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L’autorégulation spontanée de l’Internet et le constructivisme jacobin

mardi 18 avril 2006

Qu’est-ce qu’Internet ? (1) Une conversation gratuite et illimitée au téléphone…

Internet est indéfinissable et tous nos gouvernants s’évertuent pourtant à le définir, à spécifier son régime juridique et à domestiquer son cours capricieux. Comme l’écrit Pascal en pensant à Dieu, c’est une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part. En termes moins géométriques, c’est un réseau électronique ouvert dont l’architecture est décentralisée afin d’interconnecter entre eux le maximum de réseaux hétérogènes. Il n’y a plus guère que les composants électroniques internes à votre ordinateur qui ne dialoguent pas entre eux selon le protocole d’Internet. Bientôt, tous les téléphones communiqueront ainsi entre eux, de même que deux ordinateurs reliés à un réseau local le font déjà, de même que plusieurs réseaux locaux entre eux, ad infinitum, jusqu’aux artères géantes qui écoulent le trafic à travers les continents et sous les océans. Nouer une nouvelle maille sur Internet prend l’affaire d’un instant : chaque connexion aussi brève soit-elle rajoute un nœud au Réseau de réseaux. Les couches qui composent le flux d’information échangent entre elles les éléments logiques et physiques qui vont transporter le message d’un nœud à l’autre et fluidifier la relation entre deux terminaux, virtuels ou physiques.

Tout ceci est absolument libre de droit puisque les spécifications techniques ou logicielles qui fondent l’Internet ne sont pas brevetables : les créateurs du Web, MM. Tim Berners-Lee et Robert Cailliau, ainsi que l’organisation de recherche internationale qui a financé leurs travaux l’ont voulu ainsi afin de diffuser le plus largement possible leur invention sans contrainte d’aucune sorte. C’est l’absence de droits de licence qui a permis un tel transfert de l’Internet sous sa forme hypertextuelle. Le premier serveur Internet tel que nous le connaissons (http) a vu le jour le 25 décembre 1990, dit-on, lorsque les consoles de ses deux créateurs se sont connectées à un prototype de serveur Web opérationnel au sein du CERN de Genève. Treize ans plus tard, des millions d’utilisateurs utilisent désormais la téléphonie sur Internet (ou sur IP) pour leurs conversations vocales au coût marginal nul, puisqu’elles sont affranchies des coûts d’appel que les opérateurs, généralement monopoles historiques, prélèvent encore selon un usage féodal et un anachronisme inavouable. Internet aura bientôt rendu obsolète les systèmes de facturation fondés sur le volume d’appel tant sur les réseaux de téléphonie fixe que sur les réseaux mobiles (1) : quel consommateur ira s’en plaindre ?

Comment faire taire la voix ? En allumant la télévision sur Internet

Les Directions juridiques de certains opérateurs historiques, en revanche, n’envisagent pas l’évolution des usages avec autant d’aménité : si la législation appliquée à Internet en tant que frein réglementaire est leur premier expédient pour retarder la téléphonie, d’autres stratagèmes technico-commerciaux sont également à leur disposition. La télévision sur ADSL peut être un de ceux-là lorsque l’offre de services « innovants » dissimule en réalité une préemption sur la location de la ligne à d’autres prestataires concurrents, notamment ceux qui fournissent de la téléphonie vocale sur Internet, seule innovation majeure de l’usage.

Prenons un exemple inspiré de la réalité : l’opérateur historique GalliCOM, exploitant monopolistique du réseau de téléphonie que l’Etat lui a cédé lors de la privatisation de son capital, possède une filiale leader sur le marché de l’accès à Internet via l’ADSL (sur la prise téléphonique reliée à l’ordinateur), la société Pronto, célèbre pour ses campagnes marketing à destination du grand public. Pronto loue l’infrastructure du réseau téléphonique de GalliCOM, à l’instar d’autres concurrents, afin de fournir ses clients en accès à haut débit. Le groupe GalliCOM tire 70% de ses revenus des appels téléphoniques passés sur son réseau fixe installé dans chaque entreprise ou dans chaque foyer. Pour ce faire, elle négocie notamment des accords d’interconnexion encore plus confidentiels que les protocoles secrets annexés au Pacte Germano-soviétique, avec ses homologues présents dans d’autres pays ou exploitant des réseaux mobiles sur son territoire : le trafic des communications internationales contribue en effet à 20% de ses revenus alors qu’il ne lui coûte que quelques nuitées d’hôtel de luxe à ses négociateurs en déplacement et la participation à quelques foires internationales qui se tiennent annuellement. Les conventions internationales qui régissent la normalisation des services vocaux entre opérateurs sont amorties depuis des décennies et ne font l’objet que de quelques avenants réglementaires au coût négligeable.

