreprise publique.

Dans cette phase d’accélération de la mondialisation et de transformation du capitalisme, quelle est la spécificité de la politique économique de la gauche ? N’en déplaise à ses prosélytes, elle est faible. Sûrement pas nulle, non, car de nombreux grands patrons ont le courage de conduire des politiques industrielles plus courageuses que celle d’Alcatel ; et l’Europe, si la volonté politique existait, pourrait autoriser des politiques économiques plus audacieuses. Mais, oui, faible. De plus en plus faible...

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