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Bronislaw Geremek et le sens de l’Europe

dimanche 18 avril 2004

Au début des années 1980 - c’était hier -, l’idée qu’on pourrait voir un jour un Parlement, libre et démocratique, réunissant les élus des 25 pays de l’Europe réunifiée, cette idée, à supposer que quelqu’un ait eu l’audace de la concevoir, aurait paru un rêve pour desperados en mal de combats perdus d’avance. Le totalitarisme soviétique tenait sous sa coupe l’Europe centrale et orientale, ses Etats et ses peuples, et nul parmi les experts, les savants et les sages n’aurait imaginé que son empire pouvait céder. Il fallut des dissidents absolus, en Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Pologne, il fallut des historiens, des philosophes et des électriciens, des ouvriers et des savants, n’ayant rien en commun sauf de ne pas accepter l’inacceptable, pour se lancer à mains nues, sans violence, à l’assaut de l’Empire.

Au premier rang de ceux-là, il y eut Geremek et ses frères : une fraternité mystérieuse qui réunit pour le combat de tous les dangers un Polonais professeur d’histoire médiévale, un électricien des chantiers de Gdansk, un pape qui n’avait pas peur, des journalistes et ailleurs des philosophes, un dramaturge emprisonné, des comploteurs méthodiques, des syndicalistes, des juifs, des chrétiens, des libres-penseurs, et des femmes qui ne cédaient pas.

C’était la troupe des dissidents, une sorte d’armée disparate qui s’était mis en tête, simplement, de Berlin à Budapest, de Prague à Varsovie, comme jadis les Hébreux sous les murs de Jéricho, de sonner inlassablement contre l’empire totalitaire la trompette de la liberté.

En Occident, il y eut beaucoup de réalistes pour hausser les épaules. Beaucoup de bonnes âmes pour être saisies de commisération, et pour distribuer la consolation verbale. Une fois, deux fois, six fois, 1953, 1956, 1968, les refuzniks furent écrasés sous les tanks, ou jetés dans l’oubli des prisons qui se ferment. Pourtant, comme l’avait prédit Hugo, "à la septième fois, les murailles tombèrent".

Sans ces dissidents, il n’y aurait pas eu l’Europe libre et unifiée. J’entends bien que la libération, celle-là comme la précédente, ne s’est pas faite sans le concours de forces extérieures. La pression de la guerre froide, la prospérité de l’Ouest, la guerre des étoiles, l’installation des Pershing. Tout cela a pesé. Mais, comme en 1944 et 1945, la libération n’aurait pas eu lieu, et elle n’aurait pas eu le même sens, sans les résistants de l’intérieur. Ce sont les résistants de l’intérieur qui font la libération. Sinon, on le voit bien en Irak, ce n’est que l’état de fait issu d’une guerre étrangère.

Et que l’un parmi ces dissidents qui ont fait l’Europe libérée soit en situation personnelle et politique de présider le premier Parlement de l’Europe libre, alors, d’un coup, c’est l’histoire qui se déploie et qui prend son sens. C’est le chantier qui se couronne. Et c’est un magnifique message à l’endroit des dix nations ressuscitées qui ont eu parfois le sentiment, dans les moments qui précédèrent l’adhésion, que certains les considéraient comme "en trop", comme troublant un jeu aux règles fixées d’avance.

Tout cela est d’une telle force qu’à la vérité, c’est à l’unanimité que le premier Parlement de l’Europe libre aurait dû élire Geremek. Pourtant, on hésite à le dire, les appareils partisans, la droite européenne du PPE et les socialistes européens du PSE, ont décidé de changer ce jour historique en un jour de médiocre politique.

Dans tous les pays européens, la droite et les socialistes se sont présentés devant les électeurs en ennemis irréductibles. Partout, ils ont expliqué que, désormais, il faudrait en Europe être d’un côté ou de l’autre. Et tous ceux qui contestaient cette affirmation d’une Europe partisane étaient voués aux gémonies.

Et voilà que la première décision que les socialistes européens et la droite européenne ont prise dans l’ombre des couloirs de Bruxelles, c’est de s’entendre pour verrouiller le Parlement et pour se partager la présidence moitié-moitié ! Les socialistes, particulièrement les socialistes français, ont accepté sous la table l’accord avec la droite honnie, pourvu que le candidat socialiste soit élu pour la première partie du mandat ! Et la droite, particulièrement la droite française, s’apprête à voter socialiste, contre Geremek, pourvu qu’elle en soit récompensée en obtenant la deuxième partie du mandat ! Et après cette dérision, ils viendront nous parler de démocratie, avec des trémolos...

Il faut se débarrasser de ces relents d’arrière-boutique. Bien sûr, tous les spécialistes nous annoncent que, la loi du nombre étant ce qu’elle est, cet accord contre nature entre socialistes et conservateurs est assuré d’avance d’une majorité absolue. Mais le mur de Berlin aussi avait pour lui la loi du nombre.

Il y a désormais 732 députés au Parlement de l’Europe libre. C’est-à-dire, si les mots ont un sens, 732 consciences, 732 libertés de vote. Entre Geremek, dont le nom nous venait dans les années noires comme un appel, comme un chant de résistance, Geremek, qui parle toutes les langues de l’Europe avec l’accent des hommes d’Etat et des libérateurs, et le candidat de l’appareil socialisto-conservateur, les députés européens ont l’occasion de montrer ce qui est le plus important pour eux et pour l’Europe, la discipline opaque des partis ou la liberté de penser, les appareils ou l’histoire. Ce vote, cette surprise, ce ressaisissement des consciences dans un vote secret, ce vote au-delà des frontières partisanes, donnera à l’Europe son sens.

PS : J’oubliais. Parmi ceux qui ont annoncé explicitement qu’ils feraient tout pour barrer la route à Geremek, il y a les communistes.

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