GalliCOM est également présent sur le marché de l’accès à Internet à haut débit par l’ADSL. La part de marché de sa filiale Pronto dépasse 50% sur ce marché en pleine expansion. Son principal concurrent, un poids-plume nommé LiberTEL qui ne détient que 15% du marché, vient de lancer une offre groupée comprenant un service de téléphonie intégré à l’accès à haut débit sous la forme d’un boîtier-modem disposant d’une prise de téléphone (les conversations s’engouffrent alors dans le flux Internet jusqu’au correspondant, lui-même sur Internet ou pas). L’offre de LiberTEL comprend également un bouquet de chaînes de télévision qui est transporté sous forme compressée par le flux Internet séparément de la téléphonie et du transfert de données (l’accès Internet proprement dit). Les tarifs téléphoniques de LiberTEL sont particulièrement agressifs, notamment sur le national qu’il facture au coût local ou sur l’international où ses rabais permettent d’économiser de 50% à 90% par rapport aux forfaits les plus intéressants de GalliCOM.

L’opérateur historique ne souhaite naturellement pas que sa filiale « cannibalise » ses services les plus rémunérateurs en fournissant également de la téléphonie sur Internet à des tarifs avantageux : le patron de GalliCOM, nommé en Conseil des Ministres, est responsable des quelques 100 000 fonctionnaires staturairement inamovibles, héritage incessible de l’Etat. Il s’allie donc avec le bouquet de chaînes thématique JerryCan du groupe audiovisuel Maison-DeMasson afin de susciter une offre de télévision par ADSL commercialisable dans tous les nombreux points de vente de GalliCOM présents sur le territoire : une vaste campagne de communication vante un peu partout les mérites de l’offre « Ma télé sur Internet » issue de l’alliance GalliCOM/Maison-DeMasson. La publicité ne précise évidemment pas au consommateur intéressé que la souscription à l’offre « Ma télé sur Internet » lui permettra de ne s’abonner – facultativement – à l’Internet à haut débit qu’avec l’unique fournisseur Pronto, leader sur le marché de l’accès par ADSL, et non pasavec un fournisseur concurrent comme, par exemple LiberTEL, Golf-Internet ou XenoCOM. 

Ces concurrents présentent tous le fâcheux inconvénient de prétendre à terme concurrencer tant le fournisseur Pronto que sa société-mère, l’opérateur GalliCOM : en s’alliant avec un fournisseur de contenu média, ce dernier préempte à son profit le marché de la location de son infrastructure à des tiers en les excluant – techniquement et réglementairement – de la concurrence sur ses segments rémunérateurs, la téléphonie vocale, locale ou internationale.

En résumé, si vous souhaitez un jour téléphoner gratuitement sur Internet, ne vous fournissez surtout pas chez le percepteur des taxes téléphoniques !

PS. : Tandis que j’écrivais ces lignes, GalliCOM a réussi à spolier les quelques petits porteurs qui restaient détenteurs d’actions Pronto encore sur le marché afin de racheter tout le capital et de réintégrer sa filiale dans la maison-mère. Le principe bien connu de « double cotation » (l’action que l’on rachète via une offre publique est sous-cotée par rapport au cours de la même action inscrit dans les comptes de la holding qui lance l’offre publique : l’action vaut moins cher si elle est propriété de la société-mère émettrice, et par ailleurs surendettée, que sur le marché) permet toutes les audaces ! Ceci n’est naturellement pas étranger au projet de Gallicom de lancer à son tour des offres « concurrentes » de téléphonie sur Internet via sa filiale, désormais à 100% Pronto. Notons en passant que l’autorité régulatrice des marchés financiers a avalisé l’offre publique de rachat sous double cotation, ainsi qu’une cours de justice saisie pour l’occasion par les petits porteurs s’estimant, à bon droit, lésés par cette spoliation. Il est vrai que le Droit public et le sacro-saint « Intérêt général », que nul n’a encore vu, renommeraient volontiers ce genre d’opération quasi frauduleuse en expropriation pour cause d’utilité publique.

Toute ressemblance avec des événements réels ne serait pas fortuite. ;-)

Qu’est-ce qu’Internet ? (2) Une normalisation technique en voie d’hégémonie

Le droit de l’Internet est souvent insaisissable dans les démocraties libérales. En revanche, les régimes tyranniques réglementent systématiquement pour en contrôler l’accès et censurer son contenu. Une certaine conception juridique, fort commune en France, souhaiterait promouvoir un « Droit de l’Internet » afin d’unifier le Droit de la propriété intellectuelle ou artistique, le Droit pénal, le Droit des consommateurs et le Droit des télécommunications dans un cadre homogène et cohérent. Sans préjuger des mérites d’un tel effort dans la clarification de la jurisprudence qui pourra utilement s’ensuivre, une rationalisation juridique de l’Internet sera vaine et illusoire tant que la nature politique du régime lui-même n’en sera pas affectée. Aussi paradoxal et provocateur que cela puisse paraître, Internet ne peut être un sujet de droit interne dans une démocratie où la liberté de communication lato sensu est constitutionnelle. Ce n’est pas même le Droit des télécommunications qui permet l’usage d’Internet, c’est la faculté de communiquer librement garantie aux citoyens de certains Etats par leur constitution, écrite ou coutumière.

Rien n’interdit d’imaginer une réglementation inexistante en matière de télécommunications au sein d’une démocratie libérale, conjointement à une multitude de réseaux interconnectés entre eux à l’Internet, car ce dernier n’est au fond que l’adoption de normes techniques de communication compatibles les unes avec les autres. La normalisation technique forme le seul et unique préalable à l’Internet, et celle-ci n’est fixée par aucun Etat ni inscrite dans aucun Droit interne.

Naturellement, la possibilité de normes concurrentes incompatibles avec les standards de l’Internet reste possible dans ce même cadre : deux individus échangeant selon un code commun au moyen, par exemple, de sémaphores visuels, représentent une alternative minimale à l’Internet. Toutefois, sur le marché mondial des normes de communication, Internet occupe aujourd’hui une position quasi-hégémonique qu’il dispute au seul réseau téléphonique. En termes d’usage, le cadran du téléphone à fréquence vocale ou du mobile GSM reste l’unique concurrent sérieux des applications informatiques avec lesquelles les utilisateurs conversent sur Internet (courrier électronique, messagerie instantanée, interfaces de téléphonie sur Internet etc.), avant que les téléphones eux-même ne deviennent des terminaux Internet, ce qui adviendra sous peu (Cf. supra). L’opérateur de télécommunications à grande distance ATT ne vient-il pas de lancer sur le marché américain CallVantage, premier service grand public de téléphonie sur Internet compatible avec le réseau fixe commercialisé par un opérateur historique ?

On ignore souvent que le seul socle positif d’Internet est et restera pendant un certain temps le Droit international des télécommunications, à l’exception de la Réglementation interne aux organes de gouvernance du Réseau des réseaux, auto-réglementé. Des adaptations des Droits internes pourront s’appliquer au contenu ou à l’accès d’Internet à l’occasion, mais non pas régir le fonctionnement du Réseau qui, en dernière instance, ne repose que sur des normes techniques non brevetables et par là-même échappant à toute mainmise juridique possible.

Les concurrents encore en lice d’Internet : le téléphone, la poste et les mini-messages

L’analogie souvent présentée entre Internet et le livre imprimé est imparfaite du fait de son anachronisme, toutefois elle possède le mérite de réfléchir à la place occupée par des normes concurrentes à l’invention de Gutemberg, moins réduite qu’il n’y paraît de prime abord : parchemins, graffitis, inscriptions gravées sur les monuments etc. Quelle norme concurrente sera en mesure de coexister avec l’Internet dans les années à venir sinon de manière restreinte le téléphone standard sur paire de cuivre et ses services propres (voix, serveurs à commandes vocales, télécopie), le télex ou d’autres réseaux fermés comme les réseaux de télécommunication militaires ?

D’autre part, le réseau postal n’est-il pas lui-même anachronique lorsqu’un simple courrier soumis à une taxation unitaire arrive (dans trois-quart des cas) le lendemain de son dépôt, à comparer aux quelques minutes en moyenne que prennent l’envoi d’un message électronique, exempté de taxe et marginalement gratuit ? Néanmoins, la substitution du réseau postal par l’Internet nécessite une analyse particulière – mais fort intéressante à l’heure de l’ouverture au marché des services postaux et du changement de statut du monopole postal, bientôt régulé par la même instance chargée des télécommunications – que nous ne développerons pas ici. Il faut noter au passage que les mini-messages (SMS) qui aujourd’hui empruntent une norme (déposée) incompatible avec Internet sont voués à disparaître lorsque les réseaux de téléphonie mobile fourniront de l’accès à Internet au lieu de communications taxables au volume (minutes, forfaits horaires) ou à l’unité (SMS, mini-messages évolués). Ce qui vaut pour les monopoles de la téléphonie fixe voire de la poste vaut aussi pour les oligopoles de la téléphonie mobile, à savoir leur intérêt à court terme à ralentir l’expansion d’Internet

Il est vraisemblable que le réseau téléphonique tel que nous le connaissons soit, dans un proche avenir, réservé aux lignes inter-gouvernementales (« téléphone rouge ») où la discrétion est nécessaire et dont le support et le signal restera contrôlé de bout en bout indépendamment d’Internet. Un Etat centralisé a tout intérêt à conserver un réseau de télécommunications sur lequel il peut exercer le privilège « régalien » de l’écoute et de la détection des messages « contraires à la sûreté de l’Etat » et par conséquent garantir à son profit la sécurité des communications sur celui-ci. En revanche, les moyens d’interception des communications sur Internet – au sens large – s’apparentent plus à la course en haute mer avec des équipages de corsaires affrétés pour l’occasion…

Récapitulons brièvement les caractéristiques de l’Internet évoquées ci-dessus :

1) il s’agit d’une norme technique auto-régulée, inaliénable et imprescriptible

2) simple extension technique de la liberté de communication, il échappe à toute régulation externe dès lors que cette liberté est constitutionnelle

3) son régime légal bénéficie d’une immunité de juridiction au regard du Droit interne des Démocraties libérales

4) étant indépendant des réseaux physiques (filaires ou hertziens), son usage n’est pas taxable en volume et s’impose en concurrent des monopoles publics de télécommunication fondés sur l’accise postale ou la taxation téléphonique à l’unité ou au volume horaire.

Il reste à examiner un autre caractère qui renforce encore, si besoin était, son étrangeté du point de vue du constructivisme jacobin :

5) Internet ne résulte pas d’une création délibérée et son existence est entièrement suspendue aux décisions de ses utilisateurs, inconnus les uns des autres

Un réseau livré au bon vouloir de ses utilisateurs

Sans entrer dans les détails, il est bon de rappeler que l’Internet est issu de la stratification de normes techniques créées indépendamment les unes des autres entre 1969 et 1990 environ et ne résulte d’aucune planification administrative ou technique. Déployé d’abord pour la Ministère de la Défense américain, puis pour la communauté des chercheurs sous contrat public et enfin ouvert à tous les centres de recherches universitaires au début des années 1990, l’Internet a pris la forme d’un transfert de technologie massif au profit de la Grande Société, ouverte et libérale mais amorcée par les fonds publics. Curieusement, peu de nos compatriotes se doutent qu’un centre de recherche français (l’INRIA) conjointement avec le MIT et un laboratoire japonais furent longtemps les seuls accrédités à proposer des évolutions technologiques pour l’Internet. Ces trois organismes ont vocation à proposer des perfectionnements et des évolutions techniques à l’Internet, le plus souvent obscures pour le profane mais dans la plus grande transparence pour tous les curieux qui désirent s’y pencher.

Son fonctionnement ne résulte que du consentement libre entre ses utilisateurs qui coordonnent ses nœuds d’interconnexion : en quelque sorte, l’existence même du réseau et partant ses conditions d’extinction ne résulte que du bon-vouloir de ses utilisateurs, et de lui seul. Autrement dit, l’Internet n’est qu’une interrelation spontanée entre des personnes humaines par interface interposée, comme le téléphone.

La loi de l’Internet prépondère devant toute législation de l’Etat

La tradition française de contrôle et de centralisation bureaucratique visant l’exercice des libertés publiques se mesure à un adversaire redoutable, la liberté des libertés héritée de la conception anglo-saxonne et son véhicule moderne sous la forme du réseau des réseaux. Encore faut-il espérer que l’impuissance de l’Etat jacobin devant l’Internet puisse également doter la France d’un contre-pouvoir civil et influencer les mentalités dans un sens hayékien : que le réseau ne soit pas déclaré d’utilité publique hormis par ses utilisateurs qui l’ont promu devant tout autre norme de communication. Il semble ainsi préférable que chacun puisse fêter Internet à sa manière et selon ses goûts particuliers, et que nul législateur n’en fixe la date et la célébration dans le calendrier pour l’intérêt général.

RM

(1) Même les oligopoles qui s’entendent de longue date pour mettre leur marché en coupe réglée ne résisteront pas longtemps à l’augmentation de débit qui généralisera la téléphonie sur Internet entre deux téléphones mobiles de 3ème ou de 4ème génération.

